La grande bourgeoisie libérale, dont à l’évidence le libéralisme économique était meurtrier depuis deux siècles, paraissait recevoir la bénédiction de la Mère des Pauvres – la bourgeoisie trônant sur le velours des premiers rangs de l’église, compulsant son missel, défendant « les valeurs », « l’école libre »…
La profonde tristesse engendrée par ces « libéraux » si souvent inconscients de leur propre mépris à l’égard des peuples qu’ils exploitent – leur demandant même de dire merci –, ne pouvait pas simplement s’apaiser pour moi dans l’amour chrétien. Ma foi avait besoin de la raison : comment expliquer cette apparente alliance contradictoire non pas du trône et de l’autel mais de la bourse et de l’autel ?
Beaucoup, par réaction devant cette apparence, se réfugièrent dans le gauchisme ou l’alter mondialisme, leur révolte contre l’hypocrisie de l’argent réveillant des discours antisémites que l’on croyait révolus : la bourgeoisie montre souvent mieux ses travers dans le libéralisme américain, donnant ainsi un puissant ressort à la cause palestinienne écrasée par Israël son allié. Le libéral de bonne foi comme l’alter mondialiste insatisfait ne peuvent pas ne pas comprendre qu’il faut un « alter alter mondialisme », c’est-à-dire une relation à l’argent exempte totalement des erreurs où se sont fourvoyés les divers totalitarismes et qui ont conduit objectivement à la presque disparition du peuple juif en Europe. Ce ne serait pas une théorie économique, mais plutôt à la manière d’Aristote une réflexion fondée sur le seul réel.
C’est vrai que sans son allié on peut se demander ce qu’il resterait d’Israël et de ses habitants. L’argent doit donc parfois être loué, car il peut servir à la liberté et il a été utile à la libération de l’Europe comme à la reconstruction d’Israël.
Pascal reste en cela indépassable : « Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est fort soit suivi. La justice sans force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique. »
Buber disait « Une terre pour deux peuples » : la paix entre ces deux peuples se fera par la justice et la force. Et la force est surtout l’argent. C’est pourquoi il est aussi un instrument de la paix. Comment l’argent sang du Pauvre peut-il être acteur pacifique ? Certaines hypothèses ont le mérite, par le doute, d’animer la flamme de l’Espérance. Mais le plus difficile est de ne pas avoir peur de ce qui nous semble vrai. Le plus terrible dans la recherche est finalement d’être libre dans la vérité. Les questions que nous rencontrons sont tellement élevées qu’elles donnent le vertige à celui qui ose les poser, mais elles ne viennent pas de lui : c’est le réel qui est plus grand que prévu. Être libre ici, c’est ne pas rabaisser la réalité mais oser la croire plus grande que nous pouvons l’imaginer. Les savants physiciens disent souvent que ce qui les freine le plus, c’est la difficulté de faire des hypothèses suffisamment folles pour approcher de la réalité toujours plus folle que nos hypothèses les plus audacieuses. Ainsi c’est peut-être surtout de l’audace dont nous avons besoin pour ne pas nous laisser surprendre à nouveau (comme acteur ou victime) par les forces de destruction qui n’en manquent pas. Notre audace ne sera que la simple audace philosophique : accepter que la contradiction puisse faire avancer la vérité. Il ne s’agit pas tant de la dialectique hégélienne que du dialogue socratique sans préjugé et sans manichéisme.
Après les utopies du XIXe siècle et les idéologies du XXe beaucoup se sentent déchirés entre un combat pour la gloire, un nihilisme absolu ou encore sacrifier à l’argent. D’autres par réaction s’enferment dans des modèles contre-humanistes bariolés de culture. On se demande parfois si l’humanisme n’a pas été dénaturé par le libéralisme et l’impérialisme auxquels il semble associé. En fait c’est le christianisme lui-même qui a été tellement crucifié sur l’autel de l’argent qu’il en a pris la couleur.
Les peuples comme les classes qui en ont souffert ne peuvent plus y avoir accès sous les formes classiques : ils ont « déjà donné », disent-ils à juste titre.
Pourtant la « charité », en tout cas moins d’injustice – le mot charité étant devenu à peine prononçable à cause de ce rapport de sujétion qu’il symbolise – est possible. Mais par une autre voie que celles empruntées depuis deux siècles : ni politique, ni sociale, ni révolutionnaire…
Il ne s’agit pas, bien entendu, de minimiser la responsabilité morale de chacun des acteurs des atrocités commises au nom du bolchevisme, du socialisme, du nationalisme, du nazisme, du libéralisme, de l’impérialisme, du colonialisme, du capitalisme, du christianisme… Cependant ce n’est pas la logique des idées, c’est-à-dire l’idéologie, qu’il faut mettre en accusation – ce travail d’ailleurs a déjà été fait en histoire des idées. Mais c’est le support de la transmission des idées qui doit être accusé : nous pensons que c’est l’écriture comme instrument essentiel de la transmission qui a engendré et servi de levier aux idéologies mortifères.
L’hypothèse semble paradoxale puisqu’il est convenu, hélas ! pour beaucoup encore, que l’alphabétisme est presque la différence spécifique entre l’homme et le sauvage.
Ne disait-on pas hier « sans écriture, sans État, sans histoire » ? En France, par l’apprentissage obligatoire d’une langue française écrite, les peuples qui la composaient ont presque disparu. Ils se sont transformés peu à peu en leur vainqueur c’est-à-dire qu’ils ont pris la figure du bourgeois conquérant, appliquant à la planète ce qu’ils avaient eux-mêmes subi.
Ce n’est pas être communiste ou alter-mondialiste ou anti-libéral que de dire que la bourgeoisie conquérante a fait ses « choux gras » dans les colonies. Cette bourgeoisie est toujours là, ce sont ses petits-enfants, les visages sont les mêmes et ses actes ont les défauts de leur qualités. Sans la délocalisation de la production dans des pays à bas salaires garantis (par les dictatures) la division internationale du travail s’effondrerait. Mais quelque chose manquait à notre compréhension de ce phénomène. Comment des gens, certes riches aujourd’hui, avaient-ils pu par des qualités assez médiocres bien dépeintes par la littérature ou qui jaillissent de la simple comparaison des périodes historiques –, comment avaient-ils pu conquérir ainsi le monde ? Comment leur avarice et leur hypocrisie somme toute simplement humaines avaient-elles pu faire autant de mal à autant de peuples ?
une imposture pour les masses
L’explication de la philosophie politique classique ne nous a pas satisfait même si sur ce point la pensée depuis Marx a donné des analyses fortes et pertinentes, nous pensons par exemple à Horkheimer et Adorno dans La dialectique de la raison : « Aujourd’hui, au moment où l’utopie de Bacon, la domination de la nature dans la pratique, est réalisée à une échelle tellurique, l’essence de la contrainte qu’il attribuait à la nature non dominée apparaît clairement. C’est la domination de la raison elle-même. Et le savoir, dans lequel Bacon voyait la supériorité de l’homme peut désormais entreprendre de le détruire. Mais en regard d’une telle possibilité, la Raison, au service du présent, devient une imposture pour les masses. »
Dieu sait si nous nous sommes éloignés de la pensée de Adorno et Horkheimer, pourtant il est difficile de ne pas conclure avec eux que la domination est en dernière analyse la Raison elle-même. On retrouve cette thèse déclinée dans de nombreux discours anti-occidentaux (implicitement anti-chrétiens), anti-impérialistes et anti-sionistes. Mais paradoxalement l’affirmation d’Horkheimer sert la défense des accusés : il faudrait être particulièrement de mauvaise foi pour nier la générosité des idées de Bacon, Galilée, Descartes et des Lumières, de l’Aufklärung en général. On peut même affirmer que l’Occident a été emporté par un véritable désir de partager sa découverte de l’universalité de la raison. Dire que l’impérialisme a porté la violence de la raison, c’est vrai, mais oublier la générosité de la plupart des acteurs fondateurs (dont Christophe Colomb est l’archétype), c’est faire violence aux faits.
Comment alors ne pas donner raison à Alain Finfielkraut quand il parle du rousseauisme. Il y a chez Rousseau comme un « angélisme » : la raison paraît innocente, une petite sainte nitouche. N’est-ce pas oublier la nature imparfaite de l’homme ? L’homme est bon, c’est la société qui le corrompt. Le bourgeois aussi est bon. La société ne peut pas le corrompre car il en est le maître : il se donne à lui-même sa loi. Il est libre et ne peut que vouloir partager, avec tous les sauvages qui sont encore dans la caverne de l’ignorance, la raison. Souvent honnête, il voulait vraiment soigner l’humanité de manière héroïque mais le remède n’était peut-être pas inoffensif : peut-être y avait-il bien violence de la raison…
L’humanisme accompli – c’est-à-dire le règne de l’universel établi par l’apologie des cultures singulières, toutes égales pour ne pas dire absolues, et enfermant les peuples dans la singularité, aussi bien dans les anciennes colonies qu’en Europe… peut sembler effectivement une « défaite de la pensée ». Sauf qu’il reste un point de la culture humaniste universelle qui est présent dans toutes les cultures et qui est mieux réparti que la science et la technique : c’est la culture écrite. L’instrument de la défaite est bien universel et si ses effets mortifères étaient reconnus, les modifications nécessaires pour les soins donneraient lieu à un nouvel humanisme.
la colonie pénitentiaire
L’hypothèse suscitée par Bloy, Péguy, Boutang sur laquelle nous travaillons est simple. La civilisation de l’Amour que devait répandre l’Évangile – avec ses exigences révolutionnaires à l’égard de l’argent – a utilisé elle aussi la première vraie technique appliquée à la science : l’écriture. La force de la civilisation occidentale aujourd’hui caractérisée par sa technique ou raison technicienne ne vient pas du tout bien sûr de la « supériorité de l’homme blanc », c’est-à-dire des qualités éminentes du Bourgeois européen, mais bien plutôt du support choisi pour la transmission, véritable ancêtre de la raison technicienne : l’écriture.
À la suite de la philosophie allemande issue de Husserl, on admet aujourd’hui que le monde technologique – et son corollaire Auschwitz – proviendrait en partie de l’utilisation par la science contemplative d’outils ou de machines servant aux expériences scientifiques. Le télescope de Galilée en est le prototype [1].
Nous rejoignons et poursuivons ce raisonnement en disant que l’écriture est la technique originelle, non seulement pour la technologie d’aujourd’hui (l’écriture est essentielle, entre autres, aux mathématiques) mais encore pour la réalisation des idéologies. Déjà la capacité religieuse, politique, scientifique et technique de l’imprimerie n’est plus contestée.
Notre hypothèse est que cette écriture a engendré le monde moderne en multipliant – comme un levier – la force physique de la civilisation occidentale mais diminuant d’autant sa force morale, car elle efface la mémoire personnelle – jusqu’à l’inconscient – comme l’a bien vu Freud : c’était le premier volet de notre enquête dans Tu n’écriras pas mon nom.
En effet la conscience morale a besoin de la mémoire (les Lumières se sont souvent aveuglées sur ce point à cause de leurs préjugés anticléricaux). Tout choix s’opère à l’aide de la raison, qui doit retenir en mémoire pour comparer et pour conclure : les retenues en calcul mental indiquent la complexité. Or l’écriture, comme l’avait bien vu Platon, se substitue radicalement à la mémoire : Internet en est l’ultime caricature, toute la mémoire se trouve confiée à un outil…
La force des Lumières n’a donc pas été seulement due aux idées : nombre d’entre elles étaient déjà connues (la raison qui deviendra déesse est omniprésente de Boèce à Bossuet). Ce fut surtout la puissance du livre au travers de L’Encyclopédie par exemple. Les hommes éclairés ont répandu la lumière grâce à cet outil « formidable », comme on dit. L’écriture a remplacé les traditions orales comme le moteur à explosion a remplacé les bœufs et les chevaux – jusqu’à l’épuisement mécanique de la terre – ou encore, comme la culture occidentale a presque anéanti les cultures des chamans, des sorciers et des Bretons qui sont autant de « bibliothèques » détruites. Violence de la raison sûrement dans tous ces autodafés. La violence de la raison décrite par Horkheimer et Adorno est, en fait, surtout liée à la puissance du support : enlevez le support écrit, elle retrouve l’humilité de l’oralité, avec sa mort possible.
Mais cette violence fut décuplée par l’avarice individualiste que les « livres de comptes » appelés « livres de raison » répandaient secrètement à travers le monde. « Les longues chaînes de raisons » ont achevé aujourd’hui de l’enfermer. Horkheimer parle de « domination de la raison ». L’alliance entre la raison et l’économie bourgeoise que dénonce Adorno est effective, mais nous posons l’hypothèse que ce n’est pas tant avec la raison que s’allient l’économie et l’industrie qu’avec son outil de transmission, l’écriture… Heidegger : « Ce qui reste en fait de monde ce seraient des matériaux, y compris l’homme, uniformément soumis à la puissance technologique, à l’usage et à l’usure, à la consommation. » Sans doute, mais notre hypothèse demande si la puissance technologique n’est pas avant tout celle de l’écriture mère des techniques. L’adversaire ne serait pas la raison technicienne mais la raison d’abord écrite.
Hypothèse pleine d’espoir puisque prendre conscience de ses chaînes c’est déjà penser à se libérer.
Richard L. Rubenstein dans La perfidie de l’Histoire est allé très loin dans l’analyse de la responsabilité bureaucratique. Il ne vise pas l’écriture elle-même, cependant force est d’affirmer qu’il n’y a pas de bureaucratie sans écriture.
En indo-européen la racine de bureau est peur, le feu : on pense à La colonie pénitentiaire de Franz Kafka.
Rubenstein rappelle que selon Max Weber, le capitalisme atteint « son apogée lorsque la bureaucratie est parfaitement “déshumanisée”, elle s’accomplit en éliminant de l’administration l’amour, la haine et tous les éléments personnels, irrationnels et émotionnels qui échappent au calcul. Telle est l’essence de la bureaucratie et ce que l’on estime être sa vertu spécifique ». Et il fait cette remarque importante : « Lorsque Max Weber réfléchissait à la domination de la bureaucratie, il ne pensait pas aux nazis (…) et pourtant tout ce qu’il a écrit au sujet de la bureaucratie peut être lu rétrospectivement comme la description de la façon dont la hiérarchie du Troisième Reich “résolut” la question juive. »
C’est dans les pays de la Réforme, là où le processus biblique de désenchantement du monde avait été le plus abouti que « la bureaucratie parvint à son “accomplissement” le plus sécularisé, rationalisé et déshumanisé, à savoir les camps de la mort ».
Rubenstein écrit clairement : « Sans une dépersonnalisation des relations humaines, où Weber perçoit la spécificité et l’efficacité propre de la bureaucratie, il est impossible d’instaurer une véritable société de souveraineté totale. » Et réciproquement : « Avec le temps il devient évident que les atrocités perpétrées par les nazis dans leur société de domination totale (…) ne sont que la logique extrême des procédures et conduites prédominantes dans les entreprises modernes et le travail bureaucratique. »
L’humanité paraît noyée dans l’océan qui monte, retenu par les barrières de l’écriture qui sont en dernière analyse celles de l’avarice, de la peur et de la puissance (pour rejoindre Horkheimer). Le peuple juif a payé le plus cher la relation à l’écrit sous le masque de l’argent. « Le prix de cette “tenue des livres”(de cette manière de “se fonder sur le livre”) a été, littéralement, monstrueux », a écrit George Steiner, et à propos de ce qu’il appelle « les techniques et disciplines parfois hallucinatoires de l’attention au texte, la mystique de la fidélité au mot écrit, la révérence accordée à ses exposants et transmetteurs » : « Ce sont elles qui ont rendu tant de Juifs et, plus récemment, de Juives si à l’aise dans l’intelligence moderne. Ce sont elles qui ont assuré la prééminence provocante du Juif dans la modernité… ». [2].Mais le christianisme, plus ou moins laïcisé en libéralisme (cf. Hegel), n’est pas seulement acteur mais est aussi victime des effets mortifères du primat de l’écrit. La crise techno-scientifique que révèlent les menaces climatiques et la crise financière déclenchée par les « subprimes » et plus récemment encore les émeutes de la faim donnent une idée de l’urgence qu’il y aurait à mesurer et à contrecarrer le caractère purement scripturaire, c’est-à-dire à la fois terriblement fantaisiste et absolument cruel, de l’argent.
le livre c’est l’homme
Dans Un monde inachevé [3], Benjamin Gross écrit : « Pas d’homme sans livre, c’est-à-dire sans tradition préalable (…) Est-ce qu’Adam disposait d’un livre ? » Gross a bien vu que Descartes était contre les livres à sa manière : « Non pas comme le voulait Descartes, trouver les normes de sa conduite en soi-même ou dans le “grand livre du monde” ».
Nous avons déjà osé émettre l’hypothèse d’une réaction de Descartes et Spinoza à la montée du niveau des livres. L’esprit submergé par les livres. Il n’est pas exagéré de dire que notre travail poursuit autrement cette réaction. Mais au lieu des « idées innées », qui étaient une solution assez néo-platonicienne acceptable, ou de « la connaissance du troisième genre » chez Spinoza c’est vers une pensée plus proche des sens avec Aristote et Thomas d’Aquin, mais abolissant le privilège de l’écriture – que nous pensons devoir aller.
Benjamin Gross a compris que la théorie de la connaissance cartésienne (nous ajoutons la connaissance spinoziste) impliquait l’attaque du livre et en dernière analyse celle du Livre. (Ce qu’a clairement commencé Spinoza.) B. Gross en appelle logiquement à un retour très ouvert au Livre – pour l’humanité entière – fille d’Adam.
Mais sa rigueur scientifique l’oblige, lorsqu’il soutient ce retour au texte écrit, à préciser en note qu’il y a deux manières de comprendre « Livre » dans la Bible : il y a une autre hypothèse, qui correspond précisément à celle que nous voulons creuser. Commentant les versets 1 et 2 du chapitre V de la Genèse il note :
« Grammaticalement, le verset peut se comprendre de deux manières : _ — c’est le Livre des engendrements de l’homme (c’est le Livre de l’histoire de l’homme) _ — les engendrements de l’homme sont le Livre (l’Histoire de l’homme c’est le Livre). »
Descartes en cherchant en l’homme et Spinoza dans la nature avaient opté pour le second sens. Il nous semble que l’apparente opposition entre la thèse de Gross et celle sur laquelle nous travaillons doit trouver un point d’accord autour de la figure de Descartes. Pour Gross il serait celui qui mit fin au règne du « Livre » et de la tradition pour engendrer le monde moderne. C’est une approche à laquelle l’analyse faite par Husserl de la révolution Galiléo-cartésienne nous avait préparés. Sur ce point nous suivons Gross. Il faut penser un avant Descartes pour éloigner les catastrophes, l’urgence écologique est « claire et distincte ».
Mais ce n’est pas un retour au « Livre » dont nous avons besoin : les mêmes causes produisent les mêmes effets…
Sur ce point Vico, prévoyant ce qu’engendrerait cette révolution Galiléo-cartésienne a démontré l’importance de l’écriture dans la genèse de l’Âge des hommes. Et si dans sa description de l’Histoire cyclique il accorde une place à part au peuple juif et à l’Église, pour affirmer que seuls ils échappent à ces cycles, c’est – n’en doutons pas – lié à l’importance de leur tradition orale et pas seulement comme signe de leur élection divine : les hommes y sont le Livre.
Certes Benjamin Gross a raison mais c’est un retour à la Thora véritable qui est nécessaire, peut-être celle du Livre brûlé dont parle Marc-Alain Ouaknin commentant R. Nahman [4]. Ce sont les livres saints qui font obstacle à la re-ligion (relation). Ils offrent ce qui ne peut s’offrir, l’absolu et l’Infini.
« Ce Livre, ce sont les engendrements de l’homme ». Cette formulation n’est pas neutre, elle place l’homme et le Livre dans une même catégorie existentielle : celle d’un être situé dans le temps, qui se renouvelle par des enfantements. « C’est hélas que le Livre a enfanté et même produit le dégoût cartésien pour le livre ». Mais nous pensons justement que cette même catégorie existentielle est une indication à prendre l’homme comme le Livre lui-même mais un livre transmis, engendré. Un livre engendré sans cesse pour ainsi dire éternellement. Une relation trinitaire à l’intérieur de l’homme. Buber se contente d’une existence éternelle du Toi qui parle au Je.
Il se trouve qu’en français le livre des engendrements de l’homme se dit le livre de raison sur lequel l’on inscrivait sa généalogie. Ce qui indique le lien précis du retour de la raison dans l’écrit.
Mais pour le coup ce n’est plus un rapport « existentiel au temps » qui serait similaire au livre et à l’homme mais un rapport à la mort.
Le livre de raison est ce qui survit, qui dépasse la mort et permet le lien des générations, or ce qui fait le lien c’est avant tout le père.
D’un point de vue chrétien la Résurrection est tellement forte qu’elle suffit à faire le lien. Elle est le véritable mémorial, celui qui s’actualise sans cesse dans l’eucharistie. Le mémorial de l’engendrement du Christ : le secret de Marie.
Extrait de L’Être et l’Argent, à l’origine du droit écrit, par Henri Du Buit
[1] Voir à ce sujet : Ce qui est écrit est écrit, H. Du Buit, Les provinciales, 2007.
[2] George Steiner, De la Bible à Kafka, Bayard, 2002, « Notre patrie, le texte », p. 182, 187 & 188
[3] Albin Michel, 2007
[4] Marc-Alain Ouaknin, Le Livre brûlé, « Points sagesses », et H. Du Buit, Ce qui est écrit est écrit, p. 110 sqq