« Le peuple juif s’est conservé par le souffle des enfants qui étudient la Torah. »
Ce dicton talmudique contient en lui les éléments fondamentaux de la philosophie politique juive, fondée sur le principe de transmission, ou plutôt de la transmissibilité. Le judaïsme, terme inventé tardivement et appliqué rétrospectivement aux pratiques religieuses ou cultuelles du peuple juif, instaure sa Loi par le respect de Mitsvot ou commandements. Les injonctions adressées au peuple reposent sur deux piliers que l’on nomme en hébreu : Shmor et Zakhor. « Tu garderas et tu te souviendras ». Les bénédictions les plus importantes du judaïsme ne cessent de revenir sur ces deux principes. Lorsqu’il est dit « Tu garderas et tu te souviendras du shabbat », les termes utilisés sont en fait Shmor et Zakhor. Ahad Haam, penseur sioniste, membre du mouvement des Amants de Sion a décrit ce souci de conservation réciproque entre le peuple juif et sa Loi par la formule suivante : « Ce n’est pas le peuple juif qui a gardé le shabbat, mais le shabbat qui a gardé le peuple juif. » La mémoire est une bénédiction et bénir construit notre mémoire. Être juif n’est pas une identité, mais la liberté de répondre à l’injonction de transmettre.
La notion de conservatisme dans le judaïsme a un sens particulier, qui ne réside pas dans la préservation d’un patrimoine ou d’un passé, mais dans la capacité de transmettre aux générations futures. Le judaïsme n’est pas un objet ou un ensemble de contenus que l’on sauvegarde, en revanche il s’efforce par la fidélité, l’étude et la temporalité de construire le pont qui reliera nos enfants à l’origine fondatrice du peuple juif dans l’histoire : son élection pour porter une Loi. Le nom Juif n’est pas mentionné dans la Torah, il est conçu bien plus tard sur une racine hébraïque, que l’on retrouve dans le terme Judée, et qui signifie remercier. Dans la Bible les Juifs sont désignés comme les fils d’Israël, ou comme les Hébreux, qui étymologiquement signifie les passeurs. À cet égard il serait plus juste de parler de traditionalisme juif que de conservatisme, car le peuple juif réinvente, à chaque moment de son histoire, une tradition ancienne sans la rejeter ni la maintenir figée. L’application des règles de la vie juive porte le nom de Halakha, littéralement la marche. Son rôle n’est pas la répétition d’un culte, mais un retour sur l’alliance qui lie le Juif à sa Loi, son peuple et sa terre. Le don de la Torah est l’acte fondateur d’une histoire, d’une aventure humaine qui doit mener la nation juive à s’accomplir sur une terre promise. Toutefois les termes de ce contrat moral et politique sont clairs, il ne s’agit pas de conquérir un sol ou un lieu, mais d’y bâtir une demeure, et d’en être digne. La terre promise doit devenir une terre de vocation, une maison construite dans le temps, et non dans l’espace, en vue d’une rédemption. Les fondements de la légitimité politique du projet national juif repose sur le messianisme, non pas dans un sens mystique, mais bien à travers le rôle du messie, oint pour régner, un messie-roi (Melelkh Machiah selon le texte biblique). La fonction politique du messie est présente dès l’origine, elle établit un lien qui instaure une continuité de la tradition vivante. La nation juive a vécu des périodes, au cours de son histoire, où elle a été contrainte de dépolitiser le messianisme, pour le perpétuer sous forme d’éthique, ou comme un facteur spirituel de survie pour surmonter les persécutions en exil. La réalisation du projet éthique et politique de la nation juive implique une nécessaire traversée du désert, qui ne peut être assimilée à une sorte de nomadisme, mais uniquement comme une épreuve de la souffrance annonçant l’avènement d’une rédemption.
Le peuple juif doit être capable de métamorphoser la tradition en pulsion de vie, et ne doit pas se considérer comme le gardien d’un héritage en voie de disparition. La posture juive est celle de la confiance, et non celle de la foi, mot qui n’existe pas en hébreu. On traduit souvent le terme hébreu Emouna par la croyance, alors qu’il signifie la confiance, que l’on retrouve dans la réponse aux prières, Amen. Une des prières les plus importantes du cycle de la vie juive, qui établit sa temporalité, est celle du Kaddish, prière du fils après la mort de son père, répétée chaque jour pendant un an devant dix personnes. Sa valeur n’a de sens que parce que ces dix personnes présentes témoignent en répondant Amen et son contenu n’évoque en rien la personnalité du défunt. Elle glorifie Dieu, la création et son action, mais en fait elle est la preuve d’une continuité de la tradition par la filiation, car dans le judaïsme ce sont les fils qui bénissent les parents, respectent leur antériorité, et assurent la continuité. Une formule des Pirké Avot (littéralement les chapitres des pères) résume bien cette idée : « Ne dites pas mes fils, mais mes bâtisseurs ».
Le retour du peuple juif sur la terre de ses ancêtres est un projet politique qui a pour but une rédemption, comme l’indiquent à la fois le nom de ce mouvement, le sionisme (issu de la colline de Sion et métaphore de Jérusalem), la renaissance de la langue hébraïque, la réviviscence du travail de la terre (nommé par les pionniers Geoulat Haadama, la rédemption de la terre) et la régénération d’une puissance. Le sionisme s’inscrit dans la continuité d’une histoire ancienne renouvelée qui est l’élection, c’est-à-dire l’accomplissement d’une mission spirituelle reliant une terre, un peuple et une Loi. Au moment de reconstruire l’État dans lequel la nation juive forgerait son destin, les fondateurs du mouvement sioniste, pour la plupart éloignés de la pratique religieuse, s’interrogèrent sur la nature de cette société en gestation et firent le choix d’assumer aussi bien la langue et la culture hébraïques que l’ensemble du patrimoine juif. Le rétablissement de la souveraineté juive sur la terre d’Israël ne pouvait se faire qu’en assumant le passé et l’héritage du peuple depuis son origine. Herzl et Jabotinsky, penseurs du sionisme politique moderne comprirent la nécessité de placer la création du nouvel État sous le signe du royaume de David, que la confection d’un homme nouveau ne pouvait se faire en tournant le dos à la tradition, mais en réincarnant les mythes de l’héroïsme hébreu, de Samson à Massada. Ben-Gourion imposa l’étude de la Bible à tous les enfants, car la connaissance de ce texte construisait, mieux que tout autre corpus, le sentiment d’appartenance. Les pionniers, inventeurs de l’utopie kibboutzique, ressuscitèrent les rites et fêtes agricoles du calendrier juif. L’archéologie biblique ne nous dit rien sur les Patriarches, la sortie d’Égypte, ou le don de la Torah, mais elles apportent la preuve de la réalité physique d’une civilisation juive. Le narratif qui sert de substrat à une philosophie politique inspirée du judaïsme est le suivant : alors que les peuples établissent leurs lois après avoir obtenu la souveraineté sur leur terre, la nation juive porte en elle la Loi par laquelle elle s’est faite peuple. Lorsque les nations perdaient leur indépendance, leurs lois disparaissaient avec elle, mais pour le peuple juif la Loi demeure, même lorsqu’il est en exil ou privé d’autonomie. L’État d’Israël a donné aux Juifs l’occasion de recréer une société à caractère juif, avec les difficultés que cela comporte dans les relations entre les instances religieuses et les gouvernements, fondée sur un modèle de transmission dans lequel le spirituel se nourrit du politique et vice versa. La révolution « conservatrice » du sionisme a opéré un changement radical dans la relation entre le monde et la nation juive. Le souci politique est devenu essentiel pour le peuple juif, car l’histoire douloureuse lui a enseigné que faire l’économie de la politique était la meilleure manière d’en être la victime directe ou collatérale. Le sionisme s’est développé dans la connaissance du passé et la séparation pour construire une communauté de destin, dont la présence sur la terre d’Israël est essentielle et non accidentelle. Alors que les sociétés occidentales traversent une profonde crise de la transmission, le modèle improbable du retour d’un peuple sur sa terre ancestrale, comme le souvenir d’un futur à venir et à bâtir, pourrait servir de source d’inspiration politique.
Michaël Bar-Zvi, article du Dictionnaire de conservatisme, dir. Frédéric Rouvillois, Olivier Dard, Christophe Boutin, Édition du Cerf, 2017.