(…) « Ce maître-livre lyrique, souverain et difficilement déchiffrable en son secret, vient d’être réédité avec un millier de notes rédigées par Ghislain Chaufour, parfait connaisseur de Boutang. Admirablement établies, elles permettent de distinguer les allusions à la Bible, à Platon, à Augustin, à Shakespeare, à Pascal, à Arthur Rimbaud, à l’histoire de France et à celle de toutes les folies du XXe siècle sur lesquels s’est appuyé le philosophe pour bâtir son “arche nouvelle”, porteuse d’une espérance judéo-chrétienne de justice, d’amour et de paix.
Elles nous invitent surtout à lire Le Purgatoire enfin sérieusement en prêtant notre bras aux ombres choisies de Karin Pozzi, Kafka, Louise Labé, Bernanos, Charles de Gaulle, Thérèse d’Avila. À celles aussi du prince Mychkine, de Cordelia, du Quichotte ou du Chat botté, qui hantent cette traversée nocturne des sept péchés capitaux.
Dans les pas de Dante, qui a donné à la géographie de l’au-delà sa plus haute expression littéraire au début du XIVe siècle, Le Purgatoire raconte le voyage des âmes séparées du corps après la mort. “Le Purgatoire quelle grande chose !”, s’émerveillait la mystique italienne Catherine de Gênes dont Pierre Boutang était un lecteur attentif. Une grande chose mais aussi un étrange pays dont le Moyen Âge chrétien s’est fait une image étonnamment précise.
Merveilleux commentateur de La Divine Comédie, l’écrivain argentin Jorge Luis Borgès ne considérait pas par hasard la théologie comme “une branche de la littérature fantastique”. Contrairement à l’Enfer et au Paradis, où damnés et élus sont saisis pour l’éternité dans leur malédiction ou leur gloire, le Purgatoire est un lieu d’exil où les âmes progressent, où il se passe quelque chose de nouveau dans le destin d’un être humain après sa mort, “avant la chair retrouvée et l’homme jugé”. C’est ce que raconte Boutang dans son roman, même si Montalte, son héros, ne gravit pas les flancs de la sainte montagne du “troisième lieu” après sa mort, mais avant elle. “À toi, afin que soient accrues ensemble la douleur et la gloire, un autre sort est réservé : sur le lieu et dans le temps de tes fautes et de tes erreurs, tu dois non pas revivre, mais revenir ; cette peine t’est prescrite de la répétition et réparation, en l’être même, autour desquelles tourne et retourne le désir des poètes, et, en général des ouvriers de la parole.”
Prince négligent dont l’âme erre dans l’Antipurgatoire, lieu réservé par Dante à ceux qui ont trop longtemps différé leur retour à Dieu, Roger Nimier résume d’un mot d’enfant l’épreuve douloureuse : “devoir à refaire”. Montalte remonte donc le fil de sa vie dans l’ordre des péchés capitaux, classés selon une mesure qui lui est propre, du plus lourd au plus léger : superbe, luxure, acedia, colère, envie, goulavare. On chercherait en vain ce dernier terme dans le dictionnaire. C’est une forgerie du logocrate Boutang, qui invente sans cesse des mots nouveaux, comme Dante, Rabelais et Ezra Pound avant lui. Mal des temps modernes, la goulavare est la fusion du péché de gueule et de l’avarice. “Deux idolâtries, jusque-là plus que séparées, ennemies, de l’animal qui s’empiffre et de celui qui s’enivre de la possession des biens”. Les pages qui sont consacrées à “la terre vaste de Goulavare” à la fin du roman où l’écho de Finnegans Wake de Joyce se fait de plus en plus nettement entendre, sont prodigieuses.
Témoin batailleur de “la société de pourriture avancée”, Boutang n’oublie pas qu’il est question du salut éternel quand il évoque “l’offense au pauvre”. “Sur ce point de vie et de mort, sur l’essentielle tragédie de l’argent et de l’usure, les chrétiens sont massivement allés coucher avec Mammon.”
Mais à la fin du roman, on lit mieux qu’un poème : une prière. »