La Fontaine pour toujours
Afin de célébrer le quatrième centenaire de la naissance de Jean de la Fontaine, Emmanuel Macron aura eu au moins la bonne idée de convoquer Fabrice Lucchini à Château-Thierry, pour nous rappeler l’étonnant génie du fabuliste. Je ne suis pas scandalisé, pour ma part, qu’un tel anniversaire donne lieu à une manifestation officielle, au risque de sembler soumettre la république des lettres à l’empire de l’État. Précisément, le cas La Fontaine nous place au cœur de cette question très politique qu’est la relation de la langue à l’esprit d’un peuple. Je n’ose employer le terme d’identité qui prête aujourd’hui à tant de querelles, mais le volksgeist pourrait donner prise aussi à équivoque. Le romantisme allemand s’est trouvé à l’origine d’une conception ethnique de la culture, qui n’a pas été sans dommages. Comment nier, pourtant, la pluralité des langues et leurs contributions irremplaçables au trésor commun ? Mais leurs ancrages singuliers ne sont pas forcément contraires à un sens de l’universel qui passe par leur médiation.
Oui, La Fontaine, expression même de la singularité française, est aussi un génie universel, qui se haussant à la langue des dieux, nous offre le plus large panorama de notre humanité. Impossible de nous priver de cette singularité, qui, avec le fabuliste, atteint une perfection telle qu’elle demeure encore le meilleur outil pédagogique, celui qui permet à l’enfant d’accéder à la maîtrise de son langage et à la perception du monde, qui ne va pas sans la perception de l’insertion de l’homme dans le monde. Insertion forcément politique selon Aristote, c’est-à-dire sociale et qui nous renvoie à la profondeur de l’histoire et de la pensée. Voilà qui nous ouvre une perspective. L’homme des fables n’est pas seulement celui qui nous accueille, souriant, au seuil de sa maison, et nous convie à une aimable promenade avec nos frères les animaux. C’est aussi le témoin et le relais d’une tradition, celle qui nous renvoie à la sagesse des anciens. Dans la querelle des anciens et des modernes n’a-t-il pas pris parti pour les premiers ? Ce n’est pas à la réduction simpliste d’un libertin auteur de contes licencieux qu’il faut s’attacher, mais à l’héritier d’Aristote, celui de l’Éthique à Nicomaque. Seule l’étude complète des fables permet de se faire une idée exacte de l’ampleur de cette poésie. Et il a fallu le grand livre de Pierre Boutang, paru en 1981 sous la marque de Jean-Edern Hallier et d’Albin Michel pour en explorer toutes les dimensions. Son heureuse réédition par les provinciales en 2018 a permis à Bérénice Levet de définir le projet de Boutang : « En plaçant ainsi son étude sur La Fontaine sous le signe d’Aristote et de Vico, Boutang inscrit La Fontaine dans une famille de pensée, une tradition cachée (dont l’histoire est à écrire) dont la figure tutélaire est en effet Aristote et se poursuit avec Vico, en passant par Montaigne, Molière, conduisant jusqu’à Albert Camus, Hannah Arendt et qu’il nous appartient de maintenir vivante aujourd’hui. » (1)
Une certaine finitude humaine. Le nom de Vico est essentiel pour Boutang. Il explique en avoir fait la connaissance dans les années 1960, et ce fut pour lui une illumination. Vico, c’est l’anti Descartes, et plus encore l’ennemi de ce qui se réclamera du cartésianisme. Et sa notion d’universaux fantastiques renvoyait directement à La Fontaine. C’était un élargissement de la pensée et de la sensibilité aux dimensions révélées dans le trésor des fables. Pour autant, ce fantastique n’avait rien de démesuré. Rien de plus actuel et de sérieux que ce partage entre ceux qui défendent une certaine finitude humaine, celle d’un être qui n’est ni ange ni bête, à l’encontre de ceux qui sont pour la démesure, celle qui, loin de faire grandir, risque d’enchaîner à une ingénierie désastreuse. Celle que Bernanos désignait en opposant la France à la civilisation des robots. À l’heure des transgressions bioéthiques, follement adoptées par le régime macroniste, et des projections transhumanistes, le sens des « limites que gardent les dieux » n’a jamais été aussi impératif. Sans doute, Boutang s’engage-t-il dans un parcours philosophique qui n’est pas celui du poète. Mais comme l’explique encore Bérénice Levet : « Il ne s’agit pas d’éclairer la Fontaine par Aristote mais de faire apparaître qu’il y a chez le fabuliste une pensée de la condition politique et morale des hommes aussi consistante, aussi puissante que chez le philosophe. »
Lorsque parut l’essai de Boutang, Le Monde demanda à Marc Fumaroli d’en rendre compte. Le choix était judicieux, l’intéressé étant l’un des meilleurs connaisseurs du fabuliste, sur lequel il avait écrit son propre ouvrage. Sa familiarité avec le XVIIe siècle lui permettait de contredire Boutang sur ce qu’il appelait « la sociologie de l’Ancien régime », et notamment la société de cour « sans laquelle le roi n’est qu’un fantôme ou un tyran ». « Or le grand jeu des fables est une méditation sur et pour la société de cour, pièce maîtresse de l’Ancien régime, puisqu’elle était, par excellence, le milieu d’éducation du roi. » Mais Boutang ignorait-il cela ? Je ne le crois pas. N’affirmait-il pas : « La Fontaine pense d’abord, presque uniquement, à la formation des princes, et il ne pouvait penser à autre chose. » Sans doute Fumaroli s’est-il fixé sur la disgrâce de Fouquet, qui a entraîné son ami fidèle à ne jamais fréquenter Versailles. Boutang le sait très bien, mais son souci historique n’est pas premier. Et d’ailleurs Fumaroli lui rend hommage de son « analyse forte et juste qui restitue à La Fontaine sa stature de penseur poétique, trop souvent sacrifiée à l’homme de lettres et ses techniques. » Le véritable objet de la querelle concerne en fait les positions politiques de l’un et de l’autre. Le philosophe aurait passablement remanié l’héritage dix-septièmiste pour l’adapter à ses préjugés. Le premier concerne la monarchie gaullienne, qui, pour Fumaroli a peu à voir avec la monarchie d’Ancien régime, elle serait même d’une autre essence. Le second concerne, pour simplifier les choses, le capitalisme financier. Boutang alléguant La Fontaine contre celui-ci, n’aurait pas compris qu’on ne faisait pas un drame de l’argent, qui à l’époque était « un cens qui donnait accès à ses honneurs »
Pourquoi ne pas dire qu’entre libres esprits la discussion est possible ? L’essentiel n’est-il pas que le grand poète demeure la source d’une inspiration et d’une sagesse dont nous ressentons toute la force. ■
Gérard Leclerc, Royaliste n°1215, juillet 2021.