• Le Purgatoire, Pierre Boutang, Les provinciales, mars 2021, 430 pages, 30 €.
La plupart de ceux qui connaissent le nom de Pierre Boutang l’ont appris grâce aux deux émissions – et au souvenir lumineux qu’elles ont laissé – du magazine télévisé Océaniques, diffusées en octobre 1987. Peu habitué à ce genre de prestation, Boutang y apparut comme un personnage bougon, concentré et ramassé en lui-même, sur la défensive, face à un George Steiner volubile et très à l’aise.
Au début de la première émission, l’animateur – Michel Cazeneuve (1942-2018), lui-même écrivain et spécialiste de C. G. Jung – demanda à ses invités de se présenter réciproquement (ce passage ne figure pas dans la transcription publiée chez Lattès, Dialogues. Sur le mythe d’Antigone, sur le sacrifice d’Abraham, 1994). Steiner qualifia Boutang de « maître d’une certaine solitude, très altière, et qui de temps à autre permet la provocation d’un intérêt passionné ». De son côté, préfaçant la mise en livre de ces entretiens, Boutang écrira : « Le dialogue avec George Steiner, initié dans les années quatre-vingt, comment pourrait-il cesser ? Il m’arrive d’imaginer qu’il se prolonge, et s’accomplit, au Purgatoire, sans que j’aie à prouver l’existence de ce lieu ultime, ni en quel sens c’est un lieu, autrement que par l’étrangeté et la pérennité de notre rencontre ». L’allusion théologique n’est pas gratuite et les termes employés par Steiner – solitude altière – définissent à merveille Le Purgatoire ; non le dogme, mais le livre qui porte ce titre.
Y a-t-il de la place, dans la littérature et donc la sensibilité française, pour un roman total, à la fois analogue à et très différent de l’Ulysse de Joyce ou de son Finnegans Wake ? L’esprit humain est ainsi conçu que la nouveauté ne se définit que par rapport à ce qui existe déjà (on sait que, lorsque Galilée vit pour la première fois au télescope les anneaux de Saturne, dont la forme nous est aujourd’hui familière, son intelligence pourtant grande fut incapable d’interpréter correctement ce que ses yeux avaient perçu). Il en va de même avec Le Purgatoire, qu’on ne peut comparer avec rien de connu. Cette prose luxuriante, baroque, qui parfois effleure la poésie pure et dans laquelle Boutang se diffracte au prisme de ses trois « doubles », évoque les maîtres anglais tels Thomas Browne ou Robert Burton.
Projet remontant aux années 1950, interrompu pour écrire Ontologie du secret (sa thèse de doctorat en philosophie, 1973), achevé en 1975 et publié l’année suivante, ce roman à clef, roman de la mémoire, « source qui se montre et se cache », ou des mémoires (celle, entre autres, du monde ouvrier stéphanois, dont Boutang était issu) est peut-être une œuvre que chaque génération doit découvrir ou redécouvrir avant que son moment ne vienne. Cette réédition, dont l’exécution matérielle est admirable, a été annotée par Ghislain Chaufour et Olivier Véron, qui déploient une érudition magnifique, borgésienne, digne de celle dont on pare les textes classiques (certaines notes remplissent la page), où les références s’emboîtent les unes dans les autres, à la manière des poupées-gigogne.