« Crafouilli ville d’eaux. » (Extrait.)

rivr couv RrLes galantes forçaient l’admirable. Elles arrivaient en ombrelle printemps venu, le pied gainé de chausses fines, comme si dansaient les hirondelles. On fleurissait les boulevards dans l’air limpide immaculé, on ne crachait pas par terre et les façades étaient blanches. Des bassins offraient des perspectives, autour de vastes bassins à l’horizon d’allées riantes que le soleil au bois rime avec les oranges. Des bacs à citronniers cliquaient dans les feuillages, jetant leur ombre fraîche autour des pavillons. Il n’y avait pas d’assassins, mais de vastes bassins offrant des perspectives tout autour des bassins. Sous les tonnelles, des fontaines ardéco laquées d’un très beau vert amande faisaient une musique. Il y avait des bassins, ouverts aux perspectives, le gravier des allées tintait sous les passants. Ici ou là sous une rotonde, des hommes d’orchestre artistement costumés à l’ancienne soufflaient sous leurs moustaches dans l’anche à flonflons de leurs cuivres, vers les six heures du soir, quand les galantes et les galants buvaient des menthes avec une paille. Les chapeaux à voilette voletaient autour des chaises en hauts de forme et fracs, les chaises étant en fer forgé à volutes laqué blanc, les pieds crissant dans le gravier. C’était rires feutrés, guêpières, violettes et les galants fumaient leur premier petit essoufflant du jour auprès des galantes à corsage. Mais plus loin murmuraient des bassins s’offrant aux perspectives. Près d’une source quelque duègne tançait une filleule.
Non que les crafouillis, nous l’avons entendu, raffolassent du touriste. L’idée des sources, je crois, s’attribue encore à Milord, le premier castrin du Conseil, tourné socle entre-temps. Mais elle fut à peu près accueillie, sur les bords du Lastroux, et la faridondon et la faridondou. Le descriptif ci-joint donne l’aperçu du but qu’on s’est fixé. Toutes les forces vives et les commerçants du pays furent mobilisés. D’énormes entreprises creusèrent les bassins au bout des perspectives, les sources furent désenclavées, récurées et labellisées. C’était chantier pharaonique, sur l’étendue duquel nous ne reviendrons pas. À l’occasion, furent exhumés d’importants reliquats de Squarlem, le gros des travaux ayant lieu sans savoir auprès du marigot d’antique agitation. On fit ainsi Musée non mis à l’appel d’offre, où se conservent entre autres une chambre à air en coton filé et la gamelle à pâtée de Josip ou son chien.
En trois ans le décor planta. On y mit tout son courage et sa joie. Des colonnes en stuc furent exhaussées le long des perspectives, on choisit des muguets de première bourre, des parterres fleuraient l’aise, que l’on avait voulus d’un goût exquis, des Pietà copiées gésinant leur italien credo dans l’anse des chemins piétonniers. Des buvettes à guinguettes sillonnaient de part en part cette immense esplanade où étaient les bassins, lesquels perspectivaient sous la houlette de Milord qui nous en fit crise. On dressa Casino. On aménagea des avenues, les rues furent pavées, les enseignes rafraîchies et plusieurs malodorants furent expropriés, les élevages de truies étant interdits. On embaucha des jardiniers à la pelle, tenus d’ébarbiller les rangées qu’elles fissent propre, d’embulber les plates-bandes, et d’étaler le gravier que défaisaient les pas. On embaucha itou quelques chaisières dont Mona, affublée en jabot à dentelles qui armoriait plaisamment la gélatine de ses bajoues dessus cisaillées par la portière. Quand tout fut là, touche ultime, on installa pancartes et panneaux clamant à qui l’ourdait qu’on s’abstint d’uriner et de cracher par terre.
Les eaux furent dites vertueuses et curatives. Il ne s’agissait d’en boire trop, mais uniquement sur indication. Elles soignaient toutes sortes de maux, opérant particulièrement l’algolagnie du verrat et la cystite génitale de la donzelle. Comme elles s’établirent réputées le succès fut immédiat.
Les premiers curistes sur les bords du Lastroux, et la faridondaine et la faridondou, s’éprirent surtout du Casino qui était très beau, et gouttèrent peu l’eau, au demeurant saumâtre – y substituant la Goutte et le Chapuis, deux raideurs viticoles de terroir qu’on ne trouve plus, excommuniées avec l’absinthe et le sirop de Bacchus mais, à ces heures vivandières, Goutte et Chapuis n’en finissaient d’arraisonner les papilles doucereuses. On les servait aux tables du Casino, la vertu desdits tenant d’aider le soulagement du larfeuille, qui se défend moins, somme toute, aux breuvages qu’au tapis.
Les curistes étaient racolés comme se doit, par filière de médecins marrons dont on gracieusetait les épouses en périodes plus creuses. Ils s’apportaient au train tout fumeux de Limoges, sabrant les épingles ordinaires avec l’éponge. L’éponge était livrée contre réservation et les épingles étaient de deux sortes, ordinaires et extraordinaires. L’éponge ne sabrait pas les extraordinaires, mais on en voyait peu. Les curistes débarquaient donc tout en joie d’avoir coupé si court. Les touristes euphoriques une fois garé l’hôtel, étaient mis en pâte par un bataillon d’infirmières onctueuses qui les triaient, les algolagnes du verrat récupérant le plus souvent les asthmatiques et les passe-lacets, qu’on prescrivait ensemble. La cystite génitale de la donzelle ne se voyant jamais, les morues et les minces s’enfilaient avec les aveugles, qui ne craignaient pas de détecter. La chaude-pisse était traitée dans le Morbihan.
Les bains étaient pris nus dans des thermes à couloirs et résonance feutrée. Bien au fond les vestiaires, de peur de prendre froid, permettaient de fumer ou d’étreindre, étant pourvus de cendriers et de chariots à desserts. Il était coutume qu’ici les aveugles se fissent larder le friand à coups de nuque, mettant en bouche les donzelles pour la suite. Car le ton général répartissait les murs. On pratiquait l’intégration sans outrance mais très assurément, l’air saturé par plusieurs millénaires de rince-godets tendant d’emmicher souverainement la partition du touriste qui frôle. Jà qu’on sait trop ce qui s’y passe, le thermalisme crafouillis sablait des relents de lappe-quenelles et de Maryvonne chaude à poils à de moult égards. Prévenant, un ingénieux dispositif changeait l’eau des piscines en tournemain et les poils aspirés dans des filtres.
On se retrouvait donc en les piscines pour les soins, les infirmières accortes non nues portant une étoupe à rectum lacée sur le devant, en manière d’intimidation. Il flottait sous des anses de larges paniers rebondants de bégonias qu’on s’échangeait affablement ainsi qu’escarpolette se pousse, chacun prenant ces fleurs à son loisir, pour le pétale ou l’étamine, en friction rabourrante ou caresse mollasse, et laissaient un parfum sur la peau des baigneurs de langueur et de grande fille des îles aux hanches pleines, la joue ovale d’ébène et dansant le tamouré avec la poitrine comme deux gourdes sous le collier de papatchaconta. C’est la vertu magistrale du bégonia, ce sentiment. Cultivé la plupart en ignobles pots sur des rebords de fenêtre on ne l’aperçoit pas, mais le bégonia voyage parfaitement, si l’on s’y tient. Les colonnes du Casino et des douves en ruisselaient, principalement du rouge, mais un peu du rose aussi. Et sa fortune éclairait les infirmières non nues d’un bel halo fait main de nuits équatoriales, en un temps où nul n’empoisonnait les paillotes avec du mazout.

Mais le Prêcheur…
Par insigne charabia du sort le voilà qui s’entourne. On s’en souvient le revenant, l’avoir croisé en ces précieuses, il y a près plus d’un millénaire. Un organon du livre lui fut même entièrement compulsé, en son temps. On s’en souvient l’hirsute, le sagouin pédophile des commères qui gambillait dans l’adolence. Or en ces heures ravissantes où Crafouilli s’entichait les ruelles de belles curistes et de jolis messieurs, le Prêcheur vivait, figurez. Rien n’étonne, on l’a souvent remis. L’étonnement ne vaut pour un bon diable, et le giton se gratte en buvant son calice, ains que se dit.
Il avait dû moisir en grotte d’au moins un cent d’années, mais que le bruit des remuements et autres piétinements puis sur les trottoirs sous les bottines des charmantes l’avait déterré, à croire. Quoi qu’il soit, il parut un beau matin où gazouillaient les brises sous la ramée, et sa visite ne passa pas inapercive, on le va voir.
C’est que, si nul crafouilli ne divaguait de sa bohème à l’occasion, il n’en va pas ainsi d’aucun touriste. L’attroupement commença dès la boulange, à petite aube. Quelques fêtards raclés y finissaient leur nuit sur une miche apaisante qui poigne la farine et appelle confiture, quand l’autre arrive, son mètre quatre et vingt, sa barbissure jaunie où pendent des franges dures, son espèce de bure jonchée de pailles et autres, pieds nus, et le tout d’une odeur à vous faire détester les sourds.
La bonne heur fut encore qu’il se trouve un mitron en mine d’autochtone, pour qu’il rassure un rien soit tant ; sans quoi les foutriquets qui décuvaient leur nuit en mitonnant de la brioche eussent tôt fait d’ameuter au Horla. Verts, déconfits, n’osant olfacter l’air et respirant à goulées fines, trémulés d’angoisse à la vision trop vraie de ce spectre puant, aucun plus ne pipait, ne cillait, a fortiori ne mandouillait nul amidon.

« Holà Prêcheur, fait le mitron dont le nom fut Gaspard de se déplacer de montagnes, tu as besoin d’une bonne rincée, ce dirait » – et ce disant cligne en droite paupière, histoire d’en amadouer.

Mais le Prêcheur ne répond, mate l’entour comme un abasourdi, coi, carpe – d’autant que l’œil semble pris de quelque gelée. À faire peur, vraiment, ruminant l’anathème ou pis la maudissure pour sept générations, on croirait.
J’en retourne à l’odeur, d’autant qu’elle échappe furieusement. A-t-on assez remarqué comme elle abomine, lorsqu’elle pue ? On sent monter la haine, la fureur qui décime et l’irrésistance d’égorger son prochain qui fait ça, ou même un quiconque, le pur voisin à tête d’oie qu’on soupçonne. L’odeur extravertit la bête, révolte le viscère. Certain degré de bouche merdière se vit comme une effronterie, tête à claques insupportablement le chaland environ qui veut faire mine de ne la sourdre. Outrepasse la peur. Encore un souffle et je dégonde. Tais ta saloperie de moule ou j’assassine.
Or parmi les grignoteurs de croissants s’en trouvait un que l’hasard collait à la bure malfaisante du Prêcheur. Grand sait qu’il fut plutôt malingre, et porté sur la gentiane gambilleuse, bonne fille quoi. Mais trop c’est trop et ne voyant déguerpir l’outrecuidant fantôme, se lève d’un bond le poing vengeur et le moleste, frénétiquement. Le vieillard est solide, on s’en remembre, et point versé sur le friand. De voir ce mignonnet qui lui houspille les côtes le hérisse aussitôt, d’autant qu’il s’est toujours pressenti l’étoffe d’un formidable à pédoncules. Soudain ragaillardi de sa divague, le voilà-t-il donc qui crochète à deux doigts les narines de l’outré :
« Entends bien, infâme pédiqueur de rondelles, ce est message pour toi et t’amis (il parle encore tantissoit ancien, le vieux). Crafouille (c’est la première acception recensée du vocable) n’a que faire de ton engeance et vos chairs de poulet me les caillent ! Partez ou j’entr’ouvre ma colère » – ce dit avec très grave clameur et tandis que de ses forts doigts très ouvrés il fait gicler le sang des naseaux du cabri qui n’en menait plus large ni rien.

Après ces mots, plus n’était question de finir les pains russes. Et vas-y que je décampe, voilà nos noctambules à prendre jambes à leur cou, bramant et affolant ains que font les témoins, qu’un putride ectoplasme à doigts aigus promène en ville, loqueteux comme issi d’une décharge publique et menaçant le tout-venant de mille turpitudes. Pour preuve ils en exhibent l’empalé du sinus, passant à tout hôtel rougeoyer la moquette et créant la nausée en ces heures galopantes de l’aube où l’estomac gravite encore à plat sans savoir où il couche.

« Ah ah ! s’esclaffe Gaspard, qui n’a pas encore bien dimension du spectacle et qui, de reste, s’en ficherait n’étant que mitron, Prêcheur, tu n’en feras jamais d’autres ! As-tu vu comme ils filent, ces blaireaux ? Prends un siège et t’assieds, je vais te laver les écraseurs à ongles ».

On dit qu’à ce catécuménique réflexe tint le salut de Crafouilli. La grande ire du Prêcheur s’y radoucit d’au moins deux tons, et il sut là qu’il ne détruirait pas Sodome, s’en pourlèchant l’excentrique, car il était resté masseur bien que reclus, et aurait estimé grand dépit d’anathémiser pour jamais une source où il aimait à immerger quelquefois son goulu, sa bouleversante et ses sœurs Marguerite.
Sur ce fait, et durant l’ablution panardière où Gaspard pacifiait la momie, un vent s’était empris de la race curiste et touristique, l’un n’allant jamais sans que l’autre rapplique. Car il était sur les huit heures, temps que chacun des pathogènes, extrait des fondrières tiédeuses du sommeil, prenait comme à chaque potron qui sa bolée de blanchounet avec du miel, qui sa potion fadasse on the biscotte, qui sa trique à deux mains pour en cracher l’onguent, selon prescription. Et l’affaire bominante du sépulcre jauni, ce qu’il avait boni au cabri et à tous selon, faisait l’effet du tonnerre chez nos visiteurs, qui convinrent à force oreilles et bouches de prendre cliques à claques et, sans tarder à la barbe des crafouillis, de ne faire une ni deux et de foutre le camp.
On saisit aussitôt la panique hôtelière : « Mais non madame, vous n’en ferez, connaissons bien l’oiseau c’est figure de nos pères », « mais si monsieur, il blesse à ce qu’on dit et nul ne le maîtrise », « allons monsieur pensez plutôt, s’il était quelquemment dangereux nous saurions bien vous en défendre », « mais quoi monsieur, c’est bien admettre qu’il mord », « mais enfin messieurs-dames, n’enpensez moins et restez à vos soins », « nenni mon bon, on dit d’un trop grand risque à croiser le maniaque, et n’a-t-il pas quelque accointance avec la sorcellerie et la quantité d’effroi déposée dans les contes de céans », « enfin messieurs, n’allez pas croire aux sottises qui pullulent », « ça j’en réponds monsieur, vous me traitez de mauviette », « non monsieur », « si monsieur », « non je ne l’ai point dit », « si, si, vous l’avez dit », « non j’y pris garde », « vous me traitez de carde à présent », « que non pas », « venez chérie allons nous en, ces gens ne nous veulent plus », « puisque vous l’avez dit, tirez-vous donc, mauviettes. Cardes ! »

Car il est une chose qu’on a déjà notée : de trop il ne faut pas chauffer excessivement le crafouilli. C’est ainsi qu’après quelques palabres en tous lieux de ce type, les touristes voulant partir et l’autochtone ayant assez tenté qu’il restât, il se fit in petto, mais dans un bel ensemble où se connaissent les peuplades sicambrées que la rudesse de terre forgea d’un fond de caractère où se perd le commun des mollassons grandis dans l’opulence et la compote de pommes, il se fit, donc, qu’une véritable haie s’était formée en rues pour accompagner de quolibets la cohorte des curistes en valise à la main, jusqu’au prochain départ de la micheline d’onze heures.
Va donc, eh penaud ! Ce fut véritable curée. Lavés dans le secret d’eux-mêmes du pesant fardeau d’avoir voulu s’acheter une norme et faire lien par-dessus leurs lares avec un siècle dont ils sentaient pourtant l’exécrable rouleau, les crafouillis, comme si l’affront curiste à leur hospitalité les libérait de ces tutelles honteusement raisonnées dont s’harnachent souvent les hommes, s’adonnèrent à la jubilation de l’employé viré qui peut enfin compisser la raie de ses chefs :
— C’est y pas l’aviateur chevronneux, là, qui trisse au premier petit vent ?
— Oui da, c’est bien lui, le Mermoz des piscines !
— Et mate l’autre toile, avec son vieux qui sent la cervelle de canut !
— Des poltrons, rien autre, et qui se croient des droits sur l’accueillance ! — Eh, ma parole, t’as peur des revenants, gros lard ? Va t’en vite, que je rassure ta femme !
— C’est pas de peine, compte tenu qu’elle s’y entend pour quêter la cajole !
Dans leurs costumes délicats de voyage, des tweed double maille à t’exprimer le confetti, des robes vaporeuses à te sertir les plots, jeunes femmes empennées du baquet, gracieux damoiseaux en mocassins de chevrette pubère, vieux birbes à chapeaux taffetas sur calvitie fine, grasses douairières enrubannées de soie, bourgeoises poivre et sel à bronzage, dragueurs de pistes à denture chromée, représentants en goguette et knickers, médecins cocus, prothésistes à manches courtes, golfeurs à casquettes club, maquerelles enduites d’onguents sous un chemisier strict, joueurs pédants encore en smoking, ballerines célèbres en châles à paillettes, journalistes radins exhibant leur carte de presse, gros boute-en-train à vestes de chasse en velours, harpies décolorées, fausses infirmières, vrais malades, tous foutus dindons le jabot en cheville et leurs bagages en croco marchaient le cul de plus en plus serré.
— Tu vas pas quitter sans biser la Mona, c’est coutume !
— Ouais, et sans licher caoutchouc, à l’ancienne ! (…)
— D’alors, carde, tu ne le sors ton ouistiti, ou te faut y que j’offense ?
— Ouvre moi ton bragotton, carde, que j’en extirpe un suc !
Les matrones répousaient spontanément leur sang dans son essentielle verdeur. Elles pognaient l’estivant à la volée dans la file impavide, d’aucunes en plaquant le mufle contre leurs débonnaires, d’autres forçant qu’on leur pompe l’index, certaines encore, soufflant des joues comme oies outrées, attendant une lape à leurs parties humides, toutes livrées en pitance consentie à l’engeance mascularde étrangère, et quelques unes aux saphes d’une ravissante ou d’une barbue trop effrayée pour dire. Côté goulues, quoi, ce n’était partout que rires, pellations, interjets, chacune brandissant et moquant son sien par le tuyau qui, on s’en doute, ne flambait guère, et les poissardes sans vergogne roulaient pourtant les peaux entre leurs doigts comme une saucisse, étirant l’élastique à la limite du supportable (…)

Quand on eu bien ainsi humilié tantes fois son déserteur, et tout spectacle s’ensuivant – épousées ou amantes de chevet trépignant sous l’injure, le poing brandi aux femmes d’ici, maris déconfits et matamores de salon pleurant de rage, le slip remis roulé aux miches et laids sous leurs allures, crachats d’échange où le mépris des uns valait dépit des autres, mais aussi : certaines crafouillies atteignant au fada en mi la foule, deux index serrés sur leur bouton enflé, (…) lances durcies d’indigènes fouaillant sans ambages la rondelle de touriste avant qu’il reculotte, ululements d’orgasmes et tout l’incroyable sabbat que fait toujours chez nous le monde quand il a prestement déshabillé son corps – quand on en eut assez, vue l’excitation passable des victimes et passée celle des bourreaux, on couvrit Mona de force et reprit la marche fuyarde, sans un mot, pesante, jusqu’en gare toute proche à présent.

Adonc pesait fortement le silence. Sentez le silence…
Le silence…
Sentez…
Le silence terrible… Quelque chose trame et l’on ne sait quoi… Le silence… Sentez toujours… Le cortège des touristes, humilié, certains violés, le cortège s’avance entre deux haies de crafouillis hostiles et l’oppressant silence… Même on n’entend pas la machine à vapeur qui souffle dans le silence… Quelque chose arrive, inéluctablement… Le silence… Humez l’air qui transpire… Quelque chose va arriver, c’est sûr, il y a trop de silence soudain… On n’entend rien… Le silence, le persistant silence… On entend rien.
Les premiers survivants étaient là sur le quai et le silence avalait les atomes.
Même la locomotive, rien.
Seuls leurs pas transis dans le silence.
Seuls leurs pas et comme un murmure.
Comme un murmure, l’air tendu qui vibre et la foule indigène hostile qui emplit le silence, mêmement que le quai.
Et puis, soudain…
Et puis…
Dressé sorti d’on ne sait où, le Prêcheur faisait face. Mais le Prêcheur en majesté, mains serrées sur son bâton qui ne le quitte jamais, la barbe peignée devant, les pieds propres. Ses yeux étincelaient, les prunelles surtout. La bure qui fait bien rebondir la carrure. Le Prêcheur, là, devant tous, sur la première marche du wagon où allaient s’engouffrer fuyards et foireux de toute sorte. Ah mais ! Attendez donc un peu, foireux d’espèce ! Ah mais !

C’est qu’il y avait message à délivrer, que l’on va voir. Notre Prêcheur n’entend pas compter chiquenaude, pour sûr. Il ambitionne l’Académie, le Forum, l’Athénée, s’il rivalisait seulement. Il est là, droit comme fatum, puissant comme Heston en Commandements, il fige rien qu’à mirer. Alors, s’adressant aux déguerpissants :

« Fuyez, froussards vermisseaux qui eûtes pignon sur mon troupeau ! Car vous n’êtes que cendre folle semant au gré du vent l’incendie qui consume le siècle, gâteurs à la dérive des ports qu’on vous ouvre, mangeurs sans estomac ! Fuyez rongeurs prétentieux qui enfouirez le monde en vos galeries immondes ! Car je vous le dis, il ne passera pas sept de vos générations que la terre ne soit couverte de votre ordure et votre argent aura moisi à sa surface et pour la suite des temps [1]. Et Toi, Crafouilli [2], que la leçon Te serve. Tu détruiras ce que tu as bâti pour havre à cette engeance du dehors qui est bien plus à craindre qu’aucun envahisseur que jamais tu connus, car sa puissance de sape ne s’accompagne d’aucune vérité ni parti sur les choses. Pour la séduire, tu as tendu la gauche quand nul n’avait giflé ta droite, et tu t’es policé à veulerie pour une poignée de poudre aux yeux. Il faut à présent que cette convoitise te coûte. Ainsi ce doit-il s’accomplir. »

Point n’était encore exprimé tout le symbole. à peine après l’harangue, levant lentement son bâton dont il ne se sépare jamais, il en assène un terrible choc sur le crâne du premier estivant venu, lui faisant librement éclater la boîte crânienne et la cervelle qui gicle tout partout. Effroi. Il pose alors lentement son bâton au rebord du wagon et fait au suivant estivant signe de s’avancer, pose ses mains à ses épaules et, lui ayant craché en vis, le laisse monter. Et ainsi de suite des deux mille huit cent treize touristes un glaviot sur la face, sans qu’aucun ne rebelle et devant Crafouilli sidéré de la salive disponible [3]. Quand le dernier se fut tassé dans un wagon [4], le vieillard chercha sa canne dont il ne se sépare jamais et du bout des doigts de sa main libre il la posa, sa main, sur l’épaule de Gaspard, se laissant guider par lui à travers la foule silencieuse, vieil aveugle épuisé ayant encore une fois dicté le destin, car on put croire que Gaspard était son fils et que lui n’y voyait plus rien, cognant dans les colonnes.

Alors seulement le train siffla et s’ébroua, et quant aux curistes on les laissa enfin partir, bien pénétrés à tout jamais d’être des cardes.

Serge Rivron, Crafouilli, légendaire récit, pp. 115-128, © Les provinciales.

[1] Et en effet, nous y sommes presque.
[2] Il parlait à la ronde, à présent.
[3] C’était évidemment puissante symbolique de la sorte d’eau de source dont le Prêcheur entendait rembourser l’estivant, mais les crafouillis ne la captèrent pas sur le moment.
[4] La ligne étant régulière, il n’y en avait que cinq, très bondés donc.