(À l’occasion de la « grande biographie » (Flammarion) publiée par Stéphane Giocanti pour le centenaire du philosophe.)
Texte intégral de l’entretien de Paul-François Paoli avec Michaël Bar-Zvi pour Le Figaro :
Quand et dans quelles circonstances avez-vous rencontré Boutang la première fois ?
Pierre Boutang a été mon professeur de philosophie en 1967 au lycée Turgot lorsqu’il a repris l’enseignement après avoir dirigé La Nation Française. Ses premiers cours sur Buber et les récits hassidiques m’ont intrigué de la part de celui dont je venais de lire la préface des Possédés de Dostoievsky. À la fin de la première semaine de cours, je suis allé le voir et avant que je ne l’interroge il m’a dit « je sais que vous avez des questions à me poser, venez déjeuner à la maison à St Germain-en-Laye. » Ce fut le début d’une longue et profonde amitié. La question d’Israël était au cœur de ce lien, pour lui comme pour moi. Elle était comme la métaphore de la construction d’une arche d’alliance nouvelle entre Juifs et chrétiens, d’une réparation à accomplir. Pierre Boutang m’a tendu la main sur ce chemin avec comme guide la philosophie. Il m’a appris la rigueur dans la réflexion, l’amour de la langue, la générosité, le respect de l’autre et l’engagement. Je l’ai accompagné aux lectures chez Gabriel Marcel, il m’a encouragé à suivre l’enseignement de Levinas, et a « ordonné » à Marie-Claire [la femme de PB] de m’enseigner le grec et le latin. J’ai participé à son séminaire hebdomadaire jusqu’à mon départ en Israël en 1975, j’ai été son assistant en Classe préparatoire et passé quelques étés à Collobrières. Nous avons été en contact jusqu’à sa mort et je ne manquais jamais de le voir à chacune de mes visites en France. Nous avions le projet de monter ensemble de la Via Dolorosa au St Sépulcre à Jérusalem et je n’oublie pas ses larmes lors de notre dernière rencontre.
Dans quelle mesure sa pensée vous a-t-elle nourri ou influencé et jusqu’à quand l’avez-vous fréquenté ?
Il ne fait aucun doute que Pierre Boutang a eu une influence déterminante sur ma vie et sur ma pensée. Grâce à lui j’ai pu résister à la tentation des idéologies totalitaires post-soixante-huitardes. Il fut un compagnon d’études de la Bible et de la pensée juive, m’encouragea sur cette voie, et comprit très vite l’importance du sionisme, son sens pour l’Occident. Il savait que du destin d’Israël dépendait l’avenir de l’Occident et malgré sa tristesse de me voir partir, il me dit : « votre place est là-bas ». Sa pensée a guidé mes pas à chaque instant, parce qu’elle défiait la doxa dominante, parce qu’elle était une parole de liberté, parce qu’elle en appelait à un passé glorieux et qu’elle se fondait sur la fidélité à une ligature. Le retour sur la terre de mes ancêtres n’avait de sens que dans une relation d’appartenance à une famille, à un peuple, à une Loi qu’on ne choisit pas mais qui vous obligent. Le rétablissement d’une souveraineté juive sur Jérusalem enchantait Pierre Boutang, qui y voyait le signe d’une renaissance et d’un salut spirituel rendus possibles par la politique et l’histoire. Il m’avait enseigné que la philosophie ne signifiait pas donner des leçons ou être un intellectuel, mais aussi avoir un minimum de courage et quelques onces de bonté. Je m’en suis souvenu dans la fureur de la guerre comme soldat et dans le tumulte de l’existence comme philosophe en Israël.
Vous considérez vous comme son disciple et quels sont les livres qui ont le plus compté pour vous ?
Bien sûr disciple, souvent indiscipliné, ce qui ne lui déplaisait pas, car Pierre Boutang était un maître, et non un maître à penser. Comme Socrate il accouchait les esprits et savait tirer de chacun d’entre nous la meilleure sève. Les deux livres qui ont le plus compté pour moi sont La Politique, la politique considérée comme souci, qui vient d’être republié aux provinciales. Cet ouvrage que Boutang m’avait donné en Terminale m’a servi de bouclier et de vaccin contre la bêtise ambiante, et m’expliquait ce que je vivais intensément dans ma famille, les relations fortes avec mon père, rescapé des camps de la mort, qui voulait faire de moi un Juif fier et digne de l’être. Le second ouvrage c’est bien sûr Ontologie du secret, à mon avis un des grands textes de philosophie du vingtième siècle, duquel je ne cesse de m’inspirer à chaque fois que j’entreprends d’écrire. Il montre comment se révèle une vérité cachée, à la fois présente et transcendante, que, nous Juifs, désignons comme la Shekhina. Ce texte qui déjoue les pièges de la pensée moderne, de Kant à Heidegger, prône l’humilité comme rapport au secret de l’être, et rejoint la vision des Tzadikim du Hassidisme. Au fil des années je me demande si, au fond, Pierre Boutang, n’était pas la réincarnation du fameux Rabbi Bounam de Pzysucha, qui dans une poche avait un mot sur lequel était écrite la formule suivante : « Dieu a créé ce monde pour nous sauver » et dans l’autre « Nous ne sommes que cendres et poussière ». Je crois que cette comparaison le ferait sourire et pleurer en même temps.
Cf. • Michaël Bar-Zvi, « Pierre Boutang et le sionisme », in Israël et la France, l’alliance égarée, Les provinciales, 2014 ;
• Pierre Boutang, La Politique, la politique considérée comme souci, avec une postface de Michaël Bar-Zvi, Les provinciales, 2014 ;
• Pierre Boutang, La Guerre de six jours, avec une postface de Michaël Bar-Zvi, Les provinciales, 2011.
et le nouveau livre de Michaël Bar-Zvi, Pour une politique de la transmission, réflexions sur la question sioniste, Les provinciales, 2016.
Voir aussi :
• Gabriel Matzneff, « Boutang, le tyran métaphysique », Le Magazine littéraire du 1er mars
• Stéphane Giocanti, Gérard Leclerc et Raphaël Sorin sur Radio Notre-Dame
• « Dossier » de Paul-François Paoli dans Le Figaro littéraire