En publiant Le Mystère d’Israël, Jacques Maritain en 1965 écrivait quelques lignes désolées : « À vrai dire j’espérais qu’avant de réunir ces textes je pourrais parler d’une manière suffisamment approfondie d’un sujet, – l’État d’Israël – sans l’étude duquel on ne saurait désormais traiter valablement de ce qui concerne le peuple juif (…) J’ai dû me contenter de proposer les réflexions indispensables, en m’excusant d’aborder d’une façon trop sommaire un si grand sujet. » Après cet honnête aveu venaient des réflexions bien sommaires en effet, pour l’héritier de Bloy et de Péguy. En 1947 Bernanos avait simplement déclaré : « Les charniers refroidissent lentement, la dépouille des martyrs retourne à la terre, l’herbe avare et les ronces recouvrent le sol impur où tant de moribonds ont sué leur dernière sueur, les fours crématoires eux-mêmes s’ouvrent béants et vides sur les matins et sur les soirs, mais c’est bien loin maintenant de l’Allemagne, c’est aux rives du Jourdain que lève la semence des héros du ghetto de Varsovie » ; et Claudel en 1951 avait lancé le vibrant hommage d’Une voix sur Israël, et célébré « Israël gardien des lieux saints », la souveraineté juive retrouvée sur Jérusalem. Puis rien, y avait-il eu embargo aussi sur les hommages des catholiques à Israël ? Ce n’est que bien plus tard, sous l’impulsion de Jean-Paul II et trente ans après le dernier Concile, que l’Église daigna reconnaître l’État dont la destruction avait coïncidé avec son propre commencement.
Le principe politique fondamental formulé par Pierre Boutang à l’occasion de son premier livre, publié en juillet 1947, La Politique, la politique considérée comme souci, le disposait mieux que les autres, sans doute, à reconnaître ce « mystérieux » sionisme : « L’homme naît dans une communauté qu’il n’a pas choisie ». C’est-à-dire qu’il vient au monde à un instant précis dans l’histoire d’une nation (un mot bâti sur celui de naissance) et cela engage tout son rapport à la réalité, que cette communauté transmet notamment à travers l’apprentissage et la mémoire d’une langue. (Cela n’est pas une opération abstraite.) « Cet événement contingent et relatif constitue pour lui un engagement nécessaire et absolu », constate encore Boutang. « La force et le paradoxe de ce rapport tiennent précisément à ce qu’il puisse y avoir un absolu de ce relatif, un absolu que consacre l’Église lorsqu’elle commande de rendre à César ce qui est à César », et reconnaît donc là une vérité, une vérité de « l’homme seul devant Dieu, l’homme religieux ». Ainsi, ayant appris à lire dans L’Action française (comme Bernanos dans La Libre Parole), Boutang pouvait décrire où s’enracine son souci politique par ce qui aurait pu passer alors, un an avant la création de l’État d’Israël,pour une définition du sionisme : « Qui peut lire Le Château de Kafka (où le destin d’un homme est figuré dans la seule volonté d’être reconnu, admis, dans une ville qui n’est pas la sienne), voir toutes les fonctions, tous les actes quotidiens se pénétrer d’un intenable mystère, et ne pas chercher à guérir cette angoisse au niveau même de la réalité qu’elle a choisie pour s’exprimer ? » Même après deux terribles décennies, Pierre Boutang ne croyait pas qu’une réconciliation pût faire l’économie de ce juste rapport du souci politique à la nation, et il n’a jamais cru que cela pût être souhaitable – le nom de son père pour lui était trop grand :
« Le nationalisme (…) était une éthique, une manière d’agir exprimant mon rapport à une communauté de naissance que je n’avais pas choisie, pas plus que je n’avais choisi mon père. Ce rapport “arbitraire” n’en était pas moins plus naturel que ma “nature” d’homme isolée de lui.Toutes les relations spirituelles se révélaient, se développaient à travers lui. Bien loin que ce nationalisme fût une doctrine d’orgueil, il suspendait tous les bonheurs du monde à l’acte d’humilité initial, la reconnaissance d’une finitude originelle : je nais ici, et non ailleurs, fils d’une famille, héritier d’un nom. Il ne dépend pas de moi que la spiritualité humaine et la civilisation ne se manifestent pas comme un système de volontés mais comme une histoire. »
C’est ce souci politique, cette Politique nécessaire à la transmission et au respect des « lois non écrites », qui le conduirait à fonder La Nation française en 1955 pour échapper, « dans le regard de Péguy » comme en 1940, à la cécité historique et aux querelles intégrales des héritiers de Maurras – et écrire ponctuellement chaque semaine ses « Politiques » ; 604 jusqu’en juillet 1967. Les six que nous avons recueillies (n°595 du 25 mai 1967 au n°603 du 6 juillet 1967) concernent les derniers temps du journal, lorsque s’étant longuement exercé au journalisme transcendantal dans la confrontation à ce qui est en train de se passer, il avait eu ce saisissement en mai 1967, devant la menace de destruction de l’État d’Israël. Ces articles constituent sa « guerre de six jours » et dégagent une voie catholique sioniste (que peu parviendraient à suivre, au demeurant) où s’imagine pour la France la seule politique respectueuse de ses racines véritables, mais aussi de sa vocation, donc de son peuple.
Dans la solitude des nations au contact des empires et leur besoin d’alliance, le souci politique tempère les fanatismes et reçoit sa mesure de la réalité nationale, et de la piété naturelle qu’elle suscite. Son parti, le « parti des politiques », intègre la mémoire de l’origine et le but à donner à l’avenir avec ses chances de paix. Le préparer fut le projet même de La Nation française, cet organe de combat d’un « salut pour la France »(Verlaine), où Boutang avait dû justifier déjà le lien de la foi chrétienne avec la nation, par la naissance et l’attachement du Christ lui-même à sa patrie terrestre. Or cela, qui justifie le patriote chrétien, a fortiori commande sa solidarité avec Israël, « la nation exemplaire » dont la France avait imité le « modèle immortel » et garde une chance de faire face à son destin : « il y a la naissance du Christ lui-même, dans une nation très particulière où elle avait été prophétisée et attendue, et la fidélité du Christ à cette naissance, fidélité douloureuse jusqu’à la fin, et hors de laquelle il n’y aurait pas de mystère de l’Incarnation, l’humanité du Christ en étant inséparable, et n’en ayant pas été séparée. Il y a ce que Bossuet ose nommer : Jésus patriote juif. » [1]
[1] La Nation française n°474, du 23 décembre 1964.