« Un classique, jurait Ernest Hemingway, est un écrivain dont tout le monde parle, mais que personne n’a lu ». Par la grâce de Frédéric Potier, directeur de la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), l’auteur du Chemin de Paradis a été élevé au rang de classique en ce début d’année. L’intervention du préfet Potier pour obtenir le retrait du nom de Charles Maurras de la liste des commémorations nationales proposée par le ministère de la Culture pour l’année 2018 a en effet autorisé chacun à donner son avis sur cette affaire sans qu’aucun bavard entendu à cette occasion n’ait lu le moindre livre de Charles Maurras. Et pour cause. Depuis la mort du théoricien du nationalisme intégral, le 16 novembre 1952 à Saint-Symphorien-lès-Tours, ses ouvrages ne sont pas communément disponibles.
Il y a des écrivains atroces, dans l’histoire de la littérature française au XXe siècle, des poètes qui ont célébré les polices politiques, des romanciers qui ont vendu la patrie. Au milieu de tout cet équipage, le germanophobe Maurras condamné pour intelligence avec l’ennemi en 1945, occupe une place singulière. De lui, on parle beaucoup, et même de plus en plus, sans jamais le lire. Comment expliquer ce paradoxe ? C’est à Danièle Salenave, la présidente du Haut comité aux Commémorations nationales qu’il faudrait le demander. Le 12 mars 2012, son épée d’académicienne lui a en effet été remise par Michel Déon, secrétaire de rédaction du quotidien L’Action française à Lyon pendant l’Occupation. Le romancier n’était jamais avare d’anecdotes lorsqu’on l’interrogeait sur cette époque. Peu de temps après avoir salué l’élection académique de Danièle Salenave, il jurait même en avoir conservé de bons souvenirs. « À Lyon, où on m’avait démobilisé en 1942, j’ai vu un Maurras se battre sur tous les terrains même les plus dangereux, pour sauver ce qui pouvait encore l’être dans des temps confus. Pied à pied, il a défendu un gouvernement dont il était loin de toujours partager les sentiments politiques, mais il n’en était pas d’autre pour lui si enraciné dans cette terre de France qu’il aimait au-dessus de tout. Nous savons ce que, des années après, le slogan de l’Action Françaisepouvait présenter d’ambiguïté : « La France, la France seule », mais c’était la mise en garde contre les concessions et les perches tendues par l’ennemi installé au cœur même du pays vaincu. Ces deux années passées près de Maurras, je les considère encore, soixante-dix ans après, comme les plus riches et les plus passionnantes de ma vie. »
On peut accepter ou non de placer ainsi Charles Maurras à mi-chemin entre la Collaboration parisienne et la « dissidence » gaulliste. On peut même, comme Paul Claudel, juger que l’auteur de L’Enquête sur la monarchie a fourni son « assiette idéologique » au pétainisme. Encore faut-il juger sur pièces. Ces pièces, les voici enfin, avec un indispensable volume de la collection Bouquins établi par l’historien Martin Motte et préfacé par notre confrère Jean-Christophe Buisson. Tout Maurras y est. Celui du voyage en Grèce et celui de l’affaire Dreyfus ; celui de la fondation de l’Action française et celui de la Première guerre mondiale ; celui des années 1930 et celui des années d’Occupation ; celui du procès de 1945 et celui de la fin, le dernier poète. Tout les Maurras, devrait-on dire.
A lire L’Age d’or du maurrassisme de Jacques Paugam réédité avec une préface de Michel de Jaeghere, on comprend que deux, trois, de très nombreuses lectures de l’œuvre de Charles Maurras sont possibles. On peut être maurrassien par la politique étrangère (Kiel et Tanger) ; par l’antiromantisme (Les Amants de Venise) ; par la Provence (L’Étang de Berre) ; par la Grèce (Anthinéa). On peut même être maurrassien sans le savoir. Comme Emmanuel Todd a parlé de « catholiques zombies » à propos des Français ayant hérité d’une culture catholique mais n’ayant plus la foi, on devrait parler de « maurrassiens zombies » à propos de gens ayant, sans le savoir, une pratique institutionnelle et des réflexes politiques qu’affectionnait l’auteur de Auguste Comte. Ainsi Emmanuel Macron, le lundi 9 avril, s’adressant aux évêques de France pour leur proposer de faire œuvre utile. Cette façon de regarder l’Église comme une école de morale et une gardienne des vertus sociales et non comme la consignataire de la charité du Christ renvoie directement aux conception du Martégal exposées dans La démocratie religieuse. Maurrassien zombie !
Sébastien Lapaque, Le Figaro du 19 avril 2018.