Parfois, je suis enthousiasmé par un livre. Et, de temps en temps, j’en fais part aux lecteurs de La Vie. C’est une joie, certes, mais elle est intimidante : je crains toujours de ne pas être capable de transmettre avec assez de force les raisons qui fondent mon émerveillement. Cette fois, le livre s’appelle Georges Bernanos encore une fois (éditions les Provinciales) et son auteur, Sébastien Lapaque. Ce n’est pas la première fois que j’évoque le talent de ce dernier. Quant au titre, il laisse transparaître une très belle – et très rare – qualité d’essayiste : la volonté opiniâtre d’approfondir, de vérifier, de compléter ce qu’il écrit.
De ce livre, d’abord publié en 1998 et réédité cette année dans une version magnifiquement enrichie, j’évoquerai le premier chapitre : une étude sur le pamphlet de Bernanos composé en 1944-1945 au Brésil et publié en 1947. À l’époque, les critiques passèrent ces réflexions sous silence, quand ils ne s’en moquèrent pas. Y compris les catholiques. Or, 73 ans plus tard, force est de constater qu’elles étaient prémonitoires. Lapaque compare cet essai à un « coup de pistolet au milieu du concert ». Bernanos, qui redécouvre l’Europe en rentrant de sept années brésiliennes, y accuse la « civilisation moderne » d’être « une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure ».
Lapaque adjoint donc ironiquement à ce petit livre un sous-titre : le Sermon aux imbéciles. De ces imbéciles, Bernanos avait écrit en 1938 que « leur colère remplissait le monde ». Avec la France contre les robots, Bernanos prenait le risque d’être traité de réactionnaire. Y compris par les chrétiens. Exemple : le fondateur de la revue Esprit, Emmanuel Mounier, n’hésita pas à dénoncer, chez Bernanos, « les pires pauvretés intellectuelles contre le machinisme ». D’autres ricanèrent de « cette rancœur bernanosienne contre le machinisme ».
Les malheureux ! On se rend compte, avec le recul, qu’une bonne partie du monde catholique était acquis à la société industrielle, dont on attendait un « élan vital » et un « progrès humaniste ». À cette pieuse dévotion des chrétiens (désormais archaïque), il y eut une exception considérable : celle du protestant Jacques Ellul, lequel, ayant lu Bernanos, s’en réclama quand il publia la Technique ou l’enjeu du siècle (1954). Dans ce livre majeur, Ellul annonçait que le combat à venir ne serait plus entre capitalisme et communisme, mais contre l’emprise tyrannique du machinisme. Bernanos et Ellul s’écrivirent. Ils se reconnaissaient. Je l’ignorais, un comble !
Aujourd’hui, la technocratie a pris le pouvoir, la « technostructure » asservit ce qu’il reste de démocratie vivante, les algorithmes en usage se substituent au discernement humain et les marchés financiers sont gérés par les ordinateurs. Alors ? Ellul et Bernanos avaient infiniment raison. Quant aux accusations d’antisémitisme, il nous suffit de lire certains des articles cités par Lapaque, comme celui du 1er juin 1943, au sujet du résistant Georges Mandel, assassiné en 1944 : « Chaque goutte de ce sang juif versé en haine de notre ancienne victoire, écrit Bernanos, nous est plus précieuse que la pourpre d’un manteau de cardinal fasciste. » De la première à la dernière page, ce livre est décidément lumineux. Merci à son auteur.
Jean-Claude Guillebaud, « Bloc-Notes : La France contre les robots », La Vie du 7 juin 2018.