Pour l’amour de Sion

« Pour l’amour de Sion, je ne garderai pas le silence, pour Jérusalem je n’aurai point de repos, que son salut n’ait éclaté comme un jet de lumière et sa victoire comme une torche allumée » Isaïe – 62.

L’essence du sionisme se trouve, mot à mot, dans ces paroles du prophète Isaïe dont chacun des termes pourrait représenter un chapitre du traité philosophique à écrire pour l’expliquer. L’appel à une défense du sionisme et à la résistance face au retour de la bête antisémite nous a détourné de ce chemin emprunté jadis, puis délaissé, mais jamais abandonné. L’urgence des événements, avec ce qu’elle comporte de tragique et de fureur, ne saurait nous détourner trop longtemps de cette nécessité première d’une esquisse des fondements philosophiques du sionisme. Le siècle qui commence, portant en lui son lot d’épreuves et de surprises, laisse apparaître cette évidence : le sionisme est devenu une question philosophique. Le vingtième siècle a ramené le peuple juif dans l’histoire, par deux événements indélébiles : la Shoa et la création de l’État d’Israël. Le sionisme, s’il y avait une logique de l’histoire, aurait ainsi accompli son terme, réalisé ses principaux objectifs. Cette « révolution » annoncée du retour d’une nation sur sa terre ancestrale pour y construire une société moderne n’a pas seulement replacé les juifs dans le politique. Elle démontre jour après jour que la politique, l’économie et la culture sont confrontées à une question plus profonde. La légitimité du sionisme, contestée ou reniée, ne se fonde pas sur les réponses ou les solutions que la politique, l’économie et la culture pourraient éventuellement apporter. Elle ne réside pas non plus dans un partage ou un renoncement géographique.

À la veille du vingtième siècle, Herzl a organisé et préparé ce retour : « Nous sommes réunis ici pour poser la pierre de fondation de la maison destinée à accueillir la nation juive. » (Discours de T. Herzl au Premier Congrès Sioniste à Bâle, 29 Août 1897). Mais on ignore trop souvent que dans ce même discours, le fondateur du mouvement sioniste moderne ajoutait : « Le sionisme représente le retour des Juifs au judaïsme avant que de représenter leur retour à la terre juive ». Il ne s’agit pas ici d’une simple intuition mais d’une autre dimension du sionisme pressentie par Herzl. Les tourments de l’histoire, le tourbillon des nationalismes et l’antisémitisme déferlant en Europe ont séparé les deux pans de cette idée. Même aux yeux de certains Juifs, la finalité du sionisme ne dépassait pas celle de la reconstruction d’un État souverain, muni de tous les attributs permettant l’exercice politique. Pourtant les années qui viennent de s’écouler montrent l’importance déterminante d’une dimension ontologique du sionisme, non seulement pour le peuple juif, mais aussi pour les chrétiens, parce que la présence d’Israël permet une nouvelle relation avec leur propre vérité. Le sionisme, qui ne se réduit pas à la défense de l’État d’Israël et de son droit à la sécurité ou à la paix, est devenu un rempart dans la lutte contre les nouveaux totalitarismes, les relativismes réducteurs et les nihilismes de tous bords. Parler aujourd’hui du sionisme c’est évoquer la morale et la métaphysique, pas seulement la politique. Questionnement philosophique qui engage notre lien au sacré, à la violence, à la liberté ou à la mémoire, le sionisme invite aujourd’hui tout individu, juif ou non, à une réflexion sur lui-même, sur ses liens avec un passé, une tradition, sur son appartenance à un destin. Il nous somme de marquer notre camp, de dessiner notre avenir, et de cerner les contours de notre existence. Il dérange aussi pour cela !

Shaul Tchernichovsky, poète de la renaissance hébraïque, écrit dans une de ses élégies consacrées à la relation entre l’homme et la terre une phrase qui résume la difficulté inhérente au sionisme : « Ha adam eino ela tavnit nof moladeto », littéralement l’homme n’est que le moule du paysage de sa patrie. La négation n’est pas fortuite, elle vient signifier que l’appartenance à une patrie est d’autant plus forte que subsiste en nous un sentiment d’étrangeté. L’expérience de l’exil est la clé de l’aventure existentielle du sionisme, elle lui confère aussi sa fragilité. Elle crée une tension permanente, ressentie par chacun comme un échec ou une punition. Chaque soubresaut de doute peut infliger à notre génération une nouvelle épreuve. Devons-nous nous y préparer ou bien trouver le courage d’éviter ce destin funeste ?

« Dehors–Jérusalem… les arbres de Dieu gémissent

arrachés par des ennemis génération après génération…

des nuages lourds de fleuves :en eux la foudre

et le tonnerre qui me sont par cette nuit de pluie – présages

de la bouche du Tout-puissant jusqu’à la fin des générations. »

Uri Tsvi Greenberg [« Nuit de pluie à Jérusalem », traduction E. Moses , in Anthologie de la poésie en hébreu moderne – Gallimard 2001, p.218.]

Le sionisme, cependant, n’est pas un autre apprentissage de la tragédie dans l’histoire, mais un renouvellement de l’alliance entre le peuple et la terre d’Israël. L’épreuve de la violence, après celle de l’exil, est sans conteste un obstacle ontologique et un défi à l’ordre du monde. Accepter la guerre comme horizon et la préférer à un pacifisme meurtrier, c’est le choix d’Israël bien avant que le champ de bataille ne devienne celui d’autres nations condamnées à cette même alternative par les événements. La guerre ce n’est pas la peur ou l’héroïsme, mais un acte à la fois charnel et spirituel, dont la paix peut être une des conséquences, uniquement toutefois comme possible et non comme nécessité absolue. Être en guerre c’est vivre aussi dans l’espoir, pas seulement d’une victoire mais d’une transformation. « De leurs glaives ils forgeront des hoyaux, et de leurs lances des serpes ; une nation ne tirera plus l’épée contre une autre. Et l’on n’apprendra plus la guerre » (Isaïe 2 – 4 ). Ce texte annonce le sens de la guerre, tout autant que celui de la paix, comme changement radical d’une situation. En revanche, le piège est celui du pacifisme, produit du mélange entre les intérêts et les besoins. Le pacifisme résulte d’une identification avec l’ennemi, non d’un amour de l’autre. « Nous sommes comme eux, ils sont comme nous », disent les pacifistes, c’est un rejet de l’autre et de son étrangeté au profit d’une identité commune illusoire. Demeurer dans le même ou ramener l’accord du monde à la raison. Cette vision hegelienne de la paix entre les hommes par la raison nie ce que Emmanuel Levinas et Jean Brun appellent la nudité humaine qui nous interpelle par sa faiblesse et son autorité : « …la nudité humaine, plus extérieure que le dehors du monde – des paysages, des choses et des institutions –, la nudité qui crie son étrangeté au monde, sa solitude, la mort dissimulée dans son être » (Totalité et Infini, p. 11). La situation de guerre est à la fois une épreuve éthique et une suspension de la morale, mais en même temps elle représente l’événement le plus « réel » de notre vie. « Dure réalité (cela sonne comme un pléonasme !), dure leçon des choses, la guerre se produit comme l’expérience pure de l’être pur, à l’instant même de sa fulgurance où brûlent les draperies de l’illusion. L’événement ontologique qui se dessine dans cette noire clarté, est une mise en mouvement des êtres, jusqu’alors ancrés dans leur identité, une mobilisation des absolus, par un ordre objectif auquel on ne peut se soustraire. » (Totalité et Infini pp. 5-6). Cet ordre objectif quel est-il ? Est-il uniquement porteur de forces ? La certitude de la paix domine-t-elle l’évidence de la guerre ? Autant de questions que l’histoire récente nous projette à travers chaque confrontation. Le conflit du Proche-Orient est à cet égard emblématique d’un affrontement de symboles et valeurs. Quant à la certitude de la paix, préjugé de base du pacifiste, Levinas poursuit : « Une telle certitude ne s’obtient pas par simple jeu d’antithèses. La paix des empires sortis de la guerre repose sur la guerre. Elle ne rend pas aux êtres aliénés leur identité perdue. Il y faut une relation originelle et originale avec l’être. »

Le malheur du pacifisme, et plus particulièrement de celui que connaît Israël, est qu’il finit par jouer un rôle dans la guerre elle-même, il devient une arme de destruction en essayant de fonder la morale sur la politique et non l’inverse. Ce renversement du processus aboutit à définir la paix comme un simple discours, le fameux dialogue creux : « se parler ». Parler pour parler et non pour dire quelque chose ! L’acte de rencontre avec l’autre ne se fonde pas sur ce babillage mais commence par un face à face violent. Le judaïsme vit son altérité, dont la violence et la provocation sont les termes premiers. L’homme hébreu – Ivri , c’est-à-dire celui qui se tient de l’autre côté ou en face – sera toujours ce provocateur de scandales, qui dérange un certain ordre du monde. Prophète ou arpenteur, sa présence est source de troubles, ou selon le mot de Pessoa d’« intranquillité ». Qu’il soit Israël, celui qui a combattu l’ange – hébreu Ivri, qui passe sur l’autre rive – ou l’homme de Judée – le mont de la splendeur – le peuple juif interpelle, remet en cause et défie le monde. Ce destin de rupture permanente n’attire pas la sympathie ou l’identification. Pour autant que la philosophie s’est orientée depuis les temps anciens vers ses deux tendances premières : la connaissance de soi et la réduction du particulier à l’universel – le judaïsme ne peut que se démarquer d’elle. Il pose ses fondements sur la séparation, la transcendance, et la liberté, trois expériences qui nous situent hors de nous-mêmes.

L’aventure sioniste moderne se construit sur ces fondements, même si elle présente un visage différent de la nation juive, désormais dépouillée des oripeaux de l’abstraction inhérente à la diaspora. Ce « non-lieu » avait permis au peuple juif de vivre hors du monde, dans une clandestinité parfois confortable, et à laquelle on peut prendre goût. Pour certains, à l’image de Hermann Cohen, de Franz Rosenzweig ou plus tard de George Steiner, la véritable élection du juif se trouve justement dans son refus de participer au jeu du monde, dans son rejet de la politique et sa résistance à l’histoire. Stéphane Mosès décrit dans son livre sur Rosenzweig cette vision diasporiste consacrant l’étrangeté élective du juif : « Parce qu’il se réfère à sa terre comme à un rêve, à sa langue comme à un idéal, et à sa loi comme à un mythe intemporel, il vise en fait, à travers ces objets de son désir et au-delà d’eux, l’absolu de la terre, de la langue et de la loi constitués par leur éloignement même, en objets idéaux, la Terre Sainte, la langue sacrée et loi absolue deviennent des signes, et, dans une certaine mesure, des anticipations de la terre comme patrie de tous les hommes, de la langue comme système d’une communication universelle, et de la loi comme règle commune d’une humanité réconciliée » [ S. Mosès, Système et Révélation, Éditions du Seuil, p. 190 .]. Il ne s’agit pas seulement d’une métaphore, comme l’entend Paul Ricoeur dans son commentaire sur Rosenzweig [ cf. Figures 3, Editions du Seuil.], mais d’un « enracinement » dans l’exil, dont le sionisme ne peut nous libérer. « Même sur sa propre terre, Israël n’était pas un peuple comme les autres, écrit F. Rosenzweig. Le troisième exil ne pouvait sonner la fin du peuple d’Israël étant donné que, dès le début, l’histoire juive évolue d’exil en exil et que l’esprit de l’exil, étranger-au-sol, qui œuvre pour une vie plus élevée que la soumission au verdict de la terre et du temps, est enraciné dans cette histoire. » [ cf. Figures 3, Editions du Seuil.] Le sionisme offre un État, dans lequel la terre rend son « verdict » et cette aspiration vers le politique n’est pas une opposition à un autre Royaume, plus spirituel, mais un couloir censé nous y amener. Ce repli sur soi, cet enfermement dans ce que l’on peut appeler l’exil intérieur, dont on sait qu’il peut subsister dans le cœur de l’homme en Israël aussi, ne seraient-ils pas en fin de compte un abandon, profondément pessimiste, de l’idée de Rédemption renouvelée par le sionisme ?

Gershom Sholem a analysé dans plusieurs essais les liens entre le sionisme et le messianisme, à travers le renouveau d’anciens concepts : le rassemblement des exilés, la justice sociale, la cohabitation du loup et de l’agneau, la résolution des antinomies, le salut des âmes et des corps… Le pluralisme inhérent au mouvement sioniste a permis de distinguer en son sein diverses approches. Pour simplifier, on peut remarquer qu’il y a dans le sionisme une vision utopiste, souvent liée à une inspiration socialiste ou à une espérance messianique, et une vision réaliste, fondée sur une analyse du pouvoir, de la violence et de l’État. Ce débat n’est pas clos, il continue de diviser le peuple juif, en Israël et en diaspora. Il s’agit d’un débat sur le sens de l’histoire, qui dépasse les clivages politiques, car on y retrouverait d’un côté A. D. Gordon et le Rav Kook et d’un autre, Jabotinsky, Herzl et Ben-Gourion. Ce « schisme » sioniste est sans aucun doute à l’origine de sa vulnérabilité vis-à-vis de l’extérieur, puisqu’il influence toute décision politique ou historique. De la discussion sur l’Ouganda à la Déclaration de principes d’Oslo, en passant par la création du Keren Kayemeth Leisraël (Fonds National Juif), l’implantation de kibboutzim, la constitution de corps militaires, la résistance armée face aux occupants britanniques, la Campagne de Suez, la Guerre des six jours ou les Accords de Camp David, le mouvement sioniste vit et souffre de la dichotomie profonde entre ces deux visions.

Cette vulnérabilité reprend les termes d’un dilemme vieux comme l’antisémitisme : ou bien le Juif assume une responsabilité morale universelle (et il sera donc haï pour cela) ou bien il sera universellement persécuté (et on le condamnera pour avoir failli à son destin). L’histoire du vingtième siècle a montré comment la révolution socialiste pouvait être mortelle pour le judaïsme, et le sionisme socialiste a été une formidable réponse à cette angoisse sans pour autant résoudre la contradiction, car il lui a bien fallu revenir à des valeurs anciennes, renonçant ainsi d’une certaine façon à la révolution. Lorsque le sionisme se veut réparateur des injustices, il est condamnable parce qu’orgueilleux (sûr de lui-même et dominateur) et lorsqu’il se veut pragmatique, il est haïssable parce qu’égoïste (perte de son humanisme dans la politique). Peut-on surmonter cette antinomie du sionisme ou plutôt le devons-nous ? et cela uniquement pour répondre aux détracteurs du sionisme. Ce serait, à notre sens, une erreur fatale que de renoncer à cette tension, même si elle permet une alliance bizarre de nos ennemis. En effet, aujourd’hui les antisémites qui haïssent le Juif parce qu’il est juif, se découvrent les compagnons de ceux qui luttèrent contre eux par le passé, et ignorent tout de ce Juif-là, mais honnissent Israël par « générosité » et au nom de ces nouvelles religions de l’humanité que sont l’alter-mondialisme, le tiers-mondisme, ou le pseudo-écologisme. Il nous faut absolument éviter cet écueil, devenu parfois tentation, de renoncer au politique en invoquant la morale ou les bons sentiments. Tout acte politique est une atteinte à la loi morale, ou bien nous ne pouvons résoudre le conflit entre l’éthique et la politique, aime-t-on se dire. « Poussé jusqu’au bout, cela voudra dire aussi : ce n’est pas à nous de bâtir Israël, attendons le Messie », peut écrire Levinas, à moins qu’il ne s’agisse au contraire de « nous mettre en garde contre la confusion dans laquelle nous vivons et où le judaïsme se mesure par son accord avec le progressisme, comme s’il ne signifiait pas un ordre autonome et absolu par rapport auquel tout le reste doit se mesurer. » [Du Sacré au Saint, Éditions de Minuit, p. 45.] Dans ce commentaire d’un texte talmudique, qui reprend la comparaison d’Israël au vignoble, Levinas poursuit son analyse : « Si le vin s’est fait vinaigre, c’est que la vigne n’est pas aussi excellente que l’on pense ! Il faut ôter les ronces qui l’abîment. Si je suis violent, c’est qu’il faut de la violence pour que cesse la violence. » Le sionisme n’a pas d’autre alternative que de concilier la vision messianique avec la vision réaliste-vitaliste de l’histoire.

Renoncer à cette tension c’est tomber dans le piège de la modernité posé par Spinoza, celui qui associera plus tard l’assimilation et le sionisme politique. Rappelons que le Traité théologico-politique est rédigé en latin et sous pseudonyme après le drame du faux-messie Shabbatai Zvi et qu’il représente la première philosophie politique moderne d’ « un sionisme », même si d’autres textes moins connus l’avaient précédé, en particulier ceux du Maharal de Prague et de Isaac Abravanel. Dans une réponse à Oldenburg dont la lettre évoquait les temps messianiques et le retour en terre d’Israël, Spinoza affirme sa croyance à un retour du peuple juif à l’indépendance politique. Pourtant cette ouverture à une renaissance politique des Juifs aboutit, comme le montre le reste du texte, à une négation de leur élection, dont le dernier et unique signe ne serait, pour Spinoza, que la circoncision : « J’attribue aussi une telle valeur en cette affaire au signe de la circoncision qu’à lui seul je le juge capable d’assurer à cette nation juive une existence éternelle ; si les principes mêmes de leur religion n’amollissaient pas leurs cœurs, je croirais sans réserve, connaissant la mutabilité des choses humaines, qu’à la moindre occasion les Juifs rétabliraient leur empire et que Dieu les élirait de nouveau. De l’importance que peut avoir une particularité telle que la circoncision, nous trouvons un exemple remarquable chez les Chinois : eux aussi conservent très religieusement cette mèche en forme de queue qu’ils ont sur la tête comme pour se distinguer de tous les autres hommes, et par là ils se sont conservés pendant des milliers d’années7… » La circoncision comme seul et unique rempart d’une religion qui produit des cœurs mous, c’est le faux cynisme de Spinoza qui n’accepte l’élection que dans l’État et les avantages matériels. Pour le reste, les lois sont les règles universelles de la raison et non celles enseignées par Nos Sages. Le sionisme de Spinoza est un sionisme qui marche sur la tête et que Herzl remet debout plus de deux cents ans plus tard lorsqu’il fonde l’Organisation Sioniste.

La solution théologico-politique de Spinoza servira de base à l’abandon du judaïsme, par l’émancipation et l’assimilation. En transformant la religion en affaire privée, Spinoza espérait protéger le juif de l’intolérance et des persécutions. Interpellé par Maimonide et Spinoza, Leo Strauss rencontre le sionisme de Herzl et Jabotinsky qui veut restaurer l’honneur du peuple juif par la création d’un État juif indépendant. Dans un premier temps, il considère cette approche comme une solution athée à la question juive, mais il comprend aussi que dans le monde moderne « le juif déraciné, assimilé n’a rien à opposer à la haine et au mépris que son moi nu » [L. Strauss – « Progrès ou retour », in La renaissance du rationalisme politique classique, Gallimard , p. 309.]. L’assimilation procède d’un mépris de soi, autrement dit pour Strauss une façon de payer sa liberté extérieure par un esclavage intérieur. Leo Strauss, encore influencé par Spinoza, qu’il rejettera violemment plus tard, met en parallèle le sionisme et l’assimilation, mais il découvrira quelques années plus tard, la double vision du sionisme. Il comprend que la « contradiction » du sionisme politique, voulant un État juif sans se fonder sur l’héritage juif qui justifie l’existence de la nation, n’en est pas une mais seulement un des piliers d’un nouvel édifice que la philosophie de la religion classique ne peut interpréter. Le retour à la tradition ne se fait pas par un processus d’intériorisation ou par des expériences vécues, mais par un changement radical du sens de l’histoire, à savoir un geste purement politique. Strauss a cru déceler dans le sionisme ce qui peut le protéger face aux échecs du progressisme et du libéralisme, un conservatisme héroïque se fondant sur l’austérité biblique. « Un conservateur selon moi est un homme qui croit que toute “bonne chose est un héritage”. Je ne connais aucun autre pays où cette croyance est plus forte et moins léthargique qu’en Israël. » [L. Strauss, « Letter to the Editor », « the State of Israël », in Jewish philosophy and the crisis of modernity, p.413]. Le sionisme ne s’est coupé de la religion que pour mieux mener son combat pour l’honneur du peuple juif. Ben Gourion ou Begin ont apporté, de manière différente, une réponse claire à ce doute des premières années du mouvement sioniste.

Ben Gourion, sioniste socialiste, imposa l’enseignement de la Bible (comme matière obligatoire tout au long du cursus scolaire) afin de sceller le lien entre le peuple, la terre et le livre. Begin renonça à certains aspects de sa vision de l’histoire pour signer un accord de paix réaliste. Le courage politique se mesure-t-il à la capacité de concilier les deux visions du sionisme dans l’action menée ? L’héroïsme juif, c’est avant tout celui dont parle Vico. « D’abord il (Vico) prend au sérieux l’élection d’Israël, à qui il prête non seulement des caractères anthropologiques singuliers (par exemple une taille mesurée, à l’âge du divin et des géants) mais le privilège de la non-idolâtrie, le dédain des puissances cosmiques qui terrifient les autres nations. La Providence divine éloigne donc les Juifs de la construction imaginaire, les libère, d’une part pour l’adoration, de l’autre pour les pratiques imitatives et combinatoires. » (Pierre Boutang , La Fontaine politique, Albin Michel, p. 57.) La volonté politique d’Israël aujourd’hui est de résister à cette confrontation entre Eretz Israël (la terre) et Medinat Israël (l’État), et d’éviter de tomber dans ce débat entre le droit et la géographie. La question territoriale ne se résume pas à l’échange d’Helgoland contre Zanzibar, et la sacralité d’une terre ne dépend pas de la texture de son humus. La qualité ou la valeur d’une politique en Israël ne saurait être jugée par son humanisme mais plutôt par son judaïsme. « Nous devons éduquer et ressusciter l’homme qui se trouve pleinement en chaque Juif, et dans toute l’ampleur et la profondeur que comporte cette notion d’homme (qui comprend aussi celle de Juif). Ce dernier ne peut être un homme complet sans être un Juif complet (de même pour le Russe,etc.). Les partisans de l’assimilation se méprennent grandement quand ils prétendent qu’on est d’autant plus homme qu’on est moins Juif. Bien au contraire : moins on est Juif et moins on est homme. » (A. D. Gordon).

Pour Yossef Ben Schlomo, parmi les penseurs sionistes, seul le Rav Kook propose une approche « historiosophique » fondée par une réflexion métaphysique, qui prend en considération la vitalité des besoins organiques et spirituels d’une société civile. Le sionisme annonce le début d’une rédemption, d’un long processus semé d’embûches et d’épreuves qui permettra au peuple juif de retrouver le sacré. « En effet, l’esprit d’une nation s’accompagne souvent d’impureté et de violence, point de contaminer par cette violence ceux qui s’y attachent, mais à la fin des temps, lorsque le peuple s’éveillera à l’amour de la Terre d’Israël et que sa nostalgie se fera intense, il deviendra facile de sanctifier l’esprit puisque l’idée même de la sainteté est en grande partie liée à la terre d’Israël, de même que l’incarnation de cette idée. C’est pourquoi elle pourra purifier l’esprit qui a été atteint et a absorbé en lui telle ou telle impureté, comme il est écrit : “et sa terre rachètera son peuple”. » (Rav Kook – Israël comme nation, p. 2).

La signification du sionisme réside dans ce qui le différencie des autres concepts nationaux. Il désigne un lieu, « la cité du Grand Roi », la vieille forteresse des Jébuséens, et surtout le site du Saint des Saints. Le nationalisme juif ne porte pas le nom d’un peuple, car il désigne une alliance entre un peuple et une terre, au nom d’une loi. Lorsque le nom de sionisme a été adopté ce sont ces trois composantes qui ont été réunies pour rétablir l’État juif des temps modernes et le projeter dans le jeu du monde. Cette projection dans le tourbillon des intérêts et des puissances n’aurait aucun sens si le sionisme rejetait l’un ou l’autre de ses deux pôles philosophiques. L’idée messianique trouve sa source dans le célèbre chapitre 60 d’Isaïe, dans lequel les nations reconnaissent la centralité d’Israël. Le dernier verset, annonçant le temps du Messie, dit : « Moi l’Éternel, au moment venu, je le précipiterai. »

m. b.-z.

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