L’homme, ses bizarres idées de bonheur
par David Cohen
608 pages, 20 €
Ce livre n’est pas l’autobiographie d’un homme achevé – « un des plus grands spécialistes modernes du domaine sémitique », selon Claude Hagège – et qui ferait retour sur soi… mais c’est la tentative passionnée, presque désespérée de répondre à qui lui jeta un jour à la figure, après un différend : « Vous êtes dans votre bureau, vous ne voyez rien vous ne connaissez pas la vie ». Dès lors il fallait que celui qui avait fait profession de la connaître, cette vie, en tout cas de l’apprendre, – comme Julien Green écrivant ses romans « pour savoir ce qu’il y a dedans… » – s’efforce de « dire sa vie » : « pour savoir si j’ai vécu »… Celui qui par goût, par profession aura tant lu et tant écrit sur les grammaires des autres, s’est fait violence en somme et rend compte de tout ce qui a fait vibrer son âme. Le petit enfant juif de Tunis tremblant de déposer dans les boîtes aux lettres des feuilles « subversives » avant guerre, le jeune boursier du lycée français découvrant la littérature d’avant-garde, puis les aventures étranges de la guerre et de la libération, le journaliste facétieux du parti communiste à Alger qui fréquenta des hommes hors du commun comme Kateb Yacine ou Mohammed Dib, et tant d’autres mis à nu par ce regard lucide et enfantin – cet homme sort de sa réserve : le lecteur parle. Dans cette tension pour interroger les origines de notre monde et son langage, tant de souffrance et de beauté mêlées, David Cohen parcourt pas à pas le destin de notre pays, et lui fait don ainsi de son histoire d’un siècle : la volonté d’exister en dehors d’une culture archaïque, les évidences de la foi autant que la raison, la mémoire des pogroms dans un Islam rien moins que pacifié, la stratégie du communisme, la passion amoureuse au milieu des grands remous de l’histoire dont la vague vient le toucher de près…
La guerre révéla les grandeurs pitoyables des écrivains français choyés, si faux dans leur jugement dès qu’il s’agit des Juifs. Le communisme meurt en lui longtemps avant que ne s’écroule son empire sur le monde. De bizarres idées de bonheur l’abandonnent. Mais l’interrogation brûlante à propos de la littérature, de l’histoire et du langage persiste, et persiste également en dépit des ridicules cuisants du christianisme, le prestige du Juif honni de Nazareth, révolutionnant mieux que nos pauvres Lumières les attitudes et les pensées des hommes jusqu’à aujourd’hui. Mais cela bouleverserait-il le lecteur si ne faisait irruption tout à coup au cœur de ce récit une voix radicalement étrangère ? Comme dans un vrai livre, un vrai roman, comme dans ces histoires que l’on invente parce qu’on n’a pas osé en tenter l’aventure, tout au bout de ce discours que l’on se tient à soi-même depuis qu’on est enfant – ce coup de théâtre : l’hôte intérieur se manifeste… Ce n’est pas la commune, ordinaire, dérangeante « conscience morale » mais une véritable altérité intime, la présence incroyable que l’âme enfin découvre en face. Le double sort de sa cache, crève toutes les défenses du moi, et charriant la poésie de toutes les langues traversées provoque chez le sujet cette brutale « décongestion cérébrale », où le personnage intraitable, rationnel, presque humain mais différent et effrayant, cette sorte d’ange grotesque façonné sur le même patron que lui, apparaît.
Olivier Véron
« Votre étonnement ne m’étonne pas.Vous avez entre les mains un livre.
J’ai dans la mémoire le moment de détresse et l’épanchement (impudique) qui l’a provoqué. Un livre, en tant que lecteur, en tant qu’éditeur, vous pouviez classer :
ce qu’il y avait de parlant pour les autres, ce qu’il y avait de muet. Vous pouviez couper, je vous y ai encouragé.
Pour moi, quelque chose avait commencé spontanément, s’est déroulé, sous un très faible contrôle, a cessé brusquement et définitivement. C’était fait par moi et pour moi.
En quoi cela pouvait-il intéresser un lecteur ? Qu’est ce qui pouvait l’intéresser ? Je n’en savais rien, je n’en sais toujours rien. Quand je m’étais fait à l’idée d’une publication, j’ai pensé à mettre en exergue ce que dit Canova à propos de Pauline : Pourquoi ma faim est-elle en moi et vous hors de moi ? C’était, de la part de l’artiste, à propos de beauté.
Mais la faim est la condition de la vie, nous vivons du dehors, depuis l’air que nous respirons, jusqu’au désir de l’autre qui assure la survie de l’espèce. Mais les idées de bonheur (pour tous et pour soi) ne sont plus de mise. Il est venu affamé comme tous les hommes et les hommes l’ont nourri. Dieu, ce n’est plus ce que c’était. Aux petits des oiseaux il donnait la pâture. S’il revenait, on l’enverrait aux restos du cœur. En attendant qu’on s’occupe de son pouvoir d’achat. Prenez tout cela pour des phrases. Elles ne sont rien d’autre. Mais ma longue vie n’a servi qu’à justifier ma fuite. Dieu est réduit par les religions que je connais à la fonction d’un inspecteur vétilleux, contrôleur de nos gestes.
La mort fait office d’extrême onction.
Peut-être penserez-vous que je vous querelle ? Il n’en est rien. Mais de me refrotter à ce texte réveille les démons endormis. C’est à eux et à moi que j’en veux. »
David Cohen
L’homme
Ses bizarres idées de bonheur l’avaient abandonné
Il imposait sa voix inquiète
À la chevelure dénouée
Il cherchait cette chance de cristal
L’oreille blonde acquise aux vérités
Il offrait un ciel terne à des regards lucides
Leviers sensibles de la vie
Il n’attendait plus rien de sa mémoire qui s’ensablait
Paul Éluard
La rose publique
« Un ouvrage impossible à enfermer dans une définition : Journal (il cite souvent Jules Renard), Mémoires (les figures de Lacan ou de Primo Levi hantent ces pages), poésie ?… On a donné à croire aux enfants de Mai 68 que la linguistique affirmait l’arbitraire de toute langue humaine. Par son témoignage personnel, David Cohen préfère rappeler et fêter l’homme – au-delà de ses contradictions et de ses illusions, dans la lente construction du miracle d’exister. »
Alain Suied
L’Arche