Rendre l’homme mortel, recru d’épreuves, à sa grandeur inconnue : ce roman de Pierre Boutang est une inépuisable parabole de notre destinée.
Parlant un jour de T. S. Eliot, de William Faulkner et d’Ernst Jünger, Pierre Boutang avait évoqué rien de moins que les Rois Mages, en présentant l’œuvre littéraire comme un hommage en réponse à l’épiphanie de Dieu : la clef musicale de son propre roman testamentaire, le Purgatoire, publié en 1976, est à chercher « de leur côté », comme il aurait dit ; du côté des Rois, ce qui en passant fonde aussi son royalisme politique. Qu’est-ce que le pouvoir politique ? « Ce qui sauve », et « la politique considérée comme souci » — titre de l’un des premiers essais philosophiques de Pierre Boutang — revient donc à la considérer comme souci du salut des hommes. Voici le paysage et l’altitude d’une pensée, et l’arrière-plan d’une oeuvre (philosophique, romanesque, poétique) qui paraîtra d’autant plus étrange à l’esprit du temps qu’elle est servie par une langue où toute la richesse heureuse du français se retrouve. « Il se souvient, dit Ghislain Chaufour, qui le présente (et l’annote avec Olivier Véron), de la herse du cultivateur dans “tribulation”, de la chute dans “falloir”, du piège dans “engin” […] de la prière dans “précaire” […] et avec cela de mille et une fables en plusieurs langues, modestes lanternes, ou splendides étoiles guidant notre long cours. » Pierre Boutang est un auteur généreux : à sa manière on retrouvera dans le mot la libéralité connue, et aussi, selon le latin (“de bonne race”) la noblesse oubliée ; « qui a un grand cœur » (Littré), y compris dans ses excès : « belliqueux » (Richelet). Voici donc, s’il en est un, et pour parler le jargon des critiques, un livre foisonnant : on l’entendra comme « les étoiles à foison » de Maurice Scève, l’un de ces poètes psychopompes que Boutang a commentés. Car il s’agit bien de cela, de la conduite des âmes outre la mort, en suivant la grande leçon de Dante : quand le héros Montalte se réveille à lui-même « hors la douce coutume d’un corps », sur les pentes du Purgatoire, avec la pénitence qui lui est imposée de « reparcourir le chemin de sa vie ». « Sur les lieux et dans les temps de tes fautes et de tes erreurs, tu dois non pas revivre mais revenir ; cette peine t’est prescrite de la répétition et réparation. »
Une prose pénitentielle
Tribulations en effet, de tribulum, la herse, et le narrateur de confier : « L’écriture m’est plutôt comme la herse. » Il reparcourt donc en neuf chants cette voie pénitentielle selon l’ordre des péchés capitaux, la superbe, la luxure, l’acédie — le péché du jeune homme riche et de l’archange À quoi bon ? —, la colère, l’envie et la « goulavare », ce qui définit l’époque par l’infernale conjonction de l’avidité et de l’avarice. « Partant d’épisodes de sa vie, non de diverses sources littéraires à la différence de maints dramaturges, conteurs et romanciers, Boutang en prose pénitentielle imagine et bâtit des exempla analogues aux scènes romanesques, dantesques », qui nous sont offertes en miroirs ; on peut traduire exempla par échantillons, modèles, exemples, mais aussi par “emblèmes” à la manière des Renaissants, à la jointure de l’héraldique et de la kabbale. Cet « amour de la création temporelle », gage de fidélité à l’amour de Dieu à travers tout et promesse de salut, a pour le lecteur un goût de paix et d’espérance.
Philippe Barthelet, Valeurs actuelles du 15 avril 2021.
• Pierre Boutang, Le Purgatoire, Les provinciales, 428 pages, 30 €.