La politique considérée comme souci est un livre jeune pour des jeunes. J’ai eu la chance de le lire à la veille du printemps 68, alors élève de Pierre Boutang au lycée Turgot. Cette lecture m’a servi de bouclier et de vaccin pour résister aux tentations des idéologies totalitaires et d’une pensée dont les effets sont encore durement ressentis aujourd’hui. Nombre de mes camarades plongèrent quelques semaines plus tard dans le chaudron soixante-huitard. « Les jeunes français ont plutôt envie de se désencombrer du fardeau de leur naissance », notait-il. Presque un demi-siècle plus tard, un autre printemps secouait une France désenchantée des mêmes questions sur le rapport à la filiation, que Pierre Boutang désigne comme la définition première et essentielle de la politique.
Le souci politique se situe dans cette épreuve quotidienne de l’appartenance à une « cité qui est la mienne », reconnue comme révélatrice d’une transcendance. Il ne s’agit pas de faire partie d’un groupe, de s’identifier à une idéologie, ou de se mobiliser pour une cause, mais bien de donner un contenu politique à notre rapport à la cité. Le souci n’est pas une pure et simple préoccupation, mais un mode fondamental de « l’être de l’homme ». Il ne s’agit pas de faire aboutir un projet mais de se tenir prêt à répondre, d’être disponible pour entendre ou dire une vérité. La politique ne dépend pas du talent des dirigeants ou de la nature de leur programme mais de la prudence dont ils sont à même de faire preuve pour ne pas perdre le sens du souci.
L’image du père comme expérience première du pouvoir dans l’enfanceamène Freud et Boutang à des conclusions contradictoires, mais elles ont en commun le rejet d’une conception d’innocence naturelle dans laquelle baignerait l’enfant en bas-âge. Chez Freud, elle est signe d’une violence meurtrière à l’origine de toute société, tandis que pour Boutang elle est une source d’attention et d’amour à partir desquels le souci devient un conflit initiateur et formateur. Boutang évoque les lois non écrites, comme la structure même de l’essence politique, qui s’incarne dans la figure du père. Le respect de l’homme n’est pas une règle abstraite, une prise de position générale, il se construit en nous dans les premiers gestes que nous intériorisons dans l’intimité de notre famille. « Nous vivons tous dans des familles et dans des États et il est rare qu’un sort tragique nous atteigne sans nous frapper à la fois dans ces deux institutions ». Lorsque l’État perd l’essence même du souci politique, les premiers tissus sociaux qui se décomposent sont ceux de la famille, de l’autorité parentale, de la relation d’intimité et de confiance des premiers cercles de l’enfance, de la sécurité et de la satisfaction des besoins vitaux. Nous sommes toujours surpris de la facilité avec laquelle les sociétés consentent à leur dissolution, accueillant les malheurs comme une fatalité inévitable. Les corps sociaux n’opposent en général qu’une faible résistance aux puissances destructrices.
L’histoire en Europe, jusqu’à la première guerre mondiale, a montré que la guerre civile dépassait en cruauté les guerres entre nations. « Le plus impitoyable est celui qui croit se battre pour des idées abstraites et de pures doctrines et non celui qui défend seulement les frontières de sa patrie ». Les révolutions sont animées par des idées abstraites de changement qui aboutissent à la création d’un appareil, d’une organisation ou d’un système dans lesquels la communauté où nous vivons se trouve broyée par la nécessité de déterminer un tout, une totalité. Cette volonté d’englober l’ensemble de la société dans une seule et même enveloppe, se fonde sur la conviction que la réalité politique peut se conformer à un modèle préconçu, issu d’une philosophie de l’histoire, où chaque événement est mis en relation avec les autres, comme les parties d’un tout. En 1948, trois ans avant la publication de l’œuvre principale d’Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Boutangdécrit la manière dont se construisent les totalitarismes, fasciste ou stalinien, sur les mêmes principes de destruction d’une réalité sociale avant d’imposer leur nouveau régime. La perte du bon sens politique, la défaite des partis de l’intelligence, l’abandon des traditions, le rejet du passé sont autant de raisons de l’avènement du totalitarisme, mais qui reflètent surtout une confusion entre la totalité historique et la totalité idéale. Le totalitarisme agit comme s’il n’y avait plus d’histoire ou si celle-ci s’était totalement réalisée. Comment retrouver cette intelligence ? Comment éviter de tomber dans le piège des idéologies ? En refaisant de la politique. « On ne fait de politique qu’en se plaçant à l’intérieur du souci politique. »
Lorsque Boutang écrit La Politique, la nation juive, décimée par la Shoah, lutte pour son indépendance et le rétablissement de sa souveraineté sur la terre d’Israël. Cet événement n’apparaît pas dans le texte, pourtant et ce n’est pas là le moindre paradoxe, il en est peut-être la plus fidèle transposition dans l’histoire ; car qu’est-ce que le sionisme, sinon l’application du souci en politique par les fils d’Israël en regard de la Torah d’Israël. Le premier mouvement politique juif dans le monde moderne a consisté à transformer la fidélité à une tradition, la mémoire d’un passé commun en action concrète. La modernité, et sa haine nouvelle du Juif, l’antisémitisme sous toutes ses composantes, ont joué un rôle de catalyseur pour développer cette force de résistance. Que signifiait habiter en Juif sur la terre d’Israël ? Il ne s’agissait pas d’y retrouver des racines, mais d’y bâtir un lien avec elle en renouant avec le passé. L’exil est une épreuve ontologique. Renouer avec un passé représente un acte de retour en politique, dont le ressort primordial est le courage. Considérer le sionisme comme un mouvement de libération nationale de Juifs tournant le dos à leur tradition m’a toujours semblé une approche réductrice de ce phénomène, dont il est clair aujourd’hui qu’il est une révolution en profondeur, qui n’engage pas seulement le peuple juif.
Michaël Bar-Zvi, « Ce qu’il nous reste », postface au livre de Pierre Boutang, La Politique, la politique considérée comme souci (extraits).