Métaphysicien et poète, Pierre Boutang savait que les mots sont à la fois nos armes et nos talismans, ce qui rend le monde habitable aux hommes.
« Il fait partie de ces malheureux qui croient que l’on pense avec sa tête. » Sa condamnation d’un abstracteur, Dieu sait si Pierre Boutang ne l’encourait pas pour son propre compte : métaphysicien, romancier, poète, traducteur, pamphlétaire, journaliste même, il faisait flèche et plume de tout bois et pensait quant à lui avec toutes les puissances de l’âme. Malheur au foutriquet de rencontre qui lui tombait sous la griffe ; peu avant l’élection de 1981, il reprenait le surnom que la Commune avait donné à M. Thiers pour flétrir le président de la République sortant. Aujourd’hui que nous en sommes à Foutriquet VI, l’éloignement historique donne à M. Thiers un relief inattendu et presque de la grandeur…
Un polygraphe s’étant avisé de traiter Foutriquet VI par un factum occasionnel en oubliant de citer ce précédent, Les provinciales, attachées à l’œuvre de Pierre Boutang, nous offrent cette réédition, qui montre que ce Contr’Un, à la manière de La Boétie, était beau- coup plus qu’un pamphlet de circonstance — la dénonciation de « la France mise en viager » et sa disparition, avec la chimère “Europe” comme alibi, en quoi tous les Foutriquet qui se succèdent depuis tantôt un demi-siècle sont fidèles à leur projet dynastique : « Tant que le chef de l’État veut la survie de la nation comme d’un être singulier, il n’est pas en état de forfaiture, si gravement qu’il se trompe. Mais s’il veut autre chose qu’elle, en lui substituant une fin personnelle, ou en acceptant, à sa place, une autre fin conçue pour d’autres et par d’autres, il est criminel. » Forfaire, c’est “faire en dehors” — en dehors de ce qui doit être fait. La disparition programmée de la France, du “Très-Chrétien royaume”, est le signe et le symbole de la disparition du monde des hommes, le “monde d’avant” les foutriquets.
Un roman de Pierre Boutang, le Secret de René Dorlinde (que Les provinciales rééditent aussi, avec une préface de Sébastien Lapaque) l’annonçait dès 1947, avant 1984 d’Orwell. Dans l’univers qu’il décrit, la « révolution sociale » a eu lieu, qui a « ébranlé les fondements de l’homme même et fait surgir des relations entièrement nouvelles » : arrivent de cet avenir radieux les manuscrits d’un certain René Dorlinde, passé à la révolution mais dont « le secret » effraie autant qu’il fascine les gardiens et techniciens de l’ordre nouveau. Qu’est- ce que ce secret, sinon le bon usage de la langue, l’usage pour le Bien, parce que les mots sont notre mémoire commune ? Le monde nouveau doit combattre et « limiter le rôle » de « cette mémoire qui trouble, fait mal et ne sert à rien », et c’est ainsi que ce monde « seulement tel qu’il est » où l’on voudrait nous faire vivre, s’avoue comme « le résultat d’une mutilation et d’un mensonge ». En attendant, la prose de Boutang a valeur d’antidote.
Philippe Barthelet, Valeurs actuelles du 28 avril 2022.
• Pierre Boutang, Le Secret de René Dorlinde, 192 pages, 18 €
• Pierre Boutang, Précis de Foutriquet, 192 pages, 18 €