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Pour l’amour de Sion

 

Michaël Bar-Zvi

« Pour l’amour de Sion, je ne garderai pas le silence, pour Jérusalem je n’aurai point de repos, que son salut n’ait éclaté comme un jet de lumière et sa victoire comme une torche allumée » Isaïe – 62

L’essence du sionisme se trouve, mot à mot, dans ces paroles du prophète Isaïe dont chacun des termes pourrait représenter un chapitre du traité philosophique à écrire pour l’expliquer. L’appel à une défense du sionisme et à la résistance face au retour de la bête antisémite nous a détourné de ce chemin emprunté jadis, puis délaissé, mais jamais abandonné. L’urgence des événements, avec ce qu’elle comporte de tragique et de fureur, ne saurait nous détourner trop longtemps de cette nécessité première d’une esquisse des fondements philosophiques du sionisme. Le siècle qui commence, portant en lui son lot d’épreuves et de surprises, laisse apparaître cette évidence : le sionisme est devenu une question philosophique. Le vingtième siècle a ramené le peuple juif dans l’histoire, par deux événements indélébiles : la Shoa et la création de l’État d’Israël. Le sionisme, s’il y avait une logique de l’histoire, aurait ainsi accompli son terme, réalisé ses principaux objectifs. Cette « révolution » annoncée du retour d’une nation sur sa terre ancestrale pour y construire une société moderne n’a pas seulement replacé les juifs dans le politique. Elle démontre jour après jour que la politique, l’économie et la culture sont confrontées à une question plus profonde. La légitimité du sionisme, contestée ou reniée, ne se fonde pas sur les réponses ou …

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Maurice G. Dantec : « Après tout, nous sortons tout juste du néolithique… »


Une lettre d’outre-mer


Objet : « Israël et la France »

Cher Olivier Véron,

J’espère que vous n’avez pas pensé une seule seconde que je vous ai oublié, vous et les provinciales. Mais je suis en ce moment très occupé par un changement radical avec ce que je pourrais dénommer le « métier ». Je romps définitivement avec l’édition traditionnelle, les explications de cette décision ont été rendues publiques il y a trois semaines environ. La difficulté de l’opération est un peu à la mesure du siècle, ô combien merveilleux, qui nous attend.
Je comprends fort bien votre requête et sachez que j’aurais grand plaisir à lire les ouvrages que vous vous apprêtez à publier.
Je crois que Taguieff est votre homme. C’est un gaillard solide et réellement érudit, et dont les connaissances « académiques » sur les relations judéo-françaises – et même judéo-européennes – dépassent de très loin les miennes.
Je vous épargnerais tous les détails qui forgent la vie d’un écrivain aujourd’hui, mais je suis dans l’obligation regrettable de devoir décliner votre offre, non pas qu’elle me désintéresse, tout au contraire : elle risquerait de détourner durablement mon attention de l’écriture d’un roman pour lequel, je ne vous le cacherais pas, je n’ai pas droit à l’erreur, quelle qu’elle puisse être.
Je suivrais avec la plus grande attention l’évolution de vos divers projets, en mémoire de Pierre Boutang, qui fut, grâce à vous, une des révélations majeures du tournant de ce siècle.

Nation audacieuse et originale, voilà qui aurait pu m’emmener fort loin, je suppose, beaucoup trop loin, en fait.
Je suis sincèrement désolé de devoir vous répondre ainsi par la négative.
Comptez toujours sur mon soutien, qu’il s’agisse des écrits de Pierre Boutang – auquel plus personne ne s’intéresse aujourd’hui, qui s’en étonnera ? – que de votre persévérance et votre courage à rester, envers et contre tout, du « mauvais côté de la pensée », autant dire pas celui des tendances dominantes.
Les événements en cours dans le monde arabe laissent à penser que, contrairement à ce qu’ont affirmé avec péremption la cohorte habituelle des petits profs experts-en-tout, et dûment diplômés es-nihilisme, l’Histoire, non seulement n’est pas « terminée », mais elle ne fait que commencer.
Après tout, nous sortons tout juste du néolithique, c’est sans doute le simple auteur de science-fiction qui vous parle, en ce moment présent.

Avec toutes mes sincères amitiés transatlantiques,
Encore une fois, merci de votre présence,

Bien à vous
Montréal, Canada, le 22 mars de l’An de Grâce 2011.

Maurice G. Dantec † le 25 juin 2016

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Marc Bloch : « Une de nos meilleures raisons de vivre. »


« Dans un monde assailli par la plus atroce barbarie, la généreuse tradition des prophètes hébreux, que le christianisme, en ce qu’il eut de plus pur, reprit pour l’élargir, ne demeure-t-elle pas une de nos meilleures raisons de vivre, de croire et de lutter ? »

Testament de Marc Bloch, fusillé à Trévoux le 16 juin 1944.


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Pierre Boutang : « Une parole différente. »

L’origine de cette parole différente se trouve, selon Bossuet, dans l’histoire sacrée, et très précisément dans le premier retour, et le premier usage poétique immédiat des signes, avec la terre promise : « Dans le temps qu’Abraham, Isaac et Jacob avaient habité cette terre, ils y avaient érigé partout des monuments des choses qui leur étaient arrivées. On y montrait encore les lieux où ils avaient habité ; les puits qu’ils avaient creusés (…), les montagnes où ils avaient sacrifié à Dieu et où il leur était apparu ; les pierres qu’ils avaient dressées ou entassées pour servir de mémorial à la postérité (…) Ainsi quand le peuple hébreu entra dans la terre promise, tout y célébrait ses ancêtres ; et les pierres mêmes y parlaient de ces hommes merveilleux, et de ces visions étonnantes par lesquelles Dieu les avaient confirmés dans l’ancienne et véritable croyance. » De là est née la poésie…
… du moins la biblique, où les signes ont un sens clair, où les analogies sont des monuments.

Pierre Boutang

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Contre-utopie

Si depuis des années nous nous efforçons de faire vivre cette petite maison, « Les provinciales », qui s’intéresse aux événements et à l’articulation du politique et du religieux à partir des relations entre Juifs et « chrétiens », ce n’est pas par exclusivisme, ni par humanisme, ni par humanité mais parce que c’est vital, et parce que les « hypothèses » juive et chrétienne, la question ouverte par l’inscription de la Bible dans l’histoire depuis la nuit des temps demeurent indestructibles.
Il est vital en effet pour notre existence concrète d’européen, pour cette civilisation singulière, de veiller au respect de la réalité et de l’histoire, de transmettre la passion de la vérité et de la connaissance, de donner le goût de la liberté, de la responsabilité et de la souveraineté politique ainsi que le courage de les défendre.
Nous sommes la civilisation du croisement de « l’homme grec et du Juif » – comme disait dans les années trente cette haute figure de la résistance intellectuelle allemande au nazisme, Theodor Haecker, dont les écrits marquèrent, au séminaire, le jeune Joseph Ratzinger.
Ce qu’il y a de fort et de beau dans l’histoire moderne d’Israël, contre-utopie, c’est que c’est la réalité qui suscite cette histoire et qui l’ordonne et c’est le souci du peuple tout entier, de sa condition présente, de son passé et de son avenir qui donne la force, la détermination et la ligne de l’action politique.
La « mystique » ne s’oppose ni à la réalité ni à la politique lorsqu’elle fonde la liberté et la responsabilité des personnes en même temps que le sens du bien commun. C’est la « mystique » même de la création de l’homme et du monde, la « mystique » de la parole et de l’histoire qui commande le souci politique par où passent nos premiers devoirs envers notre prochain.
Aucune des nations d’Europe n’a le droit de l’oublier. Ce n’est pas l’idée nationale qui a échoué au XXe siècle en Europe, mais la nation réduite à une « identité » à la fois partielle et totalitaire (Que resterait-il de la langue allemande sans Franz Kafka ?) – alors que la nation est une réalité vivante, une histoire et une vocation.
Une pro-vocation : la réalité et la vocation politiques de l’homme.
Nous vous souhaitons une bonne année 2008, soixantième anniversaire de la création de l’État d’Israël, « la seule rançon, la seule création positive répondant à l’horreur infinie de la seconde guerre mondiale » (Pierre Boutang).

Olivier Véron

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« La Shoah par balles » (propos recueillis par Michel Gurfinkiel)


Un prêtre catholique, le père Patrick Desbois, est en train de révolutionner l’histoire de la Shoah « à l’est » : en Ukraine et dans les autres territoires soviétiques occupés par les forces allemandes à partir de juin 1941.


Michel Gurfinkiel. — Un prêtre catholique qui se consacre à la redécouverte de la Shoah en Ukraine. A priori, c’est surprenant…

Patrick Desbois. — Ca s’est fait un peu par hasard. Mon grand-père, prisonnier de guerre français, avait été transféré pour insubordination au Stalag 325 de Rawa-Ruska, à la frontière de la Pologne et de l’Ukraine actuelles. Une expérience qui l’a marqué à jamais. Quand les Français sont arrivés dans ce camp, ils ont appris que les « locataires » précédents, des prisonniers de guerre soviétiques, venaient d’être « liquidés ». Ils ont ensuite vu journellement des exécutions de juifs. Il y avait quelque chose de tellement infernal dans cette situation qu’ils ont fini par demander un beau jour au commandant allemand d’être fusillés, eux aussi. Cet officier a posé la question à Berlin : on lui a répondu que la politique du Reich était, pour l’instant, de reconnaître aux Français, à la différence des Soviétiques et des juifs, le bénéfice des conventions de Genève. Vous comprendrez aisément que, lors de l’effondrement de l’URSS, en 1991, je ne pouvais pas ne pas me rendre sur place. Pour voir ce qu’il restait de l’enfer, près d’un demi-siècle plus tard.

— Et qu’avez-vous vu ?

— Personne ne semblait savoir exactement où les juifs avaient été massacrés, où se trouvaient les fosses communes… J’ai dû mener une véritable investigation policière. Interroger beaucoup de gens, avec l’aide du prêtre local. Recouper les indications. Rencontrer des personnes très âgées, qui avaient été des témoins oculaires. Finalement, j’ai retrouvé ces fosses : elles étaient cachées dans des taillis, invisibles. Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose pour marquer leur emplacement, préserver leur souvenir.

— Et puis ?

— Et puis les choses ont pris de l’ampleur. Je suis allé sur le site d’autres massacres. Comme à Rawa-Ruska, l’oubli était en train de s’installer : un repérage d’ensemble, portant sur l’ensemble de l’Ukraine, semblait donc nécessaire. Mais ce n’était pas tout. A travers les recherches sur les fosses communes, j’entendais des choses extraordinaires sur les massacres eux-mêmes, la façon dont ils avaient été organisés et perpétrés. J’ai compris que des pages cruciales de l’histoire de la Shoah étaient à réécrire.

— Pourquoi ?

— Le travail historique « classique » sur la Shoah a porté essentiellement sur les pays occidentaux, à commencer par l’Allemagne, et certains pays communistes d’Europe centrale et orientale, notamment la Pologne, où la plupart des camps nazis étaient situés. Mais l’URSS, jusqu’en 1991, était « hors champ ». Il était très difficile de s’y rendre, et plus encore d’y mener une enquête à caractère historique. En outre, le concept même d’un Holocauste ou d’une Shoah, c’est-à-dire d’un génocide des juifs, n’y avait pas cours : officiellement, les « fascistes » allemands n’avaient tué que des « citoyens soviétiques ». Résultat : beaucoup de choses restaient floues, ou étaient sous-estimées. On savait, en gros, que Himmler avait envoyé dans les territoires soviétiques occupés des unités mobiles chargées de l’extermination des juifs, les fameux Einsatzgruppen. On évaluait les victimes de ces opérations – au fusil et à la mitrailleuse, d’où le nom de « Shoah par balles » – à quelques centaines de milliers de personnes, un million au plus. On avait répertorié les sites des massacres, et l’on disposait parfois de photos terrifiantes prises sur lors de certaines exécutions. C’était apparemment beaucoup. Mais c’était en fait très incomplet par rapport aux connaissances dont on disposait sur la Shoah à l’Ouest.

— Les Soviétiques avaient pourtant fait une enquête de terrain dès 1944 ?

— Oui. Au fur et à mesure où ils reprenaient le contrôle des régions conquises par les Allemands en 1941 et en 1942, les Soviétiques constataient la disparition de populations civiles, découvraient des charniers, recueillaient des témoignages. De nombreux rapports ont alors été établis. Ils ont été utilisés au procès de Nuremberg ou en vue de la rédaction d’un document d’ensemble soviétique sur les crimes nazis, le « Livre Noir ». Mais ensuite, ils sont tombés dans l’oubli. Staline et ses successeurs les ont retirés de la circulation parce qu’ils allaient à l’encontre de la thèse officielle de massacres « antisoviétiques ». Les historiens occidentaux ont cessé de les utiliser parce qu’ils craignaient des falsifications du KGB, comme cela s’était produit dans le cas du massacre de Katyn. Aujourd’hui, avec le recul et compte tenu de l’on découvre en Ukraine, les rapports soviétiques initiaux suscitent à nouveau beaucoup d’intérêt. 80 % au moins de leur contenu semble avoir été vérifié.

— Comment enquêtez-vous ?

— Je travaille avec une équipe de onze personnes, toujours les mêmes. En moyenne, nous effectuons cinq voyages par an. Chacun de ces voyages dure une quinzaine de jours. Jamais plus, car le stress physique et moral est considérable. Presque rien n’a changé en Ukraine depuis la fin de la guerre. Imaginez une campagne immense, des routes à peine carrossables, des conditions de vie primitives, des habitations dépourvues de tout confort moderne, une paysannerie qui n’a pas encore très bien compris sous quel régime elle vivait aujourd’hui, des tensions toujours présentes entre ceux qui étaient restés fidèles à l’URSS en 1941 et ceux qui s’étaient ralliés aux Allemands. Imaginez un pays sans panneaux indicateurs, sans cartes fiables, où la plupart des gens ne savent même pas le nom de villages distants d’une dizaine de kilomètres. Nous arrivons sans prévenir, afin que personne n’ait eu le temps d’exercer des pressions sur les témoins éventuels. Les prêtres locaux, catholiques, uniates ou orthodoxes selon les régions, sont en général notre premier contact. Ils font savoir qu’un prêtre français et son équipe veulent rencontrer des personnes ayant assisté au massacre des juifs ou ayant reçu des informations à ce sujet. Cela rassure : l’essentiel, pour ces populations, est que nous n’appartenions pas « au KGB », ou à ce qui a pu lui succéder. Une fois ce point acquis, les gens viennent nous parler ou nous indiquent qui pourrait parler. Très simplement, sans difficulté. Nous photographions les personnes, nous filmons l’entretien. En fonction de ce qu’on nous a dit, nous localisons le site véritable des massacres, et donc des fosses communes, qui n’est souvent pas celui où l’on a érigé un monument ou une stèle à l’époque soviétique. Nous y cherchons d’autres indices : les douilles des tireurs allemands, par exemple. Et nous les trouvons. Notre but est de réunir, sur chaque massacre, le maximum de preuves tangibles et convergentes.

— Qui finance vos voyages ? Qui assure le contrôle scientifique de vos enquêtes ?

— Notre travail est placé sous l’égide de Yahad-In Unum (« Ensemble », en hébreu et en latin), une association judéo-chrétienne créée à cet effet. Nous bénéficions de l’appui de l’Eglise de France, du rabbin Singer du Congrès juif mondial, de la Fondation de la Mémoire de la Shoah (FMS), du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC), du Musée national de la Shoah, du National Holocaust Memorial américain. Le suivi scientifique est assuré par ces mêmes institutions et par diverses universités. Les matériaux réunis au cours de nos enquêtes, qu’il s’agisse des enregistrements des témoignages personnels, des compte rendus de recherche sur le terrain ou d’objets, leur sont confiés.

— Sur combien de sites avez-vous enquêté ?

— Nous avons repéré 2400 sites en Ukraine et nous en avons étudié plus de 600. Plus nous avançons dans nos recherches, plus nous découvrons de nouveaux sites. Nous avons commencé à travailler en Transnistrie, dans l’ancienne Moldavie soviétique. A terme, nous voudrions couvrir également la Russie actuelle et la Biélorussie. Le temps presse. Les derniers témoins oculaires de la « Shoah par balles » ont entre soixante-dix et quatre-vingt-dix ans.

— Qu’avez-vous appris de nouveau sur cette Shoah ?

— Enormément de choses. D’abord, le modus operandi des massacres. Contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas les juifs qui ont creusé leurs propres fosses, mais les paysans, mobilisés pour l’occasion. Ce sont les paysans, également, qui ont transporté les juifs sur le lieu de l’exécution, dans leurs carrioles. Les enfants ukrainiens étaient requis pour trier les vêtements des juifs. D’autres paysans ou paysannes devaient préparer la nourriture pour les exécuteurs. Dans de nombreux cas, les massacres n’ont pas été effectués par les Allemands, mais par des supplétifs ukrainiens, sous la surveillance des Allemands. En d’autres termes, une grande partie de la population rurale ukrainienne a assisté au génocide et une petite partie y a participé. De même, il ressort des témoignages que nous avons recueillis que les forces allemandes régulières, et pas seulement les Einsatzgruppen, ont participé d’une façon ou d’une autre aux massacres, ne serait-ce qu’en coupant les routes pour empêcher les juifs de s’enfuir, ou y ont assisté. On est très loin d’un crime commis dans une semi-clandestinité.

— Les Ukrainiens se sont-ils prêtés au génocide par antisémitisme ?

— Il y a eu des cas où la population locale a tué les juifs avant même que les Allemands ne soient là. Il y a celui des supplétifs ukrainiens, ou des prisonniers de guerre engagés dans la Waffen SS, qui ont participé activement au génocide. Le reste de la population a effectué des taches matérielles sous la contrainte. Certaines familles ont tenté de sauver des juifs. S’ils étaient découvert, c’était la torture et la mort. On nous a rapporté le cas d’une famille qui avait caché un enfant juif. Le commandant nazi local ne s’est pas borné à la faire fusiller : les cadavres des membres de cette famille ont été dépecés, et chaque morceau a été planté à une entrée différente du village, pour l’exemple.

— Autres découvertes ?

— Une autre idée reçue, c’est que la « Shoah par balles » aurait été en quelque sorte une Shoah « improvisée », menée dans l’urgence et au milieu des combats, à la différence de l’extermination quasi-industrielle menée à l’Ouest. Nous avons découvert qu’il n’en était rien. Tout était planifié, organisé dans le moindre détail, exactement comme à l’Ouest. Les Allemands prenaient bien soin de vérifier sans cesse l’identité juive des personnes qui allaient être exécutées : si un non-juif se trouvait là par erreur, il était immédiatement libéré (nous avons rencontré des personnes passées par cette épreuve). Les cas « douteux » au regard de l’idéologie nazie – demi-juifs, ethnies dont l’origine juive n’était pas certaine – bénéficiaient de sursis. Les « actions » étaient menées selon un plan géographique précis : les Allemands commençaient par les zones les plus proches du front puis remontaient vers l’arrière. Ils recouraient à des ruses psychologiques pour s’assurer de la docilité des victimes : la plus courante étant de les convoquer pour une « évacuation vers la Palestine ». En définitive, la seule différence avec la Shoah occidentale, ce sont les méthodes, plus appropriées aux conditions locales et beaucoup moins coûteuses.

— Vous pensez que le nombre total des victimes est plus élevé qu’on ne pensait jusqu’à présent ?

— Certainement. Certains massacres n’ont pas été pris en considération. D’autres ont été sous-évalués. Nous pensons que le total des victimes de la Shoah va au-delà du chiffre de six millions.

— Il y a eu des révoltes dans les ghettos, dans certains camps… Pas en Ukraine ?

— Le problème ne se pose pas comme cela. En fait, la plupart des hommes juifs valides se sont battus : ils avaient rejoint l’Armée rouge ou formé des maquis à l’arrière des Allemands, les fameuses unités de « partisans ». C’est surtout le reste de la population juive qui a subi la « Shoah par balles » : les personnes âgées, les enfants, les femmes.

— Que deviennent les sites des fosses communes, une fois que vous les localisez ?

— Nous menons notre action conformément à la loi religieuse juive, en liaison avec la yéshivah du Rav Schlesinger, de Londres. A priori, il nous est interdit de déranger les morts dans leur sommeil, et donc de procéder à des exhumations ou à une éventuelle réinhumation. Mais nous avons été en mesure de rapporter des faits nouveaux, comme le pillage des fosses : plus de soixante ans après le massacre, il y a encore des gens qui cherchent des dents en or ou d’autres objets de ce type. Selon les autorités rabbiniques, cela peut rendre nécessaire de nouvelles mesures. A titre personnel, je souhaite que les sites soient délimités, érigés officiellement en lieux saints, préservés. Les Allemands sont en train de réensevelir leurs morts de la Seconde Guerre mondiale, y compris les SS, dans des cimetières militaires magnifiques, à travers toute l’Ukraine. Je n’ai rien a priori contre de tels cimetières. Mais il serait inacceptable que pendant ce temps, les restes des victimes s’enfoncent dans une boue anonyme.

© Michel Gurfinkiel et Le Journal des Communautés, 2007

Retrouvez Michel Gurfinkiel sur www.michelgurfinkiel.com 

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La Shoah par balles


Le Père Patrick Desbois expose les éléments de son enquête : La Shoah par balles, un travail de six ans sur les tueries de Juifs en Ukraine par les Nazis (1941-1944)

au Mémorial de la Shoah 17 rue Geoffroy-L’Asnier , Paris, métro Saint-Paul

à partir du 20 juin 2007


Au-delà des mots… et pourtant dans sa conférence du 19 Juin, le Père Desbois a « raconté » – l’enquête, avec une équipe de dix spécilalistes (dont un spécialiste de balistique !) et la RÉALITE inacceptable, insoutenable des TUERIES de Juifs organisées dans les villages de Crimée et d’Ukraine, notamment par des troupes de NAZIS AUTRICHIENS, organisés par HIMMLER et HITLER… et parfois laissés à leurs « Chefs » barbares…

Les plus pauvres des paysans Ukrainiens d’aujourd’hui ont fini par parler… Les « riches » se taisent encore… Les derniers TEMOINS des kholkoses juifs et des villages des pays Baltes et de l’Euope de l’Est ont dit que les NAZIS faisaient sortir les Juifs de leurs maisons en leur criant le mot PALESTINE, laissant miroiter un espoir de Retour… Puis, ce sont les immenses FOSSES COMMUNES, les balles dans la nuque, le pillage des vêtements, la NUIT ET LE SANG.

Une nouvelle mise en perspective de nos (faibles) connaissances de l’histoire de la SHOAH. Une première mondiale. Et dans le cadre du « Mémorial »…

L’Europe,ce fut aussi cela. La Barbarie antisémite a des racines idéologiques et religieuses. Le danger est toujours présent.

Alain Suied

Lire l’entretien du Père Patrick Desbois avec Michel Gurfinkiel

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Ceci n’est pas un roman de Houellebecq

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Dans « Houellebecq et le spectre du califat » (Le Monde du 8 janvier 2015) Jean Birnbaum reconnaît l’importance de Bat Ye’or non seulement pour donner une assise historique au roman Soumission, mais pour tous ceux qui ont osé mettre en cause les instances politiques dans la gigantesque tentative d’acclimatation de l’islam en Europe, et alors que celle-ci vient de donner un signe de régression sanglant. (…)

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« L’abolition des sacrifices humains. »


« Je leur donnai moi-même des lois qui n’étaient pas bonnes et des coutumes qui ne font pas vivre. Je les souillai par leurs offrandes : les sacrifices de tous les premiers-nés ; c’était pour les frapper de désolation, afin qu’ils reconnaissent que je suis le Seigneur. »

(Ezechiel)


 

En novembre 2005, j’appris que mon fils aîné, âgé de cinquante-sept ans, était atteint d’une tumeur maligne au cerveau. Je lui rendais visite régulièrement et lui téléphonais. Au début de l’hiver 2006-2007, il perdit la capacité de parler un peu longuement ; il respirait avec difficulté, mais il comprenait toujours bien ce qu’on lui disait. Il luttait afin de rester près de son épouse Carol, qu’il aimait profondément ; elle savait que le temps lui était compté, ce que confirmait le médecin. Le cinq février 2007, elle m’appela au téléphone : « S’il vous plaît, dites-lui qu’il est très proche de la mort ».
Je lui demandai si le haut-parleur était branché. Oui.
« Aaron (dis-je), tu m’entends ? » Carol confirma. « Aaron (continuai-je), Dieu nous appelle à la vie. Lorsque vient notre temps, il nous rappelle à Lui. Et il est bon alors de partir. »
Aaron mourut le lendemain.
Je lui avais ouvert la voie, et il l’avait suivie.
En dépit du fait que ni lui ni Carol (qui venait d’un milieu baptiste du Sud) n’appartenaient à aucune communauté religieuse, une telle ouverture ne pouvait avoir de sens qu’en des termes religieux. Tout autre langage eût semblé dur et peut-être insensible. En lui annonçant que Dieu le rappelait à Lui, j’avais situé sa mort dans un ordre cosmique. Je lui avais aussi présenté une théodicée implicite et crédible.
Tout au long de ma carrière, j’ai généralement été considéré comme un théologien juif de la mort de Dieu. Alors que je me regardais comme un théologien de l’Holocauste. Mon interprétation de la mort de Dieu a toujours été une réponse personnelle à la Shoah. Durant toutes ces années, et particulièrement au cours de mes études à Harvard, ainsi que lors de ma rencontre cruciale avec le doyen Heinrich Grüber à Berlin le 17 août 1961, une conviction m’est apparue et a demeuré, à savoir que la compréhension de Dieu comme Providence était totalement inadéquate à l’histoire des Juifs au Vingtième siècle. Comme je l’ai déjà relaté, ma rencontre avec le doyen Grüber eut lieu lors de la semaine qui vit la construction du Mur de berlin par la DDR. Grüber m’affirma qu’il voyait la marque du châtiment de Dieu, de son jugement providentiel, à la fois dans le bâtiment du Mur et dans la Shoah. Je lui répondis que je préférerais être athée, ce que je ne suis pas, que de croire en un tel Dieu [1]. Il me semble cependant qu’une interprétation chrétienne de la providence, Heilsgeschichte, est recevable à condition de considérer probantes tout d’abord l’histoire des Juifs, qui fonde la suite, et la Shoah comme des réponses au perpétuel « manque de foi » des Juifs. Ce qui est apparemment la thèse de Karl Barth (manifestement le théologien protestant le plus important du vingtième siècle, et un opposant de poids à la fois à l’antisémitisme et au national-socialisme), qui écrit ainsi dans La théologie de l’Église (Church Dogmatics) :
« Il est certain qu’Israël entend ; et maintenant moins que jamais il ne peut s’abriter derrière le prétexte de l’ignorance et de l’incompétence pour justifier son incompréhension. Mais Israël entend et ne croit pas [2] . »
Il se trouva que lors de la parution de la première édition de After Auschwitz [3] j’étais en relation avec Marcus Barth, le fils de Karl Barth ; il enseignait au séminaire de théologie de Pittsburgh, et moi à l’université de la même ville. Sa fille Rosa et ma belle-fille Liona étaient condisciples à l’université. À la parution de mon livre, Barth rédigea un long compte-rendu pour un hebdomadaire local. Il n’y avait là rien de personnel, mais l’article fut la réception la plus vigoureusement hostile que reçut mon livre à l’époque. Barth y défendait un point de dogme essentiel de la foi chrétienne protestante, selon lequel les tribulations et vicissitudes des Juifs au cours de l’histoire représentaient de la part de la divine Providence le plan de la nécessaire destinée d’Israël.
J’ai toujours soutenu que quoique l’on entende par « la mort de Dieu », cela ne signifiait en aucune façon la mort de la religion. Étant donnée la nature éphémère de l’existence, l’être humain a besoin de structures qui confèrent à son horizon, toujours changeant, ordre et continuité. Et cela se vérifie particulièrement lors de ces crises que le sociologue Peter Berger appelle « situations extrêmes », celles qui sont aux marges de la réalité « telle qu’on la considère ordinairement [4] ». Selon Berger, la « confrontation avec la mort » est « vraisemblablement la plus extrême de ces situations ».
Notre entente de la réalité dépend de notre « dialogue » avec autrui, qui commence avec la toute première année de notre vie. Ce ou ces dialogues, à la fois verbaux et muets, nous permettent une première compréhension de notre monde et de notre situation ; de savoir à qui nous pouvons nous fier, de qui nous devons avoir peur, et ce qui nous attend. C’est par eux que nous accédons au langage et à la conscience de notre identité. Pour la plupart d’entre nous, les personnes les plus importantes et significatives sont les membres de notre famille. Par nos relations avec eux nous devenons socialisés et civilisés. Au commencement, c’est la mère, ou le substitut maternel dans certaines civilisations, qui permet notre sentiment initial de sécurité et d’équilibre, ce que le psychanalyste Erik Erikson appelle (dans ses derniers travaux) « la confiance initiale [5] ».
Bien évidemment, les relations familiales évoluent. Lorsqu’une personne essentielle à notre existence meurt, le dialogue cesse brutalement – ainsi ce qui a eu lieu avec Aaron – et notre perception de la réalité s’en voit radicalement modifiée. C’est ce qu’écrit Berger : « La mort remet en question toutes les définitions socialement objectivables de la réalité du monde, des autres, et de nous-même. Elle remet en question tout ce qui était tenu pour vrai, et l’attitude courante et coutumière qui s’exprime dans la vie quotidienne. »
Dans l’histoire et la mémoire de l’humanité il demeure que la transformation en matière inerte et pourrissante, sourde, de ceux qui furent une part vitale de notre existence, est l’une des expériences les plus traumatisantes, particulièrement lorsque persiste une relation psychologique inachevée avec la personne disparue, tels un amour persistant, ou un sentiment de culpabilité. Il faut alors restaurer « le sens de la durée et de l’identité » qui unissait en l’individu monde interne et monde externe. Dans les religions traditionnelles, cela s’effectue par la transmission à l’individu du « savoir que même les situations les plus extrêmes ont leur place dans un univers qui a un sens [6] ».

la nécessité des rites de passage

Ce « savoir » est davantage transmis par les rites que par les professions de foi. Les rituels ont existé longtemps avant que ne naisse la croyance en un Dieu personnel tout-puissant, certainement longtemps avant le Dieu de l’histoire judéo-chrétien. Les rites collectifs peuvent être un plus puissant agent de « nomisation » (à savoir « ce continuel processus social de création de sens et d’identité requis pour tenir en échec l’anomie ») que les déclarations au sujet de l’existence de Dieu qui prétendent au statut de vérités objectives [7].
Dans l’histoire de l’humanité, les rites de passage traditionnels comme la circoncision, le baptême, les rituels de puberté et d’initiation, le mariage, et les funérailles, ont joué un rôle particulièrement important dans le processus de « nomisation ». Ils symbolisent et confèrent une transformation du statut individuel dans la communauté. Ils peuvent bien différer selon les cultures, ils n’en restent pas moins universels, et répondent aux besoins de l’humanité [8].
Lors des funérailles, des rituels de mise en bière et de déploration par exemple, les dispositions exigées pour la dépouille mortelle se changent en une cérémonie d’adieux, d’hommages au défunt, et de consolation des endeuillés en ce moment où ils sont le moins capables de compter sur leurs propres ressources émotionnelles. Il est bien sûr possible de créer des rituels d’adieu et de deuil séculiers, mais fort peu de non-croyants y ont recours. En raison de leur caractère factice ou privé, les rites séculiers sont privés de l’héritage de la sagesse acquise par l’espèce humaine au cours de ces événements. Que nous croyions en un Dieu transcendant ou que nous tenions Dieu pour le Néant Sacré (Das Heilige Nichts), comme l’auteur de ces lignes, ou encore que nous soyions sceptiques à tous égards, il y a des moments dans l’existence où les rituels traditionnels de nos communautés deviennent pour la plupart d’entre nous indispensables.
Nous n’avons pas besoin de croire pour participer aux rituels de nos communautés religieuses, pas même pour les diriger. En nombre d’occasions, j’ai tenu le rôle de Doktorvater lors d’ordinations. Les candidats étaient éminemment aptes, moralement, intellectuellement et culturellement, à remplir leur vocation. S’il arrivait de temps en temps que certains d’entre eux expriment des doutes envers le discours religieux officiel de leur communauté, tous n’en exercèrent pas moins leur ministère de façon admirable.
Lorsque parut mon After Auschwitz, il y eut des gens pour penser que j’avais pour intention de discréditer les croyances et les pratiques religieuses. En fait, je voulais seulement sauver ce que je croyais pouvoir l’être. Dans la préface de la deuxième édition de ce livre, j’ai écrit ceci (au sujet de la première édition) : « il y a dans ce livre un élément conservateur fort : devant mon incapacité à défendre la croyance religieuse traditionnelle, j’ai tenté une défense des pratiques et institutions religieuses traditionnelles, en forme d’apologie des besoins humains en matière de religion. Les hommes et les femmes ont besoin de rites de passage [9] (…) Il n’existe pas deux personnes éprouvant les mêmes besoins de rituel à chaque étape de leur existence. Et pourtant les besoins sont là, et il faut y répondre, que la personne tienne pour crédible ou non la foi traditionnelle [10]. »
Telle est ma conviction personnelle profonde, non démentie jusqu’aujourd’hui.
Outre les rites de passage, il en est d’autres qui répondent aux nécessaires besoins humains ; par exemple ceux qui révèlent et tentent de résoudre les conflits familiaux, inter ou intra-générationnels. Abraham entendant une voix lui ordonner le sacrifice de son fils Isaac, Abel et Caïn, Jacob et Esaü, Joseph et ses frères, autant de conflits familiaux. L’un de ces rituels est la cérémonie judaïque de la « rédemption du premier-né » (pidyon ha-ben), qui est aussi un rite de passage. L’Exode décrit Dieu parlant à Israël :
Le Seigneur adressa la parole à Moïse : « Consacre-moi tout premier-né, ouvrant le sein maternel, parmi les fils d’Israël, parmi les hommes comme parmi le bétail. C’est à moi. » (13, 1-2 [11])

l’abolition des sacrifices humains

Cet ordre est redit au verset 13 du même chapitre : « Tout premier-né d’hommes parmi tes fils, tu le rachèteras. »
Ce qui est encore répété ailleurs, mais le passage de l’Exode, chapitre 22, versets 28-29, est particulièrement digne d’intérêt :
Tu ne livreras pas à d’autres tes fruits mûrs et la coulée de ton pressoir. Tu me donneras le premier-né de tes fils. Tu feras de même pour ton bœuf et pour tes moutons : il restera sept jours avec sa mère ; le huitième jour, tu me le donneras.
Dans son commentaire de l’Exode, Jeffrey H. Tigay écrit : « Aucune disposition pour la rédemption n’est mentionnée [12]. » Le verset se situe nettement dans une époque où le sacrifice d’enfants n’était pas interdit [13]. Comme l’a noté Jon Levenson, de Harvard, les garrots d’Isaac (Genèse, 22, verset 9) présupposent que Dieu est dans Son droit, pour ainsi parler, lorsqu’il demande le sacrifice d’Isaac. Ezéchiel va plus loin en reconnaissant qu’il a existé un temps ou YHWH exigeait effectivement de tels sacrifices :
En plus, je leur donnai moi-même des lois qui n’étaient pas bonnes et des coutumes qui ne font pas vivre. Je les souillai par leurs offrandes : les sacrifices de tous les premiers-nés ; c’était pour les frapper de désolation, afin qu’ils reconnaissent que je suis le Seigneur. Ezechiel (chapitre 20, versets 25-26 [14])
Réfléchissant à ce qu’est devenu le sacrifice d’enfant dans le judaïsme et la chrétienté, Levenson remarque que « le complexe rituel et mytique appelé “sacrifice d’enfant” n’a jamais été éradiqué, il a seulement été transformé [15] ».
La cérémonie du pidyon ha-ben est un exemple de cette transformation. Elle joue le même rôle, dans le judaïsme rabbinique, que le bélier qui servit d’offrande à la place d’Isaac à Aqedah. À ce sujet mon expérience est typique [16]. Au « trente-et-unième » jour de sa naissance, Aaron, mon premier-né, fut introduit dans le salon, logé dans un berceau de coussins posé sur un plateau d’argent.
Je le présentai à un cohen, un prêtre héréditaire qui par tradition familiale pouvait remonter sa lignée jusqu’à la prêtrise d’Israël aux temps bibliques.
Et selon le rituel, je déclarai au cohen : « Voici mon fils, premier-né de sa mère. Le Saint, bénit-soit-Il, a ordonné qu’il soit racheté, selon ce qui est écrit : “Et ceux qui doivent être rachetés tu les rachèteras à l’âge d’un mois (…) pour la somme de cinq shékels outre le shékel du Temple. »
Et il est écrit : « Consacre-moi tout premier-né, ouvrant le sein maternel, parmi les fils d’Israël, parmi les hommes comme parmi le bétail. C’est à moi . » (Exode, 13, v. 2.)
J’accomplis mon devoir, déposant cinq dollars d’argent, équivalent symbolique des shékels de la Bible, devant le cohen ; puis ce dernier me demanda :
« Voulez-vous offrir votre premier-né, premier-né de sa mère, ou bien voulez-vous le racheter pour cinq selaim (shékels) que vous êtes tenu de donner selon la Torah ? »
Une seule réponse bien sûr était possible, mais planait aussi l’ombre sombre d’une plus ancienne réponse.
De toutes les fêtes du calendrier judaïque, aucune autre que le repas de la Pâque, le seder, n’a davantage le pouvoir de convoquer la participation du Juif, même le plus sécularisé. La solennité de Rosh Hashanah et Yom Kippour rassemble les Juifs en grand nombre à la synagogue ; quant au Seder, qui se célèbre dans les foyers, il est le principal rituel de Pâques. À un premier niveau, il commémore la délivrance d’Israël de son esclavage en Égypte, mais il y a d’autres aspects qui se rapportent aux sacrifices de communion des lointains peuples sémites, ainsi que des éléments qui anticipent l’eucharistie chrétienne. Ainsi par exemple lorsque Paul de Tarse appelle le Christ « notre Pâque » qui « a été immolé » (1 Cor., 5, 7), en quoi il suit sans nul doute une tradition de l’Église primitive (cf. Jean, 1, 29 ; et l Pierre, 1, 19-20). En tant que « Agneau de Dieu », le Christ était identifié au sacrifice le plus archaïque du judaïsme [17]. Ce qui se lit dans ce passage de l’Exode (12, 3-10) :
Parlez ainsi à toute la communauté d’Israël : Le dix de ce mois, que l’on prenne une bête par famille, une bête par maison. Si la maison est trop peu nombreuse pour une bête, on la prendra avec le voisin le plus proche de la maison, selon le nombre de personnes. Vous choisirez la bête d’après ce que chacun peut manger. Vous aurez une bête sans défaut, mâle, âgée d’un an. Vous la prendrez parmi les agneaux ou les chevreaux. Vous la garderez jusqu’au quatorzième jour de ce mois. Toute l’assemblée de la communauté d’Israël l’égorgera au crépuscule. On prendra du sang ; on en mettra sur les deux montants et sur le linteau des maisons où on la mangera. On mangera la chair cette nuit-là. On la mangera rôtie au feu, avec des pains sans levain et des herbes amères. N’en mangez rien cru ou cuit à l’eau, mais seulement rôtie au feu, avec la tête, les pattes et les abats. Vous n’en aurez rien laissé le matin ; ce qui resterait le matin, brûlez-le.
La communauté entière endosse la responsabilité du meurtre sacrificiel, et tous sont appelés à consommer la victime. Même la tête et les parties génitales doivent être mangées. L’interdiction de consommer la viande crue ou cuite à l’eau doit renvoyer à une pratique qui était soit de mémoire ancienne, soit une tentation actuelle ou courante chez certains Hébreux ou bien leurs voisins.
La Pâque montre aussi des traces d’une époque où le meurtre sacrificiel des mâles premiers-nés était pratiqué en Israël. Nous avons vu que le passage de l’Exode (13, 2) demande que soit consacré « tout premier-né ouvrant le sein maternel » et « parmi les hommes comme parmi le bétail ». Dans le récit biblique des dix plaies, la dernière à accabler les Égyptiens est la mort des fils premiers-nés. Le rituel du Seder y insiste : les fils premiers-nés des Hébreux furent épargnés parce que les pères obéirent au commandement divin de marquer de sang d’agneau les linteaux et les montants de leurs portes (Exode 12, 13 ; 12, 29). Le récit précise bien que n’eût été ce sang d’agneau, les premiers-nés mâles eussent subi le même sort que les fils des Égyptiens.
L’identification du Christ avec l’agneau pascal chez Paul achève l’ensemble. Lorsqu’il déclare que les Chrétiens sont « justifiés » par « le sang » du Christ (Rom., 5, 9), il est clair qu’il considère le Christ comme la perfection de l’agneau pascal. Reste que selon Paul l’agneau pascal n’est en rien un substitut, il est la victime sous la forme du Dieu-homme.
Les commentateurs qui font autorité, les anciens comme les modernes, ont également relevé le parallèle entre l’agneau de Pâques et le bélier que Dieu substitue à Isaac (Genèse, 22). Shalom Spiegel, dans ses derniers travaux, note que la tradition juive considère Isaac comme s’il avait été effectivement mis à mort sous le couteau d’Abraham [18]. Certaines traditions, citées par Spiegel, vont jusqu’à dire qu’Isaac, sacrifié, est ressuscité des morts [19]. Ces traditions présentent d’importants parallèles entre Isaac et Jésus. Dans les textes judaïques l’obéissance pleine de confiance d’Isaac est souvent mise en valeur. Plus encore, Isaac est fréquemment présenté comme la victime expiatoire des péchés d’Israël. Par exemple, lors de Rosh Hashanah et de Yom Kippour, l’on prie Dieu qu’ il accorde Son pardon à la communauté d’Israël au lieu de la faire périr, en raison de l’obéissance d’Isaac au pays de Moriyya [20].
Spiegel rejette explicitement la thèse qui voudrait qu’Isaac soit une victime de substitution en raison d’une influence du christianisme. Tout au contraire, il affirme que cette idée est passée du judaïsme au christianisme, et que Paul en a été le passeur. Et quoique la comparaison n’apparaisse pas clairement dans les écrits de Paul, la manière dont il insiste au sujet du Christ comme parfaite expiation des péchés de l’humanité montre que pour lui, comme pour les premiers Pères de l’Église qui développaient explicitement la comparaison, l’Aqedah d’Isaac est un Golghota imparfait [21] ; Isaac est dit manquer du pouvoir de rédimer l’humanité parce ce qu’il n’est pas réellement mort sur son bûcher. À la différence, la mort expiatrice de Jésus lors de la Pâque permet la convergence de thèmes rédempteurs : Jésus est l’agneau parfait ; il est aussi un Isaac accompli. Seul son sacrifice est efficace.
À l’image de la Loi, Isaac préfigure la rédemption, mais ne l’accomplit pas. Jésus meurt pour les péchés des hommes, mais aussi et surtout pour le crime originel d’Adam.
Dans son étude sur le sacrifice d’enfant dans le judaïsme et le christianisme, Jon Levenson insiste sur l’importance du don gratuit : la meilleure des choses que l’on puisse offrir à Dieu ou les dieux. D’un certain point de vue, le « don » pourrait bien ne pas être entièrement gratuit. Il y a dans la Bible une insistance extrême sur l’ambivalence intergénérationnelle. L’histoire d’Abraham est à cet égard exemplaire. Il désire la bénédiction d’un héritier, mais pourtant lorsque son fils atteint l’âge d’homme, il entend la voix de Dieu lui ordonner d’offrir son fils en « holocauste » (Gen., 22, 2). Pouvait-on davantage engager Abraham dans l’obéissance gratuite ? L’histoire de Jepthée et de sa fille dévoile une ambivalence analogue, avec une plus triste issue (Jug., 11, 30 ; 11, 40).

le mythe du parricide primal

Ne négligeons pas l’histoire d’Œdipe, qui ne voulait aucunement tuer son père et épouser sa mère. Mais chacun de ses efforts pour échapper à son sort le rapprocha de la fatale rencontre à la croisée des chemins. Le conflit des générations circule dans l’un et l’autre sens.
Dans les relations parents-enfants, Sigmund Freud discernait une ambivalence universelle. Je déclare franchement qu’il y a eu des moments où cette ambivalence apparaissait dans mes relations avec Aaron et mes autres enfants, et eux envers moi. Elle est aussi présente dans la représentation biblique de Dieu. Le Père qui est au Ciel, s’il est l’aïeul bienveillant, est aussi un tueur d’enfants plein de colère. Le Dieu du christianisme exige ce même sacrifice, bien que ce soit Dieu en la personne du Fils qui s’offre à lui-même. Lorsque l’on considère la disproportion entre la petite offense, qui rendit mortels Adam et sa descendance, avec la rigueur des châtiments, il devient impossible d’ignorer le caractère infanticide du Dieu biblique ; à moins que quelque part, dans les replis de l’âme humaine biblique, ne loge la mémoire d’un crime suffisamment grave pour que les hommes aient un motif sérieux de craindre la vengeance du Père qui est au Ciel.
Freud croyait à la réalité d’un tel événement, qu’il qualifiait de « crime primal ». Il pensait que l’Eucharistie, telle que la concevait Paul, était en fait un drame qui redisait la catastrophe morale à l’origine de la civilisation, de la religion, et de la moralité. La tentative freudienne de reconstruction des origines de la religion par le mythe du parricide primal est extrêmement instructive, même si elle n’est pas vraie au sens littéral. Je souligne ce terme, mythe, parce que je crois qu’il peut nous aider à comprendre les passions impliquées dans certains aspects cruciaux du judaïsme et du christianisme.
En résumé, Freud dit qu’avant la religion et les institutions que nous connaissons, les hommes vivaient en hordes fermées, comprenant un père dominant despotique, le groupe des femelles son harem, et la troupe des jeunes mâles ses descendants. Le vieux mâle se réservait la totalité du harem, et maintenait sa domination par l’infanticide, la castration, et le bannissement de ses propres fils, ses rivaux potentiels. Finalement, conduits par leurs pulsions sexuelles, et désireux donc de s’approprier les femmes du père, les fils se regroupèrent, éliminèrent leur père, et dévorèrent son cadavre.
Mais le père que les fils admiraient et voulaient imiter était plus grand que celui qu’ils haïssaient et jalousaient. Ils aspiraient à être comme lui, jouissant de ses privilèges sexuels, et en même temps ils le tuèrent. Dans le mythe de Freud, les fils bannis résolvent la difficulté de tuer le père tout en voulant devenir comme lui par la consommation de son cadavre. Amour et haine étant intriqués dans cet acte primal, les fils ne remportent qu’une victoire à la Pyrrhus. Et la culpabilité les incitaint à nier la mort du père, ce qui ne faisait que compliquer et empirer les choses. Ils ne pouvaient oublier leur crime, ni la peur – pourtant réprimée – d’une vengeance de leur victime. Le déni ne laissait au groupe des frères aucun moyen rationnel d’évaluer la puissance du père mort ; la culpabilité les conduisit à lui attribuer des pouvoirs si extraordinaires qu’ il devint pour eux le Père qui est au Ciel. La définition implicite de Dieu chez Freud est à la foix paradoxale et nécessaire : le Père céleste est le premier objet de la criminalité humaine. Les hommes obéissent à sa « loi » parce qu’ils craignent, étant déicides, que Sa vengeance ne s’abatte sur eux.
En outre, comme les fils étaient incapables d’assumer leur crime ouvertement, ils ont été conduits à répéter sans fin leur acte intérieurement, sous la forme d’une confession inconsciente et dramatique. Cette répétition prit l’apparence d’un sacrifice au totem ancestral, ce que Freud considérait comme « peut-être la plus ancienne fête de l’humanité ». Il note que le totem animal était normalement sacro-saint, mais qu’en certaines occasions festives le groupe se sentait contraint de renouveler la scène en mettant à mort, mangeant, et déplorant la mort de l’animal vénéré comme l’ancêtre de la tribu.
Freud relève maints exemples d’animaux identifiés à des héros, des ancêtres, et des dieux, et affirme que le sacrifice du totem animal est en réalité un substitut du meurtre du père. Ce même processus d’identification se poursuit encore aujourd’hui dans les rêves, la littérature, le symbolisme religieux, les mythes, et les névroses. L’un des plus beaux exemples de cette identification dans l’histoire de l’art est le grand panneau d’autel de Van Eyck, à Gant en Belgique : « L’Adoration de l’Agneau mystique », où tous les personnages se tournent avec révérence vers la figure centrale, l’Agneau mystique, qui est bien entendu le Christ, « l ‘Agneau de Dieu ».
Le sacrifice du totem était ainsi ensemble une confession et un renouvellement du crime inconsciemment remémoré. Le remords et l’affirmation de soi y étaient mêlés comme l’avaient été l’amour et la haine dans le meurtre. Ce sacrifice du totem était également une expression de « l‘obéissance différée » au père assassiné. Les fils avaient rapidement compris qu’ils ne pourraient pas s’autoriser une pleine licence sexuelle avec les femmes du père mis à mort, sans déclencher de graves conflits entre eux. Ayant tué pour s’approprier les femmes, les fils s’imposèrent les restrictions sexuelles du père afin de préserver leur solidarité. Et on ne pouvait participer au sacrifice du totem, à savoir répéter symboliquement le meurtre originel, si l’on était coupable d’une violation du tabou de l’inceste nouvellement institué.
Nous ne pouvons pas suivre ici les multiples ramifications du mythe de Freud, mais notons cependant que la cène de la Pâque et l’eucharistie peuvent présenter des traits les apparentant au repas sacrificiel archaïque. Outre cela, la mort et la résurrection de la figure divine, Dieu après la mort de Dieu, est un élément crucial du mythe, comme l’est aussi, dans le récit chrétien, la mort et la résurrection de Dieu, ce qui à son tour renvoie à l’épisode de l’Aqédah et aux formes multiples du conflit intergénérationnel dans la religion sémitique archaïque.
La victoire sur les pires aspects et les plus périlleux de ce conflit a dû être un élément nécessaire du maintien de la civilisation. Il s’est toujours présenté l’issue qui consiste à diriger l’agressivité vers des personnes étrangères à un tel univers d’obligations morales, soit par la guerre, soit en tenant pour bouc émissaire une minorité sans puissance.
Ces stratégies sont cependant rarement efficaces. D’autres voies doivent être trouvées pour reconstituer toute la solidarité interne et la cohésion morale possibles dans la famille et au-delà. Les rituels religieux ne sont pas des moyens parfaits, mais ils confèrent – même pour le non-croyant – gravité et solennité à ce qu’ils célèbrent ou commémorent, ce que n’offre nulle autre institution. Et pour le redire, ils rendent la personne capable de métamorphoser le cours chaotique des choses en situation reconnue dans le tableau de l’existence.
Quelques trois cents personnes assistèrent aux obsèques d’Aaron, en majorité des chrétiens à l’exception de la famille proche. Et, comme chacun le comprit, la seule forme d’adieu appropriée à Aaron fut une cérémonie juive. Lorsque la dépouille mortelle d’Aaron fut mise en terre, je ne pus m’empêcher de penser à sa circoncision en son huitième jour, au pidyon ha-ben au trente-et-unième, ainsi qu’aux espoirs que j’avais fondés sur lui en tant que jeune père. Maintenant, c’en était fini. Cependant la tradition religieuse avait organisé les rituels d’adieu et de déploration en telle façon que notre famille put en retirer une certaine consolation. À Nassau, cette tradition avait rendu possible que des gens que je n’avais jamais rencontrés auparavant, amis et collègues de longue date d’Aaron, m’apportent quelque réconfort. Leur présence atténua dans une certaine mesure l’amertume de ces jours. À Fairfield, les amis m’offrirent leur consolation par le communautaire shiva-minyam, le service funèbre traditionnel, à notre domicile et à la synagogue. Sans la tradition, des gens auraient certainement présenté leurs condoléances, mais cela aurait été ad hoc seulement, et n’importe comment, cela à Fairfield et Nassau.
La mort de Dieu n’a rien de définitif.

Richard L. Rubenstein, « La mort de Dieu n’a rien de définitif », Les provinciales (lettre) n°82, mars 2009.

Richard L. Rubenstein a publié
La Perfidie de l’Histoire, Les provinciales, 2004 et
Jihad et génocide nucléaire, Les provinciales, 2010
Sur Richard L. Rubenstein, cf l’article de Michel Gurfinkiel ^

[1] On lira le récit de cette rencontre dans le chapitre « Le doyen et le peuple élu » in Richard L. Rubenstein, After Auschwitz : History, Theology, and Contemporary Judaism, 2e ed., John Hopkins University Press, Baltimore, 1992, pp. 3-13.

[2] Karl Barth, Church Dogmatics, (Théologie de l’Église), trad. G. Bromiley et al., T. and T. Clark, Edinbourg, 1957, II, 2, p. 235.

[3] Richard L. Rubenstein, After Auschwitz : Radical Theology and Contemporary Judaism, 1ère éd., Bobbs-Merrill, Indianapolis, 1966.

[4] Peter Berger, The Sacred Canopy : Elements of a Sociological Theory of Religion, Anchor Books, Garden City, NY, 1967, pp. 43-45.

[5] Cf. Erik H. Erikson, Identity, Youth, and Crisis, W. W. Norton, New York, p. 82, et Childhood and Society, W. W. Norton, New York, 1993, p. 247.

[6] Berger, op. cit., p. 44.

[7] La définition de la « nomisation » se lit chez Tim Jackson, Consuming Paradise ? – Unsustainable consumption in cultural and social-psychological context, Center for Environmental Strategy, University of Surrey, UK.

[8] Cf. Arnold van Gennep, The Rites of Passage, University of Chicago Press, Chicago, 1960 ; éd. française, Les rites de passage, éd. Picard, 1992.

[9] En français dans le texte.

[10] After Auschwitz, 2e éd. op. cit., pp. xii-xiii.

[11] Pour cette traduction nous avons suivi la traduction œcuménique de la Bible dite TOB. NdT.

[12] The Jewish Study Bible , Tanakh Translation, Oxford, New York, 1985.

[13] Ce sujet est traité avec art et compétence par John Levenson, The Death and Resurrection of he Beloved Son, Yale University Press, New Haven, 1993.

[14] Levenson, op. cit., p. 5.

[15] Idem, p. 45.

[16] Je décris en détail la cérémonie pidyon ha-ben dans R. L. Rubenstein, Power Struggle : An Autobiographical Confession, Charles Scribner’s Sons, New York, 1974, pp. 112-3.

[17] Cf. W.O. E. Oesterley, Sacrifices in Ancient Israel, Their Origin, Purposes and Development, Hodder and Stoughton, Londres, 1937, pp. 99 sqq. La Pâque à l’origine pourrait avoir été une nuit de printemps et de pleine lune, une fête des nomades du désert. D’autres autorités font la distinction entre une ancienne fête agraire des pains sans levain de Canaan, et le sacrifice de l’agneau pascal, vraisemblablement une offrande des pasteurs du désert.

[18] Shalom Spiegel, The Last Trial, trad. Judah Golden, Schocken, New York, 1970.

[19] Spiegel, op. cit., p. 33 sqq. Spiegel cite le Midrash Shibbole ha-Leket, Inyan Tefillah, 18, éd. S. Buber, 9a.

[20] Cf. par exemple : « Puisse les liens [Aqedah] avec lesquels notre père Abraham lia son fils Isaac sur l’autel devant Toi, et de même qu’il réprima [Abraham] sa miséricorde pour accomplir Ta volonté de tout cœur, fasse que Ta miséricorde suspende Ta colère envers nous. » High Holiday Prayer Book, éd. Morris Silverman, Prayer Book Press, Hartford, 1951, p. 165.

[21] Spiegel, op. cit., p. 84 ; cf. Hans Joachim Schoeps, Paul : The Theology of the Apostle in the Light of Jewish History trad. Harold J. Knight, Westminster Press, Philadelphie, 1961, pp. 141-149.

 

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Auto critique

autocritique

« J’ai honte de notre impuissance, de la honteuse impuissance des chrétiens devant le péril qui menace le monde. »

Bernanos, janvier 1940.


Dans un texte écrit en 1978 et repris dans Trois tentations dans l’Église, Alain Besançon reprochait à Bloy, Péguy, Bernanos d’avoir été emportés par « la dérive “sectaire” de l’Église française » [1], qu’avait accentuée la séparation de l’Église et de l’État. Trop étrangers aux puissances établies, ils n’incitèrent pas les chrétiens à s’y impliquer davantage, ils préférèrent à la bonne société la compagnie des marginaux, cultivèrent ce christianisme rustique et revanchard qui met un frein dans le cœur des fidèles à l’attrait de ce que Alain Besançon appelle « toutes les aménités de la civilisation »… La tentation romantique et ségrégative du catholicisme français au XIXe siècle – effet du désastre plus ancien de la pensée chrétienne ou cause persistante de ce désastre – se trouvait par eux comme redoublée. Ils symbolisent cette déroute : « Ayant perdu successivement la raison et la société, c’est-à-dire la nature, la pensée catholique a perdu ses repères. Aussi porte-t-elle ses regards vers un au-delà qui postule l’éclatement de la raison, la fin de cette nature et la dissolution de cette société, au-delà qu’elle confond avec l’eschatologie et qui est en fait une eschatologie pervertie. C’est ainsi que naît, avec Léon Bloy, Péguy, Bernanos, l’équivalent d’un dostoïevskisme français… ».

L’inventaire des malheurs de l’Église est certain, mais Alain Besançon ramène à une « eschatologie pervertie » la tradition agonistique de l’esprit français, et confond son « mépris exaspéré du bourgeois » inattentif et cruel avec le culte forcené du marginal : « Si dans la foule immense des pauvres, ce sont les marginaux qui bénéficient d’un tel attrait, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont subversifs par rapport à la société, mais parce qu’ils ne sont pas compromis avec elle par une insertion quelconque. Ce qui les rend enviables, c’est leur situation désincarnée, (…) comme s’ils étaient des êtres angéliques, débarrassés des contraintes du corps, capables seulement d’une apparence de péché, la responsabilité de celui-ci incombant tout entière à la société » [2].

L’attitude de Pascal était simple : « J’aime les pauvres parce qu’Il les a aimés ». Qui peut honnêtement en dire plus ? Cette attitude suffit à faire de soi un marginal, plus ou moins, d’où peut naître, dans l’adversité, le besoin de s’épauler que l’on appelle fraternité – voilà pour cet « attrait ». Dans le bouleversement entraîné par la pensée de la transcendance absolue, les chrétiens eurent besoin de la sévérité des mœurs anciennes pour ne pas divaguer ou rester subjugués comme après l’Ascension, le regard seulement tourné vers le ciel. Une chrétienté vigoureuse parvenait à calmer les forces de distraction du christianisme lui-même. À côté des moines qui bâtissaient les prieurés [3], la haute silhouette du chevalier devint le symbole de ce monde à la fois spirituel et charnel : la parole d’honneur, la faculté de se projeter au loin, le regret de la vie domestique, l’errance des périodes creuses – c’était une création française : « Chevalerie d’abord ! Cela est français ! La chevalerie était la grande création française chrétienne, à mon avis la seule ! » [4]

Cette impulsion profonde, d’où jailliraient aussi la courtoisie et la dévotion sensuelle de la France pour le mystère de la femme, et à la fin la cavalière de Domrémy – était si peu « désincarnée » que beaucoup y perdirent corps et biens, et que les plus prudents parmi eux, un Joinville par exemple, inventèrent cette autre spécialité française, les regrets. On aurait peine à trouver dans leur écho aux temps modernes, chez Bernanos par exemple qui ne croyait qu’en la responsabilité virile et politique, cette envie d’innocence que repère Besançon à la racine du mal français ; ou chez Péguy « cette condamnation de la vie sociale », lui qui ne croyait qu’au labeur de constituer « une amitié ; et une cité » [5]. Quant aux « êtres angéliques, débarrassés des contraintes du corps », je pense que Bloy, dont deux enfants étaient morts à cause de l’insalubrité des taudis qu’il louait, les repérait plutôt au sourire poli et indifférent de ses propriétaires.

Puisqu’il faut des explications d’historien, ne peut-on rattacher simplement la sévérité prophétique de ces auteurs au gauchissement des événements avant 1914 ou 1940 : comme au XIe ou XIIe siècle, est-ce qu’il ne se passait rien ?

La pensée élégante et puissante de Besançon paraît se maintenir trop à la surface de ce qu’exige l’économie du salut : la complémentarité radicale des hommes libres avec les pauvres, du peuple avec le prêtre, des lettrés avec les besogneux… La reconnaissance de « la vie sociale » comme « expérience sensible du néant du monde et de la réalité du monde » [6], ne doit pas faire oublier d’autres types de misères également instructives, toujours à notre portée ; « le monde n’est jamais si réel que lorsqu’on en a perçé le néant », mais jurons qu’il n’y a pas que les salons et les couloirs pour cela, et cette « lutte politique, âpre, astucieuse, pleine de malices, de stratagèmes, de calculs, mais qui n’avait aucune raison, considérée dans son ordre, d’inspirer le dégoût » [7]. Si quelques êtres doués d’esprit chevaleresque n’étaient pas descendus un peu bas par passion d’imiter leur maître aussi jusqu’au dégoût, que saurions-nous de la pauvreté muette ? Érik Satie dans sa déréliction avait imaginé pour eux cette « Congrégation des Pauvres chevaliers de la sainte Cité : Ordre religieux et militaire, institué par de pieux squelettes dans le but de défendre la chrétienté et de protéger les églises. Les Pauvres chevaliers maintiennent la paix publique et la religion et connaissent de tous les crimes qui peuvent troubler l’une ou l’autre… » Ne faisons pas les délicats ! et n’attendons pas comme Platon que l’on contraigne les philosophes à faire carrière en politique, mais plutôt exhortons les à chérir assez la Sagesse pour ne pas craindre de plonger les mains dans le cambouis – ou comme Thomas dans ses plaies.

Le terrible est la manière dont le néant exerce sur nous sa réelle tyrannie… C’est vrai, le combat de nos Pauvres chevaliers n’eut pas l’assentiment des banques, et ils gardèrent ce dédain de l’argent que la morale de leurs prédécesseurs prescrivait – mais ce ne fut pas par angélisme, ni à cause de cet « esprit d’abstraction, proche de celui de la cruauté », que Pierre Boutang au contraire reproche à leurs ennemis : la plus radicale abstraction reste l’évitement de la souffrance par l’argent – sinon à quoi sert-il ? Le succès qu’il signale, les liens subtils qu’il distend autant et plus qu’il ne les tisse ne sont pas seulement ce qui permet d’agir donc d’échapper quelque temps au néant, mais justement aussi par là ce qui protège, c’est-à-dire ce qui coupe le plus efficacement de certaines réalités pathétiques ici-bas dont les auteurs montrés par Besançon, ces pieux squelettes, au lieu de les refuser comme chacun, s’efforcèrent de reconnaître quelquefois l’origine mystérieuse.

La représentation du monde est faite par une poignée. Comment admettre qu’elle détienne également et dicte seule la doctrine qui demeure la seule consolation des pauvres ? Est-ce cela l’humilité ? Disons qu’il peut y en avoir ici aussi. Mais si l’on a abouti dans le monde euro-bourgeois d’aujourd’hui « à disqualifier le politique comme tel, à rêver d’un monde organique, non conflictuel, où la politique cesserait d’être une dimension inséparable de l’humaine condition », ce n’est quand même pas la faute de Péguy, Bloy, Bernanos…

Besançon reconnut dans une certaine mesure le caractère rapide et inexact de son appréciation. Dans la réédition de ce texte en livre de poche presque vingt-cinq ans après, il corrige un peu ses propos sur Péguy : « grand et complexe écrivain qui méritait des jugements moins sommaires. Mon excuse est qu’il a été souvent invoqué pour justifier une antichrématistique et surtout un nationalisme mal venus ». Dans notre ligne de pensée il n’y a aucune antichrématistique – « c’est du sang et c’est un corps juifs qui se trouvent sur l’autel », expliquait Léon Bloy – et je ne vois toujours pas ce que le « nationalisme » inspiré de Péguy aurait de « mal venu » : après 1940 on ne peut plus en faire grief à qui que ce soit, Vichy en ayant manqué cruellement. La « révolution nationale » sous la botte de l’ennemi, en réduisant comme lui à des caractères inamovibles et grossiers la consistance organique de la nation façonnée par l’histoire, cultiva le même mépris de la réalité et mena au désastre. Alain Besançon ne veut pas voir d’ailleurs que l’idée nationale, sa force de résistance, sa mesure politique sont loin d’être inutiles contre les trois tentations que décèle son analyse des dérives dans l’Église. « La tentation anti-démocratique », « la tentation démocratique » et la « tentation de l’islam », tentations ecclésiales, mettent aussi en péril l’existence nationale. Pour se succéder ou se combiner toutes les trois dans l’Église de France, elles doivent s’emparer du tissu politique si précieusement maintenu à travers les querelles et les guerres religieuses ou idéologiques, le déchirer, lui imposer ces considérations étrangères ou contraires à sa tâche d’exister, nier ce que la vocation universelle de la France fille aînée de l’Église, ou l’Église, ont toujours reconnu. Le corps mystique du Christ n’est pas d’abord une doctrine mais une réalité que l’histoire a traduite dans chaque langue nationale au fur et à mesure qu’elle les suscitait. L’affaiblissement ou la dissimulation de ce lien singulier entre existence religieuse et histoire politique a éloigné la nation du souci de sa vocation, et de creuser celle-ci en interrogeant sa propre réalité : c’est ainsi qu’elle la perd – et se perd. C’est la perception « mystique » de cette réalité-là qui paraît secondaire chez Alain Besançon, et qui manque à sa pensée ample mais sommaire, comme il le reconnaît lui-même, sommaire surtout avec les vaincus de l’histoire… « Nous sommes des vaincus », dit Péguy.

S’il est possible d’écrire : « dans la démocratie, (…) la relativité de la vérité, sa réduction à l’opinion, l’affadissement progressif de l’opinion créent un vide métaphysique qui fait souffrir l’homme moderne, et, s’il ne le fait pas souffrir, le diminue et le mutile, ce qui est pire », comme Besançon le fait très bien, « ce qu’ont vu et dénoncé des esprits aussi différents que Tocqueville, Flaubert, Nietzsche, ou Péguy » – il n’est pas difficile d’y inclure aussi Bloy et Bernanos. Tout ce que l’on peut dire contre cette tradition de pensée-là, c’est que l’opposition avancée par Péguy entre mystique et politique fut plutôt malheureuse – ainsi que Boutang l’avait fait remarquer [8]. Sur ce point Alain Besançon a raison : « Les deux ordres doivent être distingués, mais pas dissociés » [9] – mais je crois justement que c’est le souci distinctif de cette famille d’esprits, nos Pauvres chevaliers – et Péguy en témoigne, malgré la lettre – de charger l’exercice de nos responsabilités politiques (donc nos devoirs à l’égard de la nation) de toute l’intensité qui procède de la métaphysique et de l’histoire. Leur eschatologie n’avait rien de « pervertie » (ou Jeanne d’Arc l’était-elle ?) seulement la loyauté qu’ils mettaient en toute chose leur interdisait de prêter au drame politique de leur temps les caractères de la vraie Politique – autoritaire, balbutiante, décidée, hésitante, indépendante mais liée à ce sens supérieur de la réalité de la nation que l’on peut appeler « mystique ». Et c’est justement parce que Alain Besançon le dédaigne qu’il confond nos auteurs avec des bretteurs de salon, des imprécateurs d’arrière garde, des partisans de bonbonnière, et ne perçoit dans leur prise de distance qu’une posture esthétique, une sorte de détachement facile, alors qu’elle est une interpellation brûlante et obstinée, une ruse du cœur autant que de la raison…

Besançon, c’est un paradoxe, ne reconnaît aucune valeur à leur apostolat laïque. Évoquant Marcel Proust, il écrit : « il était baptisé, il avait fait sa première communion, il avait défendu l’Église dans les attaques anticléricales et il voulut que sur son lit de mort on mette entre ses mains un chapelet qui lui avait été donné par une amie. Cela n’est pas peu et on voudrait savoir ce qu’ont fait de plus MM. Léon Bloy, Péguy, Bernanos […] pour mériter ce titre de chrétien que nul ne penserait décerner à l’auteur de la Recherche » [10]… Ce qu’ils ont fait de plus que leur première communion ?… Peut-être serait-il disgracieux de le faire savoir, car c’est justement le propre d’un vrai don que de pouvoir n’être pas aperçu. Ce don ordonna cependant tout leur rapport aux choses, et détermina une façon d’être – ce que Alain Besançon appelle sans doute « le style enthousiaste » – capable de retenir à l’instant décisif de jeunes Français tentés par le malheur, et dont l’existence au lieu de se perdre reviendrait au courage quotidien dont ils feraient leur aventure [11] : cela est de la vraie politique, il me semble, l’art du tissage selon Platon, « l’art royal », déjouant les forces de dispersion et d’obscurcissement permises par « ce vide métaphysique » que connaît l’homme moderne. Ce qu’ils ont fait ? Les « réalistes », dont la foi s’accommode parfaitement des étrangetés du monde qu’ils professent de conduire et de ses exigences, ne s’en doutent assurément pas. Ils ont « la force » de tenir à distance les questions essentielles qui mettent la vie à nu. Ils ne connaissent pas « l’homme qui s’éveille dans la nuit et qui condamne son existence plus qu’il ne la juge » [12], ou plutôt ils le feignent. Est-ce ce qui les autorise à se vanter surtout d’être « pratiques » ? Je me souviens de l’ancien chef de l’État français [Jacques Chirac] paradant devant un parterre d’étudiants bien avant qu’il ne lui arrive de devenir l’élu : « Je n’ai pas d’angoisses métaphysiques ». Était-ce vrai, que voulait-il leur dire ? et pourquoi se flatter de travers si intimes, est-ce cela qu’il fallait pour devenir enfin leur prince médiocre, « pratique » par dessus tout, au point de tout avoir défait ? « Nous ne leur accorderons pas même cela. C’est nous qui sommes pratiques, qui faisons quelque chose, et c’est eux qui ne le sont pas, qui ne font rien. » [13]

S’ils eurent l’art de renouer le lien intime des êtres avec les choses, et des êtres entre eux, l’art royal, c’est parce qu’ils sont tout étrangers à cette « dérive sectaire » dont les accuse Alain Besançon. Deux choses les en préservent : une idée de la vérité qui domine tout ; le contrepoids justement de cette passion – un souci de la nation qui fit des événements qui touchèrent leur pays un drame personnel. Léon Bloy savait que sa vocation était de s’adresser surtout à ceux qui se trouvent situés « en dehors de l’Église », et Péguy, harcelé par les catholiques à cause de sa femme qui ne l’était pas, et risquant d’être mis à l’index parce qu’il soutenait Bergson, survivait grâce à quelques lecteurs juifs… Quant à Bernanos, que lui a donc valu « l’atmosphère confinée du petit troupeau » [14] , où est le sectarisme de l’auteur des Grands cimetières sous la lune, qui écrivait des bourgeois catholiques : « J’ai payé cher, plus cher qu’on ne le pense, le droit de dire que je ne compte plus sur eux pour rien, vous m’entendez, pour rien ». Scrutant en éclaireurs solitaires les événements, et décelant leurs enjeux domestiques et mystiques, il se peut que se soit façonnée en eux une sensibilité particulière aux épreuves contemporaines d’Israël – plus précieuse en fin de compte dans l’indétermination du temps que le conformisme en vigueur dans les clans, aussi criminel aujourd’hui qu’il l’a été hier. Ce qu’il faut relever au contraire c’est que la hantise de la mise à l’écart commande en fin de compte chez Alain Besançon sa lecture du destin d’Israël. Inadapté, prophétique, marginal – tel est en fait le peuple juif. S’il a voulu corriger ce que la privation de sa terre et l’étude réduite à la Torah avaient eu d’enfermant, s’il a voulu revenir à la réalité au point de s’affirmer clairement nationaliste, c’est pour s’exposer à d’autres « tentations » contre lesquelles Besançon veut mettre en garde : car il y a un système d’historiographie interprétative à partir de la tentation chez Alain Besançon.

1) Dans un texte publié assez discrètement en 2004-2005 dans la revue Nova&vetera [15] , il écrit avec un mélange d’admiration et de regret : « Le sionisme, comme on en lit le projet dans l’État des Juifs de Herzl, est la plus noble et la plus justifiée des utopies du XXe siècle. Comme les autres elle a suscité des déploiements extraordinaires d’amour et de volonté. » L’emploi du mot « utopie » n’est pas anodin ; curieusement il situe la grande et simple aspiration millénaire du peuple juif à retrouver sa souveraineté sur la terre d’Israël (à la fois cœur objectif de la promesse biblique et paradigme total de la création révélée comme lieu du Rendez-vous), son réalisme réparateur (exactement inverse du préjudice de « désétablissement » que Besançon décrit à propos de l’Église dans Trois tentations) sur le même plan que les rêveries plus ou moins catastrophiques qui prétendirent imposer leur vision réductrice de la destinée humaine et échouèrent après quelques décades d’errance ou des millions de morts : « Il n’est pas assuré que si le projet échoue, il n’entraîne pas des désastres comparables à ceux qui ont suivi l’échec des autres projets utopiques » [16] …comme si l’on pouvait comparer la disparition salutaire d’illusions mortifères avec la réalité nouvelle, réparatrice, « la seule rançon arrachée à l’horreur de la seconde guerre mondiale » (Pierre Boutang), qui a traduit l’inscription de la vieille Alliance biblique tatouée sur la peau de millions de fantômes dans la réalité… Israël n’est pas une utopie : c’est la contre-utopie, l’épreuve de la réelle présence, le fait implanté contre les mirages de toutes les utopies, dénonçant une à une leur nocive vacuité, et combattant résolument leur retour – un « Tu ne te feras pas d’image… » répété pas à pas.

Besançon croit pouvoir énoncer au contraire comme une conséquence du sionisme, la tentation, le risque que « la religion de la Bible dégénère en religion d’auto-adoration de la communauté » [17]. On retrouve ici, bien sûr, le rejet panique de tout nationalisme, même le plus justifié, comme critère unique d’interprétation théologico-politique – mais est-ce qu’il peut y avoir auto-adoration quand justement les morts chaque jour en Israël rappellent ces vieilles paroles de l’Écriture : « une terre qui dévore ses habitants » [18] ? Parce que le sionisme n’est pas une utopie, il est le face à face avec la réalité douloureuse justement, il donne lieu au combat pour ne pas revenir en arrière : ne pas regarder dans le miroir, ne pas rebrousser chemin comme au désert, et maintenir la seule orientation que l’histoire a assignée, rompre avec les servitudes déroutantes des utopies, avec les « eschatologies perverties » de la patience « religieuse ». En quoi le fait nouveau de devoir et pouvoir défendre de tout son cœur et de toute sa force le peuple le plus malmené de l’histoire et son possible avenir, de se tendre tout entier vers la réalité pour écouter ce qu’elle a à dire ici et maintenant, de lutter comme Jacob pied à pied avec elle – pourrait-il promouvoir une religion d’auto-adoration ? « Par une fausse lecture de la Bible, ces Juifs développent un sentiment de supériorité naturelle de nature aristocratique. Ce n’est pas du racisme, comme on les accuse, mais le sens d’un lignage qu’il ne faut pas laisser corrompre » [19]. Après vingt siècles le sionisme aurait fait retomber « ces Juifs » dans une nouvelle faute de lecture, selon M. Besançon ! – mais le lignage reste le fondement biblique de nos premiers devoirs humains et (marqué par le crime le plus noir) résonne assez clairement en ces temps que déçoivent les instincts naturels : c’est cela qu’il convient de préserver de la destruction, de la rancœur et de la démission, le lien religieux avec les siens d’abord. Ce n’est pas à un « sentiment de supériorité » qu’il conduit, mais à la pitié pour les pères et pour les enfants, et à défendre la possibilité pour ce qui existe de se perpétuer – tant que l’hypothèse d’être juif n’est pas abandonnée et incarne l’unique promesse portée par la réalité. « Le nationalisme se fonde sur l’idée que ce qui nous semble premier et légitime possède une puissance telle que nous devons le préférer à toute autre réalité. Ainsi le père est non seulement aimé comme tel mais il devient mon préféré dans l’ordre du monde. Vouloir garder cette préférence c’est être nationaliste. » [20] L’idée d’une « fausse lecture de la Bible » au contraire et l’embarras devant le « sentiment aristocratique » reprennent ces lieux communs ravageurs d’esprits moins scrupuleux ou moins doués que le précieux historien – et étonnent sous sa plume [21].

En proclamant que l’ancienne Alliance n’a pas été abolie, l’Église a pris le risque de raviver la jalousie, qui fait le fond de la nature humaine, à l’égard de ceux qu’un décret des cieux ou du hasard a désignés à l’attention commune (c’est l’histoire de Joseph). Cela l’oblige à assumer ses responsabilités. Loin d’être un sentiment facile à juguler, il faut bien reconnaître que sans un approfondissement radical du dogme catholique (les païens peuvent être charnellement entés sur le vieil Israël par la force de la foi et par les sacrements), cela ne semble guère plus facile aujourd’hui, en dépit des leçons terribles de l’histoire : le fantasme d’une substitution dans l’élection étant toujours, comme le montre l’Islam, la forme la plus dangereuse, parfois suivie par la maladie de vouloir l’abolir si l’on en est exclu – faux remède à la condition de n’être pas né membre du peuple élu et à l’arbitraire divin qui fonde le monde depuis sa création.

Mais Alain Besançon ne peut pas ne pas reconnaître que la nation, juive ou non, avec sa langue et son histoire façonnées par la durée et les réalités naturelles et politiques – est également une création de l’histoire très digne d’être sauvée et d’agir concrètement dans celle-ci, méritant par conséquent d’être l’objet d’une politique : cette politique s’appelle « nationalisme » lorsqu’elle marque une « préférence déterminée pour ce qui est propre à la nation à laquelle on appartient » [22], voilà tout, et respecte ainsi le caractère régulateur de la nation.

Il n’y a pas d’antagonisme entre prendre au sérieux son appartenance nationale et affirmer l’universalité du Dieu unique d’Israël. « Le nationalisme conduit à se persuader que les Juifs sont auteurs de la Bible de la même façon que les Grecs le sont des poèmes homériques ». Certes ils ne le sont pas de la même façon, car « la Bible perd son autorité et une partie de sa valeur », si elle n’est pas inspirée par Dieu, mais nous sommes peu renseignés sur les modes et les degrés de cette inspiration. Le besoin radical qui émerge justement de la détresse des peuples y a certainement sa part, en tant qu’expression des limites naturelles, bénédiction divine fondatrice qui suscita l’histoire par la confrontation de l’homme avec le néant. Il revêt justement le caractère d’une aventure nationale, avec une touche seulement, mais belle et décisive, d’Esprit divin. Est-ce à dire que « le meilleur et le plus légitime motif de la fierté juive est anéanti par le nationalisme au moment où celui-ci pensait l’exalter » [23] ? Non, bien sûr, et Shakespeare ou Homère, quoiqu’inspirés autrement, exaltèrent à bon droit la fierté nationale. Dieu a voulu la liberté des hommes et des peuples, et comme l’écrivait Theodor Haecker en 1935, ils l’ont [24]. L’inspiration n’est peut-être que l’expression supérieure de cette liberté, son lien secret avec la grâce, dont la poésie de chaque langue porte la marque distinctive.

2) Alain Besançon passe enfin en revue la « religion de la Shoah », dont il emprunte la formulation à Emil Fackenheim [25] : « En ne protégeant pas son peuple, Dieu a rompu l’Alliance ce qui annule de ce fait la Loi et les 613 commandements. À la place, il subsiste un seul commandement, le “614e” que Fackenheim appelle le “commandement d’Auschwitz”, dernière et unique marque d’identité du juif et sa seule obligation : “se souvenir et raconter” » [26]. Pour Besançon c’est « installer le peuple sous une malédiction », et renforcer l’incommunicabilité des positions (la clôture toujours si dommageable) puisque « le monde entier, par action, par omission, par ignorance, par indifférence a participé à la Shoah ». Il ne voit dans cette « religion de la Shoah » qu’une caricature de christianisme, une passion « sans pardon, sans rédemption, sans résurrection », comme si ce n’était plus les chrétiens qui « jalousaient » Israël, mais Israël qui imitait la théologisation de la catastrophe, et se faisait une « eschatologie pervertie »… Si ce n’est pas le monde entier, c’est pourtant bien notre monde qui a conduit à la Shoah [27], mais cela ne constitue pas plus une malédiction que le « sur nous ce sang et sur nos enfants » du Vendredi de Pâques. Que le monde entier soit « déicide » et non « les Juifs » seulement, cela ne ternit pas notre espérance, bien au contraire. Le sionisme fut justement la réponse politique, et positive, aux noirs desseins qui s’annonçaient, et il est loin d’être étranger à cette prise de conscience tardive par les chrétiens de leur « fausse lecture » du destin juif. C’est bien cette entreprise providentielle qui a produit une nouveauté libératrice pour tout le monde – j’ai bien écrit pour tout le monde – et une réconciliation objective avec la réalité, transformant en détermination intime et positive la leçon du passé. Besançon cependant n’hésite pas à formuler clairement ce qui pourait-être le prétexte de la prochaine tentative de destruction : « Il n’y a qu’une vindication infiniment ressassée. On ne peut être plus loin de la louange de Dieu pour ses bénédictions, pour son alliance, pour le don de sa Loi. »

Mais n’est-ce pas le même reproche déjà qu’il faisait à nos hommes ? Car il ne suffit pas d’avoir été vaincu de son vivant, il faut aussi que la guerre littéraire s’exerce à titre posthume. Le cas de Bloy, Péguy, Bernanos ayant été réglé, peu songeaient à les imiter. Restaient quelques survivants. Quel risque représentaient ceux-ci en 1978 ? Je ne vois que Boutang élu deux ans plus tôt à la Sorbonne, à la chaire d’Emmanuel Levinas, au grand scandale des grandes consciences, et qui s’apprêtait à publier certains textes majeurs pour la littérature et pour la politique de ce pays : Ontologie du secret, Le Purgatoire, Maurras, la destinée et l’œuvre, Apocalypse du désir… Si, depuis ce temps, nous avons un tant soit peu cédé à cette « tendance du catholicisme français à se constituer en contre-société, close, malheureuse et retranchée de toutes parts » [28], nous nous le reprochons amèrement. Mais faut-il regretter de surcroît que « L’Église, (je veux dire son personnel) expulsée de la société politique à la fin de XIXe siècle, spoliée encore une fois, réellement persécutée, [ait tenté] de s’y réinsérer en épousant la cause du nationalisme » [29] ? Ce n’était pas un moyen condamnable, le seul tort est de n’avoir pas été aussi exigeant avec ce nationalisme-là que les chrétiens d’aujourd’hui prétendent l’être avec celui des Juifs. Cette cause de la nation qui est la nôtre, en dépit de toutes les caricatures passées et présentes, était aussi et demeure celle d’Israël en Europe, nation étrange parmi toutes les nations, modèle inimitable mais chef de file clandestin de l’Occident : « L’homme européen ne se trouve pas éminemment en Europe, ou n’y est pas éveillé. Il est, paradoxe et scandale, en Israël », écrivait Pierre Boutang il y a quarante ans dans La Nation Française. « En quoi, pourquoi Israël est-il l’Europe ? Certes par l’origine de ceux qui ont bâti son État, imposé les conditions du rassemblement de son peuple. Mais cela ne suffirait pas, si l’Europe historique, d’où étaient revenus ces revenants, n’avait été elle-même modelée sur l’histoire du peuple hébreu, n’avait repris la mission du peuple de Dieu dans une “chrétienté ”. La couronne du Saint Empire portait l’effigie de David et celle de Salomon, la politique de nos rois en France – avant Bossuet, de l’aveu même de Machiavel – était “tirée de l’écriture sainte”, et les nations, jusque dans l’hérésie jacobine et révolutionnaire, imitaient un dialogue immortel entre la naissance et l’obéissance au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. » [30] Ce n’est donc pas l’excès de passion nationale qui a détruit l’Europe dans la guerre, mais le défaut d’amour de la nation, la démission de la nation et la nation réduite à sa composante dominante, rendue inerte et incapable de se souvenir de sa mission formidable héritée des Grecs et des Romains, incapable de répondre de la présence réelle en son sein d’un reste fondateur de son histoire, témoin de son origine et de sa vérité oubliée. France fille aînée de l’Église, qu’as-tu fait de ton baptême, qu’as-tu fait de la promesse de ton premier amour, qu’as-tu fait de ton honneur, de ton lien sacramentel et substantiel, de ton lien charnel (et spirituel à la fois) avec la Jeune Fille juive ?

Cette perception religieuse de la continuité nationale n’était pas inutile en août 1940. Georges Bernanos écrivait, après « la rupture de la ligne Maginot » : « Il y a vingt ans, j’ai vu ce peuple faire la guerre, et il la faisait avec la même patience, la même simplicité, le même cœur que ses pères avaient fait les cathédrales. Avec la même lenteur aussi » – et : « le front des cathédrales a tenu » [31]. Comme si le creuset politique constituait alors, dans l’âme imprégnée par des siècles de piété, une détermination profonde à prendre sa part de peine et même de sacrifice pour le pays.

Je ne sais si le front des cathédrales a tenu, mais il ressemble beaucoup à celui des guerres d’ Israël aujourd’hui. À l’heure du déclin politique et religieux de l’Europe « chrétienne » devant l’Islam si bien décrit par Besançon, comment ne pas être frappé par le fait que c’est une situation de guerre à nouveau qui menace, et que c’est le destin de la foi jadis défendue sur notre sol natal et en même temps la nation qui longtemps l’a portée qui se trouvent l’une et l’autre susceptibles de s’effacer en même temps : « est-ce que le Fils de l’Homme retrouvera de la foi lorsqu’il reviendra sur cette terre ? » Bah ! il y a sûrement un peu de port-royalisme chez nous… c’est ce que nous essayons de corriger, nous « tâchons de souffrir au jour le jour, la tête autant que possible tournée vers le mur, afin de ne pas décourager le prochain » [32] ! Cela nous permettra peut-être de ne pas produire, comme l’écrit Besançon, « un gémissement sans proportion avec le degré de persécution qui est censé le provoquer » [33]– et même si nous parvenions à nous élever (avec Péguy) à ce souci, à cette passion, à « cette anxiété constante du salut éternel de notre peuple », ce serait certainement par un acte de foi silencieux. Oui silencieux. C’est tout ce qu’il y aurait à « savoir ».

En réalité la critique de Besançon contre les chevaliers d’Israël [34] poussée à peine plus loin rejoindrait le il ne faut pas être « à part » des modernes – mais ce n’est pas nous qui lui donnerions tort. Nous le dirions toutefois avec des mots différents, ceux pourquoi pas du même livre d’Emil Fackenheim : « Quand Titus détruisit le second Temple, quand Hadrien paganisa Jérusalem, les rabbins restèrent attachés avec ténacité aux expériences fondatrices du judaïsme. Leurs descendants n’ont pas fait preuve de cette même ténacité quand, après l’émancipation, ils ont été plongés dans le monde moderne et exposés au sécularisme ambiant (…) Ils croient qu’il leur faut composer avec le sécularisme moderne. » [35] Le défi et l’attirance liés au « sécularisme moderne » ne sont pas des particularités juives, mais ils sont ressentis par le christianisme également : « La foi chrétienne est, comme la foi juive, inconciliable avec le sécularisme (…) Cependant la théologie chrétienne récente éprouve elle aussi le besoin significatif de s’exposer au monde séculier moderne, et cela en dépit du risque encouru de céder au sécularisme. Qu’est-ce qui inspire ce besoin d’exposition ? C’est le fait que, dans les temps modernes, le monde séculier est “là où est l’action” et qu’un Dieu de l’histoire doit être là où est l’action ». Ajoutons qu’il y a pour le chrétien une tentation spécifique dans l’idée même de « s’exposer »… et aussi que l’héritage de l’histoire juive a montré où conduisait dans le monde moderne le renoncement – religieux ou pas – à la maîtrise nationale des moyens de défense et d’action politique pour le peuple sacerdotal. « Si Dieu est le Dieu de l’histoire, Il doit être le Dieu de l’histoire séculière contemporaine aussi. L’évasion est impossible. » [36] Le besoin de prendre part à l’histoire a donné lieu à plusieurs déviations destructrices comme le marxisme, le nazisme et l’invention par les arabo-musulmans – au nom de la « cause palestinienne » et de l’altermondialisme anti sioniste et islamiste – d’une manière pour ce peuple embourbé dans les marais de l’histoire d’y revenir par la violence et la manipulation débridée de la faible valeur que les « frères » accordent à leur propre existence (ou innocence).

Mais c’est un peu le cas de tout le monde : si vous ne parvenez pas à attirer un tant soit peu l’attention ici-bas, vous ne pouvez aujourd’hui exister dans la pensée des autres ; or dans un monde si radicalement structuré sur les rapports humains, vous n’existez réellement pas. Oui certes nous piétinons ; notre position marginale, nationale-catholique sioniste nous vaut peu de bienveillance, et la vieille garde de l’orthodoxie religieuse désavoue donc nos positions ! Le christianisme a justement voulu constituer une société complète mais il a échoué, il a échoué dans l’athéïsme – voilà notre monde, le monde qu’il convient d’habiter, assumer, investir. « Tout se passe comme si l’enfermement de la société catholique se redoublait à l’intérieur d’elle-même par un enfermement de son clergé » [37]. Besançon n’a pas tort, et le prêtre ne paraît plus aujourd’hui le passeur, le témoin d’un monde invisible et le contact avec cet autre monde, mais il est l’étranger, le reclus, le juif du monde futur et comme tel entièrement rejeté. L’Église demeure pourtant la compagnie du prêtre : que serait-elle, privée de ses sacrements, un parti comme les autres, un néant avec son pittoresque ? – tandis qu’entée sur Israël par la Tradition des apôtres et la messe, elle demeure à l’égal de lui la question indestructible de l’histoire.

Depuis la maison d’où nous vous écrivons, arrimée à cette terre qui s’égare, un peu en retrait des exigences du monde, mais aussi de ses facilités, on le perçoit peut-être plus aisément. Elle ressemble davantage à un bateau que des avaries ont éprouvé qu’à un poste de combat solidement agencé. L’imposant toit à la Mansart qui couronne la charpente comme la carène d’un navire semble battu par les vents de l’histoire. « Ces croisades que nos pères allaient chercher jusque sur les terres des Infidèles, ce sont elles aujourd’hui qui nous ont rejoints au contraire, ce sont elles à présent qui nous ont rejoints, et nous les avons à domicile. Nos fidélités sont des citadelles (…) Toutes nos maisons sont des forteresses in periculo maris, au péril de la mer. La guerre sainte est partout (…) Cette guerre sainte qui autrefois s’avançait comme un grand flot dont on savait le nom, (…) elle vient aujourd’hui battre le seuil de notre porte. Ainsi nous sommes tous des îlots battus d’une incessante tempête et nos maisons sont toutes des forteresses dans la mer. Qu’est-ce à dire sinon que les vertus qui alors n’étaient requises que d’une certaine fraction de la chrétienté aujourd’hui sont requises de la chrétienté tout entière (…) C’est une levée en masse (…) Nos pères avaient besoin de se croiser eux-mêmes, et de se transporter pour faire la croisade. Nous Dieu nous a croisés lui-même, quelle preuve de confiance, pour une croisade incessante sur place. Les plus faibles femmes, les enfants au berceau sont déjà des assiégés. La guerre bat le seuil de nos portes. Nous n’avons pas besoin d’aller la chercher, d’aller la porter. C’est elle qui nous cherche. Et qui nous trouve. Les vertus qui n’étaient requises que des militaires pour ainsi dire, des hommes d’armes, du seigneur en armure aujourd’hui sont requises de cette femme et de cet enfant (…) Nous sommes tous aujourd’hui placés à la brèche. Nous sommes tous à la frontière. La frontière est partout. La guerre est partout, brisée, morcelée en mille morceaux, émiettée. Nous sommes tous placés aux marches du royaume. Nous sommes tous des marquis. » [38]

L’an dernier [2006], quelques instants après que nous ayons envoyé chez l’imprimeur de Clamecy le dernier livre de Michael Bar-Zvi, Être et exil, philosophie de la nation juive – à la même seconde précisément où il y arrivait – une violente tempête brisa plusieurs grands arbres du jardin, arracha du toit une haute cheminée, creva la couverture et détruisit une bonne partie de la charpente. Malgré cela notre maison tient encore, vue du toit elle semble retenue dans le sillage de l’église qui domine la partie haute du village, avec son clocher muni de la croix paratonnerre et le Saint Sacrement – et qui, elle, ne s’est pas écartée « d’un iota » de son cap fixé depuis l’aube des siècles. Nous essayons de faire vivre notre maison. Mais dans l’Histoire où filons-nous si vite, en demeurant sur place, nous autres Français, croisés désignés immobiles ? « Nous sommes tous des marquis », et mieux que Péguy peut-être nous savons désormais ce que deviennent les marquis : « Yehudi Ben Melekh – Chaque juif est un prince », disait aussi Jabotinsky. Sur place au péril de la mer, ou comme les astronomes un peu plus près du ciel, croient-ils, juchés sur leur observatoire – nous percevons son murmure – sauf que cet univers est notre monde, maintenant. « Ces dernières années (…) saisi toujours à nouveau par le frémissement du “maintenant”, je n’ai pu faire davantage que de discerner (…) une parole à travers le silence. » [39]

Olivier Véron, « Autocritique », Les provinciales (lettre) n°78, avril 2007, repris dans OV, Dans le regard de Pierre Boutang. Babel ou Israël, Les provinciales, 2019.

[1] A. Besançon, Trois tentations dans l’Église, Perrin, 2002, p. 30.

[2] Ibid.

[3] « Un luxe d’élite cloîtrée, une civilisation de serre représentaient soixante siècles d’efforts, de sensibilité, de réalisations vivantes. Thèbes, Memphis, Babylone, Athènes, Rome, Alexandrie tenaient entre les quatre murs d’un monastère, en de vieux manuscrits feuilletés par des hommes durs qui opposaient le contrepoids indispensable de la Règle aux impulsions épouvantables d’un monde retombé à l’état primitif. Mais c’est autour de ces murs, dans les villes écartées, hors des grandes routes du massacre, que se groupait ça et là le peuple des campagnes pour y façonner l’avenir. Le nord des Gaules, aux temps mérovingiens, dans le chaos des mœurs, des races, des langues qui s’agitait sur les villes incendiées et les moisssons détruites, n’eut pas d’autres centres d’action » Élie Faure.

[4] Louis-Ferdinand Céline.

[5] Charles Péguy, A nos amis, à nos abonnés.

[6] A. Besançon, op. cit.. , p. 34-35.

[7] A. Besançon, op. cit.., p. 34-35.

[8] Dans le chapitre crucial de son Maurras, la destinée et l’œuvre (La Différence, 1992), intitulé « Dans le regard de Péguy ».

[9] A. Besançon, op. cit, p. 103.

[10] Ibid., p. 21.

[11] Nous pensons à l’effet des textes de Léon Bloy sur Jacques et Raïssa Maritain avant la première guerre mondiale, ou de ceux de Péguy sur Pierre Boutang en 1940.

[12] Pierre Boutang, La Politique, la Politique considérée comme souci, 1948.

[13] 11. Péguy cité par Bernanos, Essais et écrits de combat, Pléiade, II p. 591.

[14] Besançon, op. cit.., p. 29.

[15] En deux livraisons : numéro du troisième trimestre 2004 et numéro du premier trimestre 2005 de Nova & vetera, LXXIXe année.

[16] A. Besançon, Nova&vetera, art.. cit., p. 84.

[17] Ibid., p. 85.

[18] Nombres 13-32, Cf. Michaël Bar-Zvi, Être et Exil, philosophie de la nation juive, Les provinciales, 2006, p. 327.

[19] Besançon, art. cit., p. 85.

[20] M. Bar-Zvi, , op. cit.

[21] Alain Besançon est notamment l’auteur, avec Jean-Miguel Garrigues de L’Unique Israël de Dieu, paru en 1987 aux éditions Criterion.

[22] Si l’on s’en tient à la définition d’un Larousse antérieur aux débordements intimidants du XXe siècle.

[23] Besançon, art. cit., p. 85.

[24] Theodor Haecker, Le chrétien et l’histoire, Les provinciales, 2006.

[25] E. Fackenheim, La Présence de Dieu dans l’histoire, Verdier, 1980.

[26] Besançon, art. cit., p. 86.

[27] Cf. Richard L. Rubenstein, La Perfidie de l’Histoire, Les provinciales, 2005.

[28] Besançon, art. cit., p. 86.

[29] Ibid

[30] Pierre Boutang, La Nation Française, n°597, du 25 mai 1967

[31] Georges Bernanos, Essais et Écrits de combat, T. II, p. 249.

[32] Bernanos, op. cit., p. 579

[33] Besançon, op. cit., p. 28.

[34] cf. La belle préface de Michaël Bar-Zvi au livre de Rémi Soulié, Péguy de combat, Les provinciales, 2007

[35] Emil Fackenheim, La Présence de Dieu dans l’histoire, Verdier, 1980, pp. 75-6.

[36] Ibid

[37] Besançon, Trois Tentations, p. 25

[38] Ch. Péguy, Un nouveau théologien, Monsieur Fernand Laudet, 1911, § 225, cité dans Les provinciales n°25, du 20 janvier 1992.

[39] Martin Buber