Citée par Michel Houellebecq dans « Soumission », cette figure controversée, à l’influence mondiale, signe son autobiographie politique.
Or, à la page 157, l’un des personnages de Houellebecq conclut : « Dans un sens la vieille Bat Ye’or n’a pas tort, avec son fantasme de complot Eurabia. » Imposée par un sanglant télescopage entre l’actualité littéraire et l’événement terroriste, l’interrogation allait désormais courir, souterrainement, à travers une partie de la presse de droite et, au-delà, dans toute une blogosphère identitaire : si Houellebecq avait raison, serait-ce que Bat Ye’or n’a pas tort ?
Celle-ci était déjà très influente, objectera-t-on, bien avant les attentats de janvier 2015. Dès 2006, par exemple, le jeune historien Ivan Jablonka soulignait son aura internationale dans un riche dossier de La Vie des idées, revue fondée autour de Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France. Intitulé « La peur de l’islam. Bat Ye’or et le spectre de l’“Eurabie” », le dossier présentait l’itinéraire de cette auteure britannique, née au Caire en 1933, qui a travaillé sur le statut des dhimmis (minorités en terre d’islam) à l’époque médiévale, avant de signer en 2005 un pamphlet à l’écho sans frontières, Eurabia (Jean-Cyrille Godefroy, 2006), où elle accuse les élites européennes contemporaines de renoncer à leurs racines judéo-chrétiennes et de livrer leurs peuples à une nouvelle « dhimmitude ».
Obsessions pugnaces et angoisses virulentes
Au tournant des années 2000, ses textes ont reçu un accueil enthousiaste du côté de célèbres intellectuels néoconservateurs, comme l’Américain Daniel Pipes ou le Britannique Niall Ferguson, prompts à fustiger une Europe sans identité, avachie, capitularde. « Au sein de cette mouvance réactionnaire qui s’est développée aux Etats-Unis après le 11-Septembre, Bat Ye’or faisait déjà figure de pionnière, explique Ivan Jablonka au “Monde des livres”. Alors, quand l’Europe a été frappée à son tour, il lui a été facile de proclamer : “Je vous l’avais bien dit !” Depuis quelques années, elle est devenue l’un des piliers intellectuels de cette haine, ou de cette peur, de l’islam. Et ce qui m’a frappé, c’est que, chez elle, cette peur vient directement de l’enfance, puisque Bat Ye’or incarne le destin d’une diaspora juive séfarade dont on ignore souvent à peu près tout. »
Pour le vérifier, il suffit en effet de rencontrer Bat Ye’or, ou simplement d’ouvrir l’Autobiographie politique qu’elle publie aujourd’hui aux éditions Les provinciales (352 p., 24 €) : les obsessions pugnaces et les angoisses virulentes qui structurent son parcours s’enracinent dans le déracinement. Elevée au Caire dans une famille juive bourgeoise et cultivée, d’ascendance italienne côté paternel et franco-britannique côté maternel, Bat Ye’or, de son vrai nom Gisèle Orebi, a vu son monde vaciller puis s’effondrer.
Pendant la seconde guerre mondiale, d’abord, quand les soldats de Rommel approchent la frontière égyptienne. En 1945, ensuite, lorsque des émeutes éclatent au Caire : « Au cours de manifestations monstres, écrit Bat Ye’or, les commerces et les maisons juives furent pillés, les filles violées, les synagogues et les écoles juives incendiées, les asiles de vieillards et les hôpitaux de la communauté détruits, les bibles brûlées. » Puis, en 1948, au moment de la création de l’Etat d’Israël : « La foule attaqua tous les Européens aux cris de “Juifs ! Juifs !” » Et enfin, lors de la crise de Suez, en 1956.
De harcèlements en humiliations, et d’interdits en menaces, la famille de Bat Ye’or a fini par décider de partir, comme la masse des juifs égyptiens. « Terrorisés par ce halo de suspicion générale, d’hostilité méprisante et vindicative qui se caillait autour de nous, les chefs de famille n’avaient qu’un souhait : quitter leur patrie devenue prison. » Peu avant de dire adieu à son pays natal, en 1957, la jeune femme de 23 ans avait jeté au feu tous ses cahiers, journaux et manuscrits.
Faire l’histoire universelle des opprimés
Exactement six décennies plus tard, on interroge Bat Ye’or, de passage à Paris, sur les raisons d’un tel geste. « Je craignais que ces textes soient retenus contre nous. Pendant toutes ces années, je n’ai pas arrêté d’écrire, de prendredes notes, car je me rendais bien compte que j’assistais à un phénomène extraordinaire : l’effacement d’une communauté présente en Egypte depuis près de trois mille ans », confie celle qui choisit bientôt de signer Bat Ye’or, « fille du Nil » en hébreu. Dès son arrivée en Grande-Bretagne, la jeune exilée n’aura de cesse qu’elle n’ait reconstitué ces manuscrits et couché sur le papier la chronique de sa propre expulsion. Faire l’histoire particulière des dhimmis, ce sera faire l’histoire universelle des opprimés.
Enquêtant sur le destin des juifs, mais aussi des chrétiens, elle va se plonger dans les textes médiévaux pour mettre au jour ce qu’elle présente comme sa « découverte » cruciale : le statut de dhimmi, qui fut accordé à certains non-musulmans dans les terres conquises par les troupes des califes et des sultans à partir du VIIe siècle, selon des modalités qui dépendent des moments et des lieux.
Ce statut est d’abord protecteur : en échange du paiement d’une taxe, il donne accès à des droits, à commencer par celui de vivre, mais également de pratiquer son culte et de faire du commerce. Cependant, il est aussi infériorisant : citoyens de seconde zone, les dhimmis ne peuvent porter des armes, ont interdiction de construire ou de réparer leurs lieux de culte, doivent marcher vite, les yeux baissés et arborer des signes vestimentaires distinctifs.
L’écho du « Dhimmi »
En 1980, après des années de labeur, Bat Ye’or publie chez Anthropos son principal ouvrage, Le Dhimmi, qui reparaît aujourd’hui avec une préface de Jacques Ellul (1912-1994), intellectuel libertaire et théologien protestant (Les provinciales, 160 p., 15 €). A l’époque, cette étude fut saluée dans « Le Monde des livres » comme « un ouvrage de référence sans équivalent ». Aujourd’hui, elle fait l’objet d’évaluations contrastées. « Je n’ai aucune indulgence pour les discours lénifiants sur la “tolérance” de l’islam, tranche Lucette Valensi, auteure d’ouvrages de référence sur l’islam méditerranéen, mais ce livre-là est un pamphlet exalté, qui ignore la diversité interne et l’évolution des sociétés musulmanes dans le passé, et qui n’a pas plus de validité pour l’époque contemporaine : même Khomeyni n’a pas rétabli la dhimma en Iran ! »
Mohammad Ali Amir-Moezzi, dont les recherches érudites portent sur l’islam chiite, précise : « L’étude des textes est une chose, leur interprétation en est une autre. Bat Ye’or est quelqu’un qui connaît les textes classiques mais, comme beaucoup de collègues (dans un sens comme dans un autre), elle a tendance à en faire une lecture à la fois anachronique et unilatérale. »
D’autres universitaires sont plus nuancés. Un philosophe comme Rémi Brague, spécialiste de la pensée arabe médiévale, continue à tenir l’étude de la Britannique pour importante : « Je ne dirais pas qu’il faut prendre tout ce qu’elle avance au pied de la lettre, mais son travail est documenté et ne doit pas être négligé. »
De son côté, Bernard Heyberger, l’un des plus fins connaisseurs des chrétiens d’Orient, explique l’écho de ce livre par le contexte de sa parution : « Bat Ye’or a été influente parce qu’elle a été la première à attirer l’attention sur le phénomène des dhimmis. Et bien qu’elle ait choisi de valoriser les textes qui allaient dans le sens de sa thèse, à savoirque l’islam aurait toujours persécuté les chrétiens, elle a été capable d’aller chercher les documents en arabe à un moment où tout cela n’intéressait guère l’université. Aujourd’hui, c’est différent, le sujet a été bien investi par divers chercheurs, et le public que je rencontre lors de mes conférences attend des approches moins conflictuelles. Depuis quelques années, même si la référence aux dhimmis est fréquente sur les sites d’extrême droite, la préoccupation à l’égard des chrétiens d’Orient n’est plus limitée au milieu islamophobe et croisé »…
Au nom d’une défense de l’identité française, de l’Occident chrétien ou d’Israël
Symétriquement, les textes de Bat Ye’or se sont trouvés de plus en plus cantonnés, eux, dans ledit milieu. Elle a beau clamer que ses textes visent à appuyer les réformateurs musulmans, et qu’elle n’est pas responsable de l’usage qui en est fait, il faut bien constater que ses livres, désormais, nourrissent essentiellement la prose de journalistes ou de militants qui font de la lutte contre « l’islamisation de l’Europe » leur combat affiché, au nom d’une défense de l’identité française, de l’Occident chrétien ou d’Israël.
Souvent comparée à la journaliste italienne Oriana Fallaci (1929-2006), Bat Ye’or se voit citée élogieusement par l’éditorialiste du Figaro Ivan Rioufol. Son lexique est également repris par Eric Zemmour ou par Philippe de Villiers, lequel vitupère régulièrement des élites françaises « dhimmisées ». Référencée par des sites comme Riposte laïque, Le Salon beige ou Dreuz, elle est mentionnée avec respect sur le blog de Bernard Antony, longtemps chef de file de la branche catholique traditionaliste du Front national (parti qu’il a quitté en 2008). Tout récemment, le journal de L’Action française, organisation monarchiste fondée par Charles Maurras, invitait ses fidèles à lire Bat Ye’or et notait : « Toute terre conquise par les musulmans voit ses habitants ou convertis ou soumis. Le Dhimmi est un livre historique, certes ; c’est aussi un avertissement. »
Que les textes de Bat Ye’or fassent l’objet d’une réception aussi orientée a fini par mettre en alerte. Et par semer le doute, y compris chez ceux qui l’ont éditée. Mais, là encore, la situation est contrastée.
Ainsi le père dominicain Nicolas-Jean Sed, longtemps à la tête des Editions du Cerf, et qui a publié Bat Ye’or en 1991 (Les Chrétientés d’Orient entre « jihâd » et dhimmitude), assume-t-il une position inconfortable : « Sur ce genre de sujet, soit on dit les choses et on risque de faire le jeu de l’extrême droite, soit on ne dit rien et on n’est pas honnête. Moi, je suis pour l’accueil des migrants et des réfugiés, d’ailleurs j’y travaille, mais cela ne m’empêche pas d’ouvrir les yeux sur une certaine réalité de l’islam. La dhimmitude, je n’ai pas attendu que l’organisation Etat islamique crucifie les chrétiens pour la découvrir. Je suis ami avec des Irakiens depuis quarante ans ! En 1969, après les pendaisons organisées par Saddam Hussein, des juifs ont quitté l’Irak en disant aux chrétiens : “Aujourd’hui c’est samedi, mais demain c’est dimanche.” Voilà pourquoi j’ai publié Bat Ye’or. Car, même si son livre met les pieds d’un éléphant dans un jardin, j’ai considéré qu’elle abordait franchement un sujet dont personne, y compris parmi les dominicains, ne voulait entendre parler. »
Une certaine gêne
Quant au politologue Pierre-André Taguieff, qui demanda à son tour à Bat Ye’or, en 1994, d’actualiser Le Dhimmi sous le titre Juifs et chrétiens sous l’islam (Berg International), il n’hésite plus à confier une certaine gêne à son égard : « Aujourd’hui, je suis partagé. D’un côté, son ouvrage est une synthèse solide dont on avait besoin et que je ne m’interdis pas de citer moi-même ; et puis, je supporte mal la condescendance dont elle fait l’objet de la part de certains universitaires qui ne tolèrent pas les francs-tireurs. Mais, d’un autre côté, elle s’est montrée insuffisamment méfiante à l’égard des usages qu’on peut faire de son travail, et il est regrettable que, en noircissant le tableau, elle ait pu semblerjustifier les fantasmes complotistes. Il n’y a qu’à voir la place qu’elle tient dans le texte d’Anders Breivik. »
En effet, le tueur norvégien, auteur des attentats d’Oslo et d’Utoya en 2011, cite Bat Ye’or plusieurs dizaines de fois dans l’épais « manifeste » où il explicite ses motivations. Quand on lui parle aujourd’hui de cet hommage, l’intellectuelle britannique, qui vit près de Genève, commence par se cabrer avant de semer le soupçon : « Lorsqu’on vous attribue la responsabilité d’un tel massacre, c’est effrayant ! Je n’ai rien à voir avec un assassin comme Breivik. Mais le mal a été fait, on m’a exposée à la vindicte, la police est venue me dire que je devais me protéger. Tout ça, c’est une vengeance du gouvernement de gauche norvégien, dont j’avais dénoncé la complaisance à l’égard de l’islamisme. Pour lui, c’était une bonne occasion de me faire taire. »
Ici apparaît un aspect que même certains de ses amis reprochent à Bat Ye’or : sa tendance croissante à développerune vision complotiste des choses. De fait, ouvrir Eurabia, c’est plonger dans une prose dont le succès repose largement, désormais, sur son imaginaire conspirationniste, peuplé d’intentions bonnes ou mauvaises, de forces salvatrices ou malfaisantes. Une écriture qui accumule sans fin des détails concernant aussi bien des sommets diplomatiques que des réunions marginales, des traités d’Etat que des brochures sans importance, autant d’indices voués à étayer un seul et même scénario : depuis le choc pétrolier de 1973, les lâches élites européennes se seraient entendues pour vendre leur âme aux puissances musulmanes. Et lorsqu’on fait remarquer à Bat Ye’or qu’elle use d’expressions comme « cercles anonymes* » [* Note des provinciales : Bat Ye’or parle une seule fois de « cercles anonymes » pour désigner des connexions établies par des « réseaux de réseaux », sans que l’on puisse leur donner un nom : « Cette Europe-là, beaucoup d’Européens n’en veulent pas. Ici et là les frondes se préparent et la nomenclatura qui a construit ce monstre, se prépare à sévir contre ceux qu’elle devrait protéger. La confiance est rompue entre gouvernés et gouvernants dissimulés dans une bureaucratie mondialiste sans visage. Louvoyant dans les cercles anonymes des réseaux de réseaux, elle impose ses directives dictées par des pouvoirs étrangers, menacée de représailles économiques et par un terrorisme extra et intra-européen. » Bat Ye’or, L’Europe et le spectre du califat, Les provinciales, 2010, p. 16.] et « organisations occultes** » [** Note des provinciales : Bat Ye’or emploie une seule fois cette expression pour désigner des institutions parfaitement identifiées mais dont la vocation n’est pas d’apparaître sur le devant de la scène, mais de travailler en coulisse pour respecter l’apparence d’un fonctionnement démocratique (lobbyisme) : « Le Secrétariat de l’Alliance des Civilisations représente une organisation occulte supplémentaire d’envergure internationale. Il travaille en partenariat avec les États, des organisations internationales et régionales, des fondations et le secteur privé dans le but de les mobiliser dans des activités déterminées. Son fonctionnement représente une machine de lobbyisme gigantesque à l’échelle mondiale s’intéressant prioritairement aux organismes affiliés aux Nations Unies et dont les objectifs correspondent aux siens », Ibid., p. 171-172] pour le moins connotées, elle nie que ce soit son vocabulaire. Lui montre-t-on un passage précis, elle se retranche dans le silence, derrière un sourire pétrifié.
Minuscules malaises, effrois quotidiens et reculades intimes
Au cours de la conversation, du reste, ses silences, ou ses étranges fins de non-recevoir, retiennent l’attention. A celle qui affirme combattre non pas l’islam mais l’islamisme, et soutenir les réformateurs du monde musulman, on demande ainsi de nommer quelques-uns d’entre eux. « Il doit y avoir des théologiens musulmans qui font ce travail de relecture du Coran et de la charia. Il y en a probablement, moi je n’en connais pas », répond-elle, avant de lâcher un unique nom, celui de l’écrivain algérien Boualem Sansal… qui dit avoir rompu avec l’islam, et qui partage globalement sa vision d’un monde musulman figé.
« Ce que dit Bat Ye’or me semble sérieux, et correspondre à ce que je vis dans mon pays, observe Sansal, contacté par “Le Monde des livres”. Les dhimmis, en Algérie, ce sont les juifs et les chrétiens, mais aussi les Mozabites et tous ceux qui ne sont pas sur la ligne de l’islam orthodoxe. De ce point de vue, le monde musulman n’a guère évolué. Il est moderne en apparence, mais médiéval dans ses fondements. C’est difficile à comprendre, c’est de plus en plus difficile à vivre, aussi, parce que les islamistes, aujourd’hui, dominent largement la société. Personnellement, quand je sors de chez moi, je fais attention à ce que je dis, je sais qu’on risque de me regarder de travers, et je crois que ça commence aussi à être un peu le cas dans certains quartiers en France. »
A écouter Boualem Sansal, on comprend pourquoi Bat Ye’or le cite spontanément. Non parce qu’il serait une figure de « modernisateur musulman », mais parce que, comme elle, et comme les personnages de Houellebecq, il affiche une conscience aux aguets, toujours à l’affût d’une servilité ou d’une allégeance qui passerait moins par de grandes lois que par de minuscules malaises, effrois quotidiens et reculades intimes : dès les premières pages de Soumission, on croise des yeux inquisiteurs et d’autres plus déférents, par exemple le « regard obéissant et naïf » de Steve, spécialiste de Rimbaud qui acceptera un poste juteux à la Sorbonne désormais islamisée, aux mains des Saoudiens…
Le fantasme d’une grande machination ourdie par les puissants
Avant d’en faire une grille de lecture historique et politique, Bat Ye’or l’a elle-même développée, cette extrême sensibilité au « regard de travers » et à l’œil docile. Faites-lui remarquer que ses textes alimentent le fantasme d’une grande machination ourdie par les puissants, elle vous rétorque : « Vous savez, la dhimmitude, ce n’est pas seulement les concessions des gouvernements, c’est une peur que j’ai vécue, que j’ai vue dans les yeux des autres, sur leurs lèvres. En Egypte, j’étais minoritaire en tant que juive, mais en tant que femme aussi. Les jeunes filles que nous étions se baladaient avec des épingles pour se défendre contre les mains baladeuses. Il n’était pas envisageable d’aller seule au café, il fallait sans cesse surveiller ses habits, ne pas exposer ses bras, etc. J’ai découvert ma liberté en découvrant celle des Européens, en observant leur comportement, leur confiance. Soudain, je ne ressentais plus le besoin de regarder dans la vitrine des magasins pour voir si j’étais suivie, de développer ces yeux derrière la tête qui me permettaient de détecter une présence masculine derrière moi. »
De livre en livre, finalement, Bat Ye’or aura théorisé cette expérience d’inquiétude et de vulnérabilité, la radicalisant peu à peu jusqu’à l’universaliser dans un grand récit aux prétentions scientifiques douteuses, mais aux effets politiques explosifs. Si ses premiers textes relevaient d’un travail de recherche historique, ses pamphlets comme Eurabia s’apparentent davantage à la fable conspirationniste.
Ainsi l’intellectuelle britannique a-t-elle renoué, consciemment ou non, avec ce qu’elle présente comme sa vraie passion, la fiction. « Depuis toujours, je savais que je deviendrais écrivain, je ne pouvais pas y échapper. Quand j’étais jeune, j’écrivais tout le temps, j’étais esclave de mes personnages. Par la suite, j’ai bâclé mes travaux sur les dhimmis pour pouvoir retourner le plus vite possible à mes romans, à la recréation du monde mais, à chaque fois, il y avait un autre livre à venir, une autre sollicitation d’un ami. Je suis comme le personnage de Tchekhov qui aura passé son temps à rêver à ses cerisiers… Mais ce travail d’histoire que j’ai fait, je sais qu’il est lié à mes romans, mes personnages vivent dedans », confie celle qui dit préparer enfin la publication de son premier roman.
A cet instant, comme on lui demande si, par hasard, Michel Houellebecq n’aurait pas déjà rédigé une version romanesque de ses pamphlets politiques, Bat Ye’or conclut : « Houellebecq a écrit un grand roman. A travers ses personnages, d’une étrange façon, très simple, géniale, comme un peintre pointilliste, il a fini par dessiner Eurabia. Oui, c’est sympathique ! »
Jean Birnbaum, Le Monde du 15 févier 2018.
• Du même auteur : « Houellebecq et le spectre du califat », Le Monde du 8 janvier 2015.