Clément Bulle, Le Stalker : « Dénonçons les tièdes, oui, ils sont la plus certaine voie du malheur. Dénonçons les menteurs et les peureux, les rassis, les exterminateurs et les suffisants, qui sont les mêmes. »

rivr couv Rr« Ah, c’est rabelaisien ! ça veut dire attention, c’est pas délicat, ce truc là, ça manque de correction. Et le nom d’un de nos plus grands écrivains a ainsi servi à façonner un adjectif diffamatoire. Monstrueux ! »
Mise en garde de Céline. Mais comme dans Crafouilli abondent jeux de langages, bas-corporel, gigantisme, ruptures de tons et bigarrures, Rabelais rôdera toujours dans les parages de ce livre. Jubilatoire, inconvenant, noir. Chaque phrase valant partition pour grand orchestre, la tentation se fait grande de savourer l’œuvre par tranches musicales pour en saisir chaque nuance, chaque dissonance. Et de s’enthousiasmer de la richesse des matériaux, de la musique délicate, de l’harmonie de l’ensemble. Mais on ne se contentera pas de prélever n’importe quelle part de cette farce cosmogonique étonnement consistante. Il ne s’agit pas ici que de réussite formelle, que de virtuosité. Puisqu’il est question de Rabelais moderne [1]. Rabelais, oui, décidément, pour cette esthétique de l’abondance, ce goût de la copia dont l’objet, d’après Érasme, était de créer une prose qui soit à même de rivaliser avec la profusion de la nature. On trouve dans Crafouilli comme dans Gargantua ces énumérations où les mots et les choses s’emboîtent, s’imprègnent, s’entrechoquent, brassent, s’embrassent, forment jungle qui met le catalogue sens dessus dessous, détraquent la liste. Détraquent la langue. Brisent tous les cadres. Enivrent, énervent. Dé-Racine(nt). Texte fondamentalement rabelaisien pour son illisibilité, à savoir une langue qui se hérisse, prolifère, invente, se cabre contre tous les académismes. Épopée ciselée dans une langue aussi familière, crue, qu’étrange et somptueuse . Une langue qui bouleverse [2]
Crafouilli n’est pourtant pas un texte expérimental, pas plus qu’il n’est un « conte pour rire ». Raison pour laquelle il reste à part, ne trouvant nulle place bien définie. Il ne se prive de rien, ni du rire, ni de l’outrance, ni de la délicatesse, de la noirceur, de l’érotisme, du merveilleux. Tout lui est bon, et tout est pris ensemble. Ce qui le rend inacceptable, sauf à l’émasculer. Ce livre est peut-être voué à ne vivre que coupé. C’est son drame, d’être si savoureux par bouchées. On en fait de beaux petits blasons truculents, évacuant ainsi la leçon essentielle de son énormité : la vitalité des équivoques, la nécessité des couplages audacieux qui sont les mieux à même de dynamiter les grandes têtes molles et de miner les vieux sillons sempiternellement creusés des conventions génériques, des recettes de la bonne narration, de la conformité aux canons. Tout ce dont Crafouilliprend le contre-pied. (…)
Tressage du merveilleux, du bouffon et du sexuel, qui préfigure l’alliance du mystique et du mélo accomplie dans La Chair… à se demander s’il ne faudrait pas aller voir encore un peu au-delà de Rabelais, du côté des fatrasies, pour les manipulations du langage, mais aussi cet art de l’accumulation et des contrastes, ces brusques et savantes cassures. Aucune formule lapidaire, nulle incontestable filiation, si louangeuses fussent-elles, ne résistent en fait à ce livre. Crafouilli n’est fait ni pour rassurer ni pour être classé. L’entrelacement des genres, des lexiques n’annule pas leurs effets respectifs ; mieux, ils s’accordent dans une même perspective qui est la quête de vérité contre ceux que Petrus Borel appelait les « âniers en pourpoint de docteur »… quête et combat à livrer par tous les moyens, sous tous déguisements, par tous les truchements :« Dénonçons les tièdes, oui, ils sont la plus certaine voie du malheur. Dénonçons les menteurs et les peureux, les rassis, les exterminateurs et les suffisants, qui sont les mêmes » [3]. Le rire étant l’une des armes naturelles de cette dénonciation puisqu’il s’agit de retrouver l’esprit de la fête des fous, le principe d’un monde à l’envers qui saisisse par la démesure et l’outrance la vraie face du monde, dans toute sa complexité, ses paradoxes, ses ombres et ses lumières ; par l’artifice, les travestissements, la parodie, le masque, la fantaisie noire et désacralisatrice, retrouver cette essence de la culture comique populaire, dont le bannissement de l’espace public et le confinement dans la sphère privée ont commencé à partir du 17e siècle : après Rabelais, Shakespeare, Cervantès [4]. Voilà pourquoi le charivari sexuel et funèbre de Crafouilliest bien moins gaulois que macabre, évoquant ces danses au milieu des charniers du cimetière des saints-innocents (…)
Très sérieux Crafouilli. Qui fait voler en éclat les catégories. Celles qui voudraient rendre indécent de rire avec Kafka [5] ou voudraient absolument nous faire envisager Swift sous le seul angle de son talent satirique. Il ne faudrait donc pas trop se fier à la fièvre verveuse de ce récit, à sa scatologie, ses saillies, sa saveur, bref son écriture ; car c’est bien de nous qu’il parle aussi, de nous hier, ici et maintenant, et des formules à inventer pour continuer les combats de Rabelais.

Clément Bulle, Le Stalker, décembre 2010

[1] La formule est de Stéphane Giocanti, « Les Crafouillis nous parlent », juin 2000, L’Action Française.
[2] « Rabelais est devenu illisible et peut-être, depuis, dans cette langue, ne peut-on qu’être illisible dès qu’on se met à y introduire des bouleversements », Philippe Muray, Céline, Seuil, 1981.
[3] Rivron, à propos de Crafouilli : À celui qui…
[4] Pierre Rimbert, « Éloge du rire sardonique », Le Monde diplomatique, août 2010, p. 28.
[5] « Il y a eu Pound. C’est le dernier. Après, plus rien. Le néant. Je suis dans le néant. Le sachant. Tous les cons alentour ne le savent pas. À partir de déclarations de ce genre, écrire devient un vrai plaisir. Mais attention. Je veux bien que tout soit politique. On commence à s’apercevoir que l’œuvre de Kafka est politique. Et comique. Qu’on peut rire en la lisant. Il me semblait que cela allait de soi. Aujourd’hui, malheureusement, on n’a plus tellement envie de rire à lire les comics de celui-ci, les tragics de celui-là. (Ma plume a des noms plus ou moins propres qui la démangent, mais non) » Georges Perros, Papiers collés III, Gallimard, 1978, p. 299.