Joshua Sobol : « La réalité est en trop ».

Dans cette pièce Joshua Sobol illustre un des grands débats particulièrement marquants pour Israël et dans le monde qui eurent lieu ces dernières années. Il correspond à l’échec des accords d’Oslo dans la « seconde Intifada ». Il y eut un moment où la guerre qu’il fallut mener contre le terrorisme constitua une dure épreuve pour de nombreux soldats ou officiers israéliens, qui étaient « en première ligne » au contact de la population civile et furent tentés par des attitudes de démission ou « le retrait » pur et simple. Ce que l’on appelle en Israël « la situation », c’est-à-dire la présence nécessaire depuis 1967 de l’armée israélienne au-delà de la « ligne verte » (la précédente ligne de cessez-le-feu dans la première guerre israélo-arabe de 1948), le caractère populaire de la résistance arabe à la présence israélienne dans « les territoires » mais aussi le recours particulièrement violent aux attentats suicides, prétendirent ébranler certains principes fondamentaux de l’État d’Israël comme le droit de se défendre, le respect de la vie et des civils et la leçon de ne pas mourir tout comme à Massada ou à Auschwitz.

Instant de Vérité évoque la vie presque ordinaire d’une famille israélienne typique avec son entourage hétéroclite, dont plusieurs membres appartiennent à des unités combattantes. À cette époque elle se trouve donc touchée par cette guerre au contact des civils, donc vécue comme particulièrement « sale » et ayant mis à l’épreuve le patriotisme et l’idéal des jeunes Israéliens. Les conflits de générations, les puissantes divergences politiques, la relation entre les sexes, l’attitude vis-à-vis de l’État et aussi l’ampleur du sacrifice consenti par la jeunesse pour mener à bien sa tâche ingrate, ainsi que les mirages du succès et de l’argent animent les dialogues de ce drame familial foisonnant qui rend toute la vie de cette société en ébullition, si variée, si attachante et si nécessaire.

« L’instant de vérité », c’est celui où au cours d’un engagement un officier prend conscience du sacrifice moral que sa responsabilité exige pour la conduite des hommes dans ce combat ingrat qui laisse peu envisager la gloire à l’horizon. (Ce n’est pas seulement la tâche des Juifs d’ailleurs, Sobol choisit opportunément de rappeler que des soldats arabes volontaires de Tsahal témoignent eux aussi de leur attachement difficile à l’État d’Israël et à ses lois.) Mais c’est aussi celui du choix quand, de retour dans la maison familiale (les soldats israéliens sont engagés très près de leur foyer), toutes les tensions du combat et de la vie de troupe au lieu de s’apaiser dans la vie quotidienne imbibent celle-ci de ses peurs et de sang.

Cette pièce, « historique » à sa manière, comme tout peuple qui paye son tribut et qui souffre, correspond à une époque précise de l’histoire des luttes contre Israël et elle a probablement pris fin sans autre résultat tangible que l’évacuation de Gaza en 2005 et une reprise timide de la diplomatie. En effet, la clôture de sécurité érigée pour empêcher le passage des explosifs a protégé depuis huit ans les Palestiniens de perpétrer de nouveaux crimes. La publication de cette pièce – qui eut beaucoup d’impact en Israël lors de sa création – constitue donc un retour historique, à un moment où le risque de nouveaux affrontements avec les pays voisins et la participation de tous en Israël à l’effort de défense sont à nouveau au cœur du débat politique. Dès lors ce n’est pas seulement une traduction qu’il convenait de réaliser, mais sa translation dans l’époque différente où déjà nous entrons. Le monde vieillit vite, surtout un vieux pays d’Europe toujours dans une situation radicalement différente à l’égard d’un engagement armé et qui se fait l’écho de réflexions bien abstraites à son sujet, à mille lieues du théâtre si vivant de Sobol. Bien plus que le nôtre, le théâtre israélien est un théâtre contemporain, contemporain même des événements qui se déroulent sous ses yeux, un théâtre de l’immédiat qui joue le rôle social et politique essentiel d’incarner les grands drames de la conscience nationale. Pour son édition en français ce texte est donc accompagné d’un avertissement de Joshua Sobol et annoté et présenté par Saskia Cohen Tanugi, traductrice en français de Sobol, auteur et metteur en scène, française et israélienne qui met ici Instant de vérité en situation et confère à cette édition la valeur d’un classique.

Olivier Véron, Les provinciales.