« Le 1er juin 1967, à la veille de la guerre des Six-Jours, le philosophe catholique Pierre Boutang (1916-1998) signait un article stupéfiant. Ce fidèle monarchiste, formé à l’école de l’Action française, y proclamait son admiration pour Israël. Jadis, comme beaucoup de ses amis pétainistes [1], Boutang avait manié plus d’un cliché antisémite ; à commencer par celui du juif cosmopolite, fossoyeur de toute identité nationale. Désormais, l’intellectuel royaliste faisait l’éloge d’Israël, « nation exemplaire » qui défendait ses frontières les armes à la main : « L’homme européen, notait-il, ne se trouve pas éminemment en Europe ou n’y est pas éveillé. Il est, paradoxe et scandale, en Israël. » Dans d’autres textes, Boutang allait jusqu’à faire de l’État hébreu une place forte de l’Occident, en mobilisant ce que son vieux maître, Charles Maurras, avait nommé le « théorème du rempart ».
Quatre décennies ont passé, et ce théorème électrise plus que jamais les calculs nationalistes. Un peu partout en Europe, les droites radicales se trouvent divisées entre vieux antisémites et nouveaux occidentalistes (…) Ce clivage croissant impose la question d’Israël comme pierre de touche des nationalistes. (…)
Le père fondateur [de la droite israélienne], Zeev Jabotinsky (1880-1940), aimait d’ailleurs à répéter qu’il fallait défendre sa terre et son honneur par tous les moyens, y compris en négociant avec le diable. Traducteur de Baudelaire en hébreu et partisan d’un Occident botté, auteur d’un article classique intitulé « Le mur de fer », Jabotinsky fut aussi un théoricien du rempart.
Une citation de lui trône en exergue de La guerre a commencé le 8 mai 1945, un récent essai du philosophe Michaël Bar-Zvi (Hermann, 208 p, 25 €). Et nous y revoilà : à la fois élève de Pierre Boutang et ancien officier de l’armée israélienne, ce fils de déporté y trace quelques lignes qui éclairent, à leur manière, les noces contemporaines du sionisme et du nationalisme intégral : « Mon père ne sortit pas des camps avec la naïveté de croire qu’allait s’instaurer une paix, dont profiteraient les nations en général et les Juifs en particulier. Il avait compris que les années à venir verraient l’apparition de Juifs en tenue de soldat d’une armée juive (…). Mais surtout, il nous apprit qu’il ne fallait pas s’en excuser ; ni attendre la moindre bienveillance. Le retour des Juifs dans le concert politique des nations marquait la réapparition du cynisme, le système des alliances et des intérêts, et la participation à un jeu d’échecs que l’on appelle aujourd’hui la géopolitique. » »
Jean Birnbaum, Le Monde magazine, samedi 8 janvier 2011
• La Guerre de six Jours, par Pierre Boutang
• Cf. L’article de Pierre Boutang dans La Nation Française, le 1er juin 1967
• « Pierre Boutang et le sionisme, par Michaël Bar-Zvi, Les provinciales n°62, mars 2002
• « Israël et la Nation Française », Les provinciales n°67, octobre 2002
[1] En septembre 1941, Pierre Boutang était allé rencontrer le Maréchal Pétain dans l’idée de se rapprocher de ceux qui pourraient permettre la préparation clandestine d’une reprise des combats contre l’occupant. Pétain lui fit cette réponse : « Je vous répondrai ce que l’on disait jadis aux gens d’armes : Chargez, chargez, mais n’oubliez pas que vous avez femme et enfants, et que c’est vous qui avez acheté votre cheval ». Boutang en tira immédiatement la juste conclusion qu’il ne fallait pas compter sur lui pour ce qui restait son objectif, et il laissa à Vichy et à Lyon « ses amis pétainistes » et s’embarqua dès lors pour l’Afrique du Nord, afin de continuer la lutte. Boutang allait notamment y préparer avec Jean Rigault le débarquement américain de novembre 1942, puis il commanda en 1943 et 1944 une section de spahis. Note des « provinciales ».