« Désir de voir un grand théâtre yiddish, car il est possible, après tout, que la représentation souffre du petit nombre de comédiens et de leur étude imparfaite des rôles. Désir également de connaître la littérature yiddish à laquelle, de toute évidence, est assignée la position de combat nationale et continue qui détermine toute œuvre. Position, par conséquent, qu’aucune littérature, fût-elle celle du peuple le plus opprimé, ne tient d’une manière aussi universelle. Peut-être arrive-t-il chez d’autres peuples que la littérature nationale s’exalte aux époques de lutte et que, grâce à l’enthousiasme du public, d’autres œuvres, plus éloignées, gagnent un faux semblant d’inspiration nationale, dans l’esprit par exemple de la Fiancée vendue ; mais ici, il semble que seules les œuvres du premier genre subsistent, et subsistent d’une manière durable. »
Franz Kafka, Journal, octobre 1911, traduction Marthe Robert, Grasset, 1954 (c’est nous qui soulignons « la position de combat nationale et continue qui détermine toute œuvre » et « seules les œuvres du premier genre subsistent »).
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Ce dimanche à l’Abbaye bénédictine lyonnaise exilée de Belmont-Tramonet, à la fin de la messe, l’organiste joua une ravissante petite pièce délicieusement intitulée « Joseph est bien marié ». Cela évoquait d’antiques joies de Noël, lorsque les peuples s’attardaient à méditer tous les trésors enfouis de l’Avent et dissipaient dans une gaîté entraînante les vieilles lunes à propos du secret le plus bafoué et le plus bouleversant de l’histoire (sur le secret de Marie repose tout le christianisme). Chacun pouvait alors se trouver réconcilié, chaque père, chaque époux, chaque soldat de l’ombre avec sa propre destinée obscure ou décevante, la vérité de Joseph illuminait la sienne. Les peuples n’ont-ils pas longtemps bâti leur solidarité profonde sur de telles œuvres, modifiant, corrigeant, embellissant par les fêtes les liens créés les autres jours au fil des besoins et des échanges ? Et le nôtre en tout cas si peu uni aujourd’hui. Oh je sais la chrétienté jadis n’était pas toujours belle à voir, comme maintenant il fallait que l’esprit divin tire du fatras de ce monde chaotique des miracles d’harmonie d’ordre et de beauté. Mais pourquoi ne pas chercher à créer ce genre de choses pour notre temps ? L’homme a besoin d’une famille, d’un foyer, d’un métier, faveurs presque impossibles à vivre aujourd’hui, alors le pauvre bricole… Mais au-delà il aurait besoin de faire partie d’un peuple – plus exactement (le mot peuple donne peut-être l’idée d’une ethnie homogène) : il a besoin d’une nation, d’une communauté qui soit la sienne, constituée, perpétuée par l’Histoire (cela qui transcende la vie d’un homme), de ce rapport qui passe par l’appropriation singulière d’une destinée commune.
Il y a une mission spécifique du théâtre à cause de la sacralité de la parole et de son immédiateté, d’autre part la relation particulière du théâtre au christianisme a été souvent définie autour du thème de l’incarnation. Mais celui-ci renvoie précisément à la réalité de la naissance : la nation – le mot nation provient du mot naissance, insiste sur son caractère originel et décisif –, qui précède et fonde de manière inexplicable l’origine de toute parole humaine. Au commencement le dithyrambe chante dans sa langue le héros disparu, puis Eschyle introduit un second personnage. Le peuple a désormais exposé devant lui le tragique entrelacs de l’existence humaine. Enfin les paroles juives du Christ en croix fondent le mystère chrétien. Malraux disait : « Il y a des pays qui sont grands parce qu’ils sont tournés vers les autres : la France des croisades et de la révolution ». Oui, probablement, jusque dans ses ambiguïtés, c’est la même tentative historique d’incarner l’universel, le souci qu’elle hérite de la lignée de David. Mais ce qui est décisif ce n’est pas la part d’universel que chacun, peuple ou homme, porte en soi, mais comment il se singularise en l’affirmant. La langue en porte l’accent, le témoignage ; le vrai royaume et les frontières d’un peuple, c’est elle qui les dessine et qui les garde, et si le théâtre conserve son privilège et sa puissance mobilisatrice c’est dans son rapport (immédiat et oral) à la langue (les traducteurs viennent après). Qu’il y ait eu un théâtre yiddish notamment montre que le peuple juif se donnait chaque fois des langues spéciales pour exister, la dernière fut l’hébreu. Qui sera étonné que le christianisme romain se donne encore une fois la langue française pour sortir du néant politique ?
Un théâtre a besoin d’une langue, d’une pensée, d’une nation pour exister, dès lors le « Joseph est bien marié » se décline de bien des façons, lorsqu’il y a accord sur la foi, le peuple où elle se réalise, la langue par où celui-ci éprouve immédiatement cette foi commune comme une seconde nature aussi ancienne que les mots dont elle lui est venue – alors peut avoir lieu le mystère de sa représentation dans le destin de personnages qui s’imposent à tous : Hamlet est-il une tragédie danoise ? Kasimir et Caroline une pièce bavaroise ? Esther une dérive internationaliste ? Bien sûr comme dans les Dialogues des Carmélites toute vraie représentation d’un épisode tragique de l’histoire nationale touche à l’universel. Mais dit-on autre chose ? Qui se retrouve difficilement dans le fond historique du Henri IV de Pirandello se repèrera plus aisément dans sa folie… C’est en habitant son histoire, sa langue, sa vocation, ses épreuves qu’un peuple est signe pour tous les autres, non en se coulant dans un espéranto culturel vulgaire, ennuyeux et surtout : mensonger. Les grandes œuvres historiques, le théâtre de Shakespeare, le Roi Lear étaient-elles « politiques » – ou n’est-ce pas plutôt toute la métaphysique qui se trouve en fait pétrie d’histoire ?
Nous n’avons pas besoin du théâtre pour transmettre des idées, un héritage, explorer, exprimer – la belle affaire. Nous en avons besoin pour construire une société vraie, et en tant que chrétiens, une société qui ne s’arrête pas à la messe le dimanche mais commence avec elle, accepte tous les conflits, toutes les brûlures, toutes les déceptions du monde, ce monde que « Dieu a tant aimé »… et en même temps affirme que le miracle d’ordre de beauté et d’espoir a sa place ici-bas. Solitaire comme chacun, celui qui écrit pour la scène fait face au sein de son œuvre même à toutes les contradictions du monde. La simple idée d’un texte implique déjà un équipage, un projet partagé, son écriture s’accommode des moyens raisonnables espérés, des rôles peuvent être écrits pour des acteurs déterminés, le texte définitif s’élabore dans le travail, au milieu des refus, des déceptions, des injustices et des histoires d’argent. Mais direz-vous vous êtes déjà dans le christianisme en disant cela est-ce la France aujourd’hui ? Eh bien prenons, à bonne distance, le témoignage d’un connaisseur en ces matières : « Paul VI voit la France telle qu’elle fut, en ses grandes heures religieuses et politiques. L’essentiel, pour la jointure des deux ordres, en est historiquement la profondeur du culte de la Vierge ; il semble que la France ait comme devancé et parfait un mouvement de toute la Chrétienté, que son sentiment originel ait devancé les dogmes qu’allait développer l’histoire chrétienne, sur ce point central de la médiation suprême de la mère de Dieu : que Saint Louis vienne déposer en son sanctuaire la couronne d’épines, que Louis XIII lui consacre son royaume, c’est toujours ce devancement mystérieux (et seulement pratique puisque, théologiquement, tout est dans les évangiles et les Pères, comme saint Thomas le met en ordre et lumière), ce même ”pas gagné” dont la dévotion et l’action de saint Bernard ont ordonné le rythme pour toujours » (Pierre Boutang).
Le destin singulier de la France résulte de sa vocation à la Vierge et de la manière pratique dont elle espère s’en acquitter. Est-ce que ce christianisme marial nous éloigne de notre sujet ? Non puisque le grand mystère que la France doit proclamer, ou « produire » pour exister à l’extrême pointe de la modernité de ce siècle (ce « pas gagné » dont elle tire sa fierté, sans savoir) comme elle le fut en vivant au précédant les déchirures de l’affaire Dreyfus et de l’Occupation, c’est la judaïté de la Vierge à laquelle elle s’est vouée, et par laquelle le mystère de la nouvelle Alliance du Ciel avec la chair permet l’agrégation des chrétiens à l’élection jamais abolie d’Israël. Si elle ne reconnaît pas cela – or le pourrait-elle sans se souvenir en même temps de son christianisme originel et des liens particuliers que l’histoire du peuple juif et la création du nouvel Israël instituèrent avec la France – si elle a, malgré l’immense rappel de Jeanne d’Arc encore perdu le sens de l’intercession des choses terrestres et virginales, il deviendra un peu plus clair chaque soir que la France disparaît dans l’oubli d’elle-même et des enseignements du plus récent passé, et avec elle la foi chrétienne sur cette terre. Il y en a tant d’autres d’où le christianisme au cours des siècles a presque entièrement disparu…
Qui peut dire maintenant si le théâtre de Fabrice Hadjadj est à même de travailler à cette œuvre, de produire cette société vraie, c’est-à-dire d’abord avoir une langue (souvenons-nous de l’aveu émouvant d’Eugène Green : « j’étais sans langue : celle dans laquelle j’écris à présent m’était inconnue, et là où je me trouvais, les êtres n’avaient pas de langue »), avoir une langue, ressusciter le parler naturel à un peuple, susciter un public, et faire monter en force la proclamation de ces vérités historiques et tragiques pour notre pays, donner à la politique son art sans lequel elle est vaine, un art qui pousse notre langue et notre culture au-delà de ces assignations à un universel de bas étage où elles s’assimilent à propagande creuse sinon divertissement n’ayant même plus besoin en effet de traducteurs ? Ce n’est pas asservir ni réduire que d’assigner cette tâche (d’ailleurs qui peut avoir des subventions sans montrer patte blanche ?) ; dessiner l’horizon spirituel et politique où il s’inscrira librement, cela suffit. Il n’est pas question de proposer de faire une œuvre de propagande, il suffit de reconnaître les conditions pour qu’existe un théâtre dans sa langue. Fabrice Hadjadj est de ce temps, irrémédiablement. Il n’a pas la voix grave et obsédante de Bernanos dont les camarades dans les tranchées avaient le ventre mangé par les rats. Dès l’enfance la tendresse fuse partout. La réconciliation est garantie. Le Ciel a inventé le diable pour faire une blague… Plus jamais ça ! Car nous avons vécu d’abord seulement dans ce que Péguy appelait une « période », incapable de laisser croire qu’au-delà d’elle-même reviendrait un jour l’âge des héros – les héros vous savez ceux dont la mort est chantée au théâtre pour préparer le cycle qui vient. Mais maintenant c’est une époque qui s’annonce, qui commande, c’est l’histoire qui recommence partout, tremblons ! mais épousons-là, voilà je crois une chose qu’il a comprise, et peut-être quelques autres avec lui. Mais aujourd’hui encore notre état les isole – et l’Europe à force de dessiner des ponts – à cause du mensonge entretenu sur son propre passé et de cette période aveugle et lâche où elle se complait et imagine se prolonger. Nous sommes nous les enfants des bureaux, mais d’autres nécessairement surviendront après nous, c’est à eux, pour eux qu’il faut transmettre.
Comment sera-ce possible, alors, comment y arriver ? D’abord il faut qu’il y ait du drame, de la musique, dans la vision métaphysique où se tiendra Fabrice Hadjadj : c’est l’empreinte de l’histoire, peut-être de l’histoire juive, la mélodie du temps. Comme pour Péguy l’histoire y joue le grand drame de la Passion que tout conspire à préparer, réparer, répéter. La philosophie se partage depuis Platon entre le drame et la géométrie or Fabrice est philosophe… Descartes longuement cantonna sa pensée à la forme apodictique, mais on retrouve peu à peu – en France peut-être depuis Bergson – la matière dramatique, tâtonante, dialogique du savoir empruntée par Platon au théâtre grec (et à la maïeutique de Socrate, mais pourquoi celui-ci n’aimait-il pas la musique ?). La forme mathématique pour seule approche du réel a vécu. Heisenberg lui aussi était Juif. À la parution de son premier livre, avant même que quiconque ait songé à le pousser vers la scène, Bruno de Cessole remarquait : « L’incongruité de Fabrice Hadjadj tient à son goût pour l’incarnation. Au lieu d’épiloguer sèchement sur des idées et des concepts, il préfère montrer de nouveaux apôtres, hommes et femmes, aux prises avec les démons du siècle ». Son travers dogmatique, drôlatique de philosophe converti se montrera plus capable par la suite d’« humanité », et de céder devant la résistance interne des personnages. Il est plus véridique pour le vrai philosophe de parler par leurs masques que d’en porter un seul.
Après la publication de ce premier essai (printemps 1999), et un peu à cause d’elle il est vrai il fit la connaissance de sa future épouse, très jeune metteur en scène… Ce n’est pas Eschyle ici mais c’est bien l’irruption de la deuxième voix qui conduit au théâtre et à la politique. Au delà du dur apprentissage des premières scènes de ménage, l’entrelacement du politique et du religieux ne put plus être éludé à cause des attentats du onze septembre et tout ce qui s’en suivit. La réplique militaire ou strictement politique ne suffisant évidemment pas, il appela à une véritable « riposte théologique ». Elle pouvait être l’alliance entre Juifs et chrétiens et elle le fut pour une part. Mais lui s’employa d’abord à rédiger un long article (« Pour le Grand Djihad ») dans lequel il se montrait convaincant par sa faculté d’entrer dans la psychologie et les raisons du personnage (le terroriste) le plus contraire à la candeur qu’on semble attendre des jeunes chrétiens, et par son courage de ne pas s’y laisser subjuguer . L’autre réponse théologico-politique sera de créer pour la scène avec une petite troupe bénévole de solides acteurs-amis chrétiens (donc les plus éprouvants…) un montage d’une suite de textes mystiques chrétiens, hassidiques, soufis, etc. au théâtre de Jean-Luc Jeener (qui pendant ce temps il est vrai montait le Mahomet de Voltaire…) Musique, métaphysique, poésie, forment le regard à être sensible à la précarité des choses. A lire Fabrice Hadjadj on se redemande avec Parménide s’il y a une idée de la crasse, du cheveux, de la boue… Dans un roman écrit à cette époque mais encore inédit, il raconte la vie d’un rabbin christique, qui recrute ses disciples dans un café de Charenton ; Charenton où bien sûr il se fera interner en prince Michkine que notre monde, démocratique, se montre une fois de plus incapable d’accepter… Là encore se dévoile le bonheur d’une écriture qui ne fait pas du « roman philosophique » mais laisse la pensée s’effacer devant les personnages qui prennent vie sous sa plume, sans cesser de soutendre avec tendresse et humour un travail de réconciliation absolue avec la réalité. Le message de ce roman est simple : la grande action est d’avoir le courage d’aimer cette vie, et de donner leur plénitude aux liens que, depuis la naissance, les rencontres tissent avec bonheur et douleur ici-bas. « Joseph est bien marié ». Nissim finira par gagner Israël…
Le trivial, l’ordinaire ne sont pas tristes fatalement … bien au contraire ce sont eux qui nous sauvent de la vanité des idées et des mots : « un sentier me ramène à la vie humaine » disait cet autre fou, Hölderlin, hanté par le drame grec, et Kafka vantait lui sa « fenêtre sur rue », petit théâtre avec ses passants. Mais ils forment la texture digne d’être prise en considération de la vie sur cette terre (la vie en société ou la vie solitaire, lorsqu’elle porte la détresse de la patrie absente). Et nous tiendrons cette considération comme notre définition présente de la politique nationale. Car le regard sur l’autre n’est pas d’emblée porté à respecter ses singularités ni à en admirer les faiblesses, il y faut une sorte d’apprentissage, de conversion du trop fameux « esprit critique » que cultive avec acharnement notre démocratie. Mais si je reconnais finalement éprouver de la tendresse pour les actes modestes d’un homme que je connais à peine, et si je crois quelque part qu’ils expriment en profondeur les détresses et les attentes immémoriales d’un peuple, comme ces petites poupées de chiffons que des déportés confectionnaient amoureusement à leurs enfants en attendant la mort – peut-être alors seulement commencerai-je quelque peu à l’aimer, et d’autres après lui de proche en proche. Il ne faut pas renoncer, par « goût » affiché d’universel « à ces valeurs subtiles, à cette tendresse des coutumes et des rites, à ces amitiés par lesquelles un vieux peuple civilisé sait accueillir et dompter la brutalité de l’avenir * ».
Olivier Véron, Art culture & foi, revue trimestrielle du service diocésain des affaires culturelles de Lyon, n°32, janvier 2005.