« Que manque-t-il à notre pays ? »

Cette interrogation est le titre du propos de Jean de France, Duc de Vendôme, dans le numéro de juin 2005 de la lettre de l’association « Gens de France » : « Que manque-t-il à notre pays ? »

Monseigneur, vous y parlez en termes simples, d’évidences, en ces heures de France où nul ne sait plus quelle voix a la sagesse et l’autorité de parler au nom de cette terre, ce peuple pétri par l’Histoire. En ces heures où les mots même de « terre », de « peuple », « d’histoire » donnent à penser à quelque songe d’un esprit rêveur, à quelques tournures d’une raison pire, poétique. En ces heures, donc, qui peut parler ? Qui peut dire encore les mots ? Qui les prononçant peut être entendu ?

Monseigneur…

À vous évoquer par ce mot, je n’ignore rien des pauvres sourires ou de la mortelle ironie des rires qui flétrissent les lèvres et irritent les gorges des « libres » qui m’entendent. Mais je sais, je sais de vous être loyal par amour de mon pays, qui êtes le loyal à l’Histoire par amour de l’éternité, qui hors ce Monseigneur par lequel je vous nomme, plus aucuns mots, plus aucuns noms ne nous permettront de repenser ces vérités.

Monseigneur…

Permettez-moi d’en appeler à vous, que ces lignes ne s’écroulent, que la raison n’abandonne devant la tâche inhumaine d’immensité, que le désespoir ne survienne et ne nous jette au « n’importe qui » si français des printemps de quarante. Permettez-moi de l’écrire à la voix haute que soit sans cesse à mes pensées l’écho de ce qui est quand il ne reste plus rien, car voyez-vous, Monseigneur, la question est moins de savoir ce qui manque que de poser ce qui demeure, et ne demeure rien, rien d’autre que : Monseigneur.

Il ne reste rien.

À lire depuis le référendum du 29 mai, tous ces développements, dans Le Monde ou Le Figaro, toutes ces approches, ces analyses, ces commentaires savants, allant des « réflexions » d’un ex-président au dossier d’économie sur la sociologie de la nouvelle classe moyenne, en passant par les « états d’âme », les ultimes aspirations des cadres et cadres sup’… on est pris de vertige.

Dans tous ces textes, tous ces écrits, posés, pensés, argumentés, pas un mot, la plupart du temps, ou parfois, à la comme-ça, tel un élément parmi d’autres : Le fait chrétien, le fait de la civilisation de la Parole faite chair. Un simple élément parmi d’autres, réduit à un point de plus en plus excentré du domaine privé. Le christianisme parqué, ghettoïsé au niveau du « je crois ou je ne crois pas » des moi-moi-moi livrés à un État naviguant à l’aveugle sous la pression de l’arithmétique anonyme des masses. La bureaucratie, pour reprendre le mot clef de l’article de Richard L. Rubenstein dans le dernier numéro1, étant devenue l’ultime ciment d’une décohésion généralisée. Une bureaucratie avec son aristocratie, l’énarchie, composée d’intelligences réelles formées au service d’un État à l’état de ruines d’être né d’une démolition.

C’est qu’il existe en France un point central hors la saisie duquel rien ne peut être pensé. Un point central à la réalité si dense à la densité si discrète, si humble, que l’appréhender c’est se trouver face à la célèbre, la magnifique « chambre vide » du Palais du Prince de Citadelle, que Saint-Exupéry décrit ainsi : « Il y avait la salle réservée aux seuls gens des ambassades, et on l’ouvrait au soleil les seuls jours où montait la poussière de sable soulevée par les cavaliers, et, à l’horizon, ces grandes oriflammes où le vent travaillait comme sur la mer. Celle-là, on la laissait déserte à l’occasion des petits princes sans importance. Il y avait la salle où l’on rendait la justice, et celle où l’on portait les morts. Il y avait la chambre vide, celle dont nul jamais ne connut l’usage – et qui peut-être n’en avait aucun, sinon d’enseigner le sens du secret et que jamais on ne pénètre les choses. »

Ce qui fait la force poétique de Saint-Exupéry, dans ce texte, c’est que la chambre est vide. Et ce qui fait la puissance évocatrice, ce qui permet à la raison d’accéder sans contrainte au propos, c’est qu’il s’agit précisément d’un texte littéraire. L’esprit va là, parce qu’il y va libre. Art n’oblige.

Or, il existe en France un « lieu » qui est semblable à cette chambre vide. Ou plutôt, ce « lieu » est le centre qui fait que la France est, et sans lequel la France ne serait qu’un ex-…, qu’un en dehors de toute réalité profonde. Or ce « lieu », – et là nous ne sommes plus dans le littéraire –, n’est pas vide.

Je conçois par avance, que les mots qui vont suivre, parce qu’ils ne s’inscrivent pas dans l’ordre du poétique, agiront sur l’esprit à la manière du poisson torpille, mais ne me présentant à aucun suffrage, et en vertu de la grâce qui m’a été faite de pouvoir me sentir libre et dire : « Monseigneur », les voici : « La chambre vide » de la France, ce centre qui est tout, et tout sauf le vide, c’est que ce pays a été dédié à la Vierge Marie, la Jeune Fille Juive.

Le serment de Louis XIII, le serment d’un roi. La France placée sous la protection de la Mère du Christ. Blablabla… Un blablabla complètement délirant. Est-ce si sûr ?

À cela je réponds, moi qui dis « Monseigneur », d’où viennent les mots qui a chacun de nous permettent de dire : je pense ? D’où vient ce « je » ? Toi qui dis « je » remonte de génération en génération, de siècle en siècle et vois ce qui l’origine. Toi qui affirmes « je pense », pense réellement et va, va librement mais sans tricher, sans faillir, deviens héroïque et humble dans ta recherche et découvre par toi-même, que c’est le « je » de la Genèse, que c’est le « je » de la Parole.

À cela je réponds, moi qui dis « Monseigneur », à toi qui seras allé jusque-là, ce monde est celui de ce « je ». Regarde, examine, analyse. D’où vient la science qui permet aujourd’hui de calculer la température d’un trou noir dans les espaces sidéraux ? Qui a fondé ce « je » capable de penser une telle équation aussi musicale que des lignes de Bach ou de Webern ? D’où vient la philosophie qui, libre de raison, peut même dire : Dieu n’est pas ; ou le langage est le fait des hommes ? D’où viennent toutes ces pensées, où s’originent ce « je » et ce « libre » ? D’où viennent les chefs d’œuvre qui émeuvent, qui transforment les âmes, qui parfois peuvent changer une vie ? Quel est ce « je », et où s’origine-t-il qui a fait naître dans son esprit ce qui bouleverse et porte, et transporte ?

Moi, moi qui dis : « Monseigneur », là, dans la cité, pour la cité, j’ai vu, à remonter de siècle en siècle la pensée, que « je », par la Parole, a été choisi en elle « avant la fondation du monde » (Ep.1,4). Chaque « je »… « avant la fondation du monde »…

Moi, moi qui dis « Monseigneur », là, dans la cité, pour la cité, je dis à celui qui me répondit tout à l’heure : blablabla… Voici un temps où c’est le sublime ou le néant. Chacun est responsable, puisque chacun est « je » « d’avant la fondation du monde ». Le sublime ou le néant ; la Parole ou Blablabla…

Toi, oui toi, regarde le monde d’après le 11 septembre. Qu’y a-t-il derrière les puissances en présence ? Entre l’argent roi de la super puissance, qui est de la Parole, mais sans la Vierge, et le peuple des rois de l’or noir, qui sont de la négation de la Parole faite chair… Où est le blablabla ? Sans l’or noir, qui n’était rien, si notre technique n’avait inventé la machine, que seraient leurs religions aujourd’hui ? Sans la Vierge, qu’est-ce qui empêche l’or et sa puissance de devenir morale, puis juge. Où sont les chefs d’œuvre ? Cités, montrez-moi les beautés extrêmes dont vous êtes capables, qui portent l’homme à l’être, montrez-moi la charité.

Moi je dis « Monseigneur » au nom du serment. Et je dis : ici, par ce serment la Parole parle à Je. Et par ce « Monseigneur » je dis : voici la cité. Et cette cité a quelque chose à dire dans le monde. Voici un temps où c’est le sublime ou le néant. Chacun sera responsable. Responsable de la voix de la cité, ou du silence imposé qu’elle méritera.

Un blablabla à faire rougir de gène le plus responsable des Évêques de Bretagne ou de Provence ; à faire sourire le plus démocratiquement élu des députés de Bruxelles ayant dû supporter depuis Giscard les leçons de laïcité des présidents hexagonaux ; à faire se tordre de rire un chef du Pentagone débarrassé de tout de Gaulle ; ou un ayatollah grand savant dans la science des bonnes femmes. Et en matière de savants, je ne parle même pas de l’immense portée de ce blablabla dans le contexte général, et ô combien plus ample de vue, de cette planète à l’échelle de 2000 ans dans son système solaire, au milieu de cette galaxie parmi une immensité vertigineuse d’autres dans un espace infini d’années lumière et de milliards d’années. Un blablabla d’illuminé à finir Léon Bloy ou fresquiste de chapelle livrée à l’abandon de terres sans prêtres. Y a quand même des monastères et des couvents pour les béats et des hôpitaux psychiatriques pour les malheureux qui ne peuvent se soigner par l’art.

L’espace intersidéral, la voie lactée, le système solaire, la terre, XXIe siècle de l’ère chrétienne, l’Europe, la France, 29 mai 2005. Décidément ! Un bateau ivre, oui, ce pays est un bateau ivre. Et l’histoire n’est pas un fleuve impassible.

L’Histoire… L’Histoire ? Celle du XXIe siècle ? Nous l’avons tous eue sous les yeux, il suffisait de regarder et voir. Quand ? Le vendredi 8 avril 2005. Pour ceux qui ont gardé les journaux du lendemain, il n’y a qu’à y revenir, longuement, patiemment, humblement. 8 avril 2005 : l’hommage à Jean-Paul II. Au centre, le cercueil. Dessus, une bible. Sur le bois, une croix. À la droite de la croix, un « M », pour Marie. On ne peut guère plus simple. Mais on ne peut guère non plus dire davantage. C’est radical. Le Pape, et Marie.

De chaque côté du cercueil, sur deux rangées, l’assemblée rouge des cardinaux. L’Europe, l’Afrique, l’Asie, l’Amérique, l’Océanie… Ils sont là, debout, recueillis. Sur le bois du cercueil, la couverture de la bible est du même rouge. Pour les amateurs de peinture, c’est à en lire l’harmonie secrète d’un tableau.

Et puis, derrière les cardinaux, les cardinaux des cinq continents, les chefs d’État. Les chefs d’État de tous les continents. Et c’est là, maintenant, qu’il est question de voir ce qui était, là, sous le regard. Voir Quoi ? Les deux premiers rangs…

Les deux premiers rangs ? Oui, l’ordre, la hiérarchie des puissances de ce monde… La hiérarchie réelle. Où est Bush ? Où est Chirac ? Ils sont au deuxième rang. Ils sont même côte à côte, séparés par leurs épouses. Côte à côte derrière… Mais derrière qui ? Derrière qui peut bien être Bush ? Qui sont donc ces chefs d’État plus éminents que le Président des États-Unis. Qui se trouvent à ce premier rang dont on remarque, à l’examen attentif, qu’ils n’ont pas les mêmes sièges que pour les rangs suivants ? Qui ? Les rois et les reines… Chirac est derrière le Roi d’Espagne, Bush, derrière le Roi de Belgique. Les têtes couronnées. Oh ils sont là sans couronne, bien sûr, rien dans leurs vêtements ne les distingue des autres. Mais ils sont là, devant. Pourquoi ?

Mais parce qu’ils ont vécu le sacre, bien sûr ! Le sacre, ou le pouvoir sacré. Le pouvoir agenouillé recevant l’onction du spirituel. Le pouvoir reçu non d’eux mais de Dieu. Et ça ce n’est pas de la poésie, ce n’est pas du théâtre, c’est là, sous nos yeux : le cercueil, le M de Marie, les cardinaux, les rois, les présidents.

Le serment de Louis XIII dédiant la France à la Sainte Vierge, la plaçant sous sa sainte protection…

C’est curieux comme soudain, par une photographie reproduite dans le monde entier, le lendemain des obsèques d’un Pape, ce serment puisse ressurgir, porté par le fleuve souterrain de l’Histoire. Un soudain neuf. Un soudain lumineux ; que ne ternit, n’alourdit, ni le refuge des hiers perdus, ni la hâte désemparée des demains à trouver. Un soudain neuf, miraculeux à l’esprit comme le réel. Le soudain des brumes disparaissant, le neuf du réel à nu, enfin, libéré des nuées stratifiées, de l’Ecce Rex de Janvier 93 à l’absolutisme de la souveraineté énarchique de notre heure bureaucratique.

C’est curieux comme cette photographie, qui a fait le tour du monde, soit si française dans son adresse. Au premier rang, le Roi d’Espagne fixe le cercueil. Le Roi de Belgique, les mains derrière le dos, cherche du regard un point sur sa gauche. Juste derrière, Chirac parle… Il parle avec Bush. Le chef de la superpuissance économique née du protestantisme, le chef de l’énarchie française qui, malgré les demandes répétées de Jean-Paul II, a lutté pour que soit absente du futur projet de constitution européenne toute référence au christianisme… Derrière des rois, parlent…

Ils parlent, là, devant la dépouille de l’homme qui, à plusieurs reprises, et de façon solennelle a rappelé : France, souviens-toi de ton serment.

Il faut imaginer la densité extrême des échanges directs, ou par hauts émissaires interposés, qui ont existé entre ces trois hommes. Qu’on se souvienne, pour en prendre la mesure inouïe, de ce qui s’est passé entre Jean-Paul II et Gorbatchev et qui aboutit à la chute du Mur. La Stampa publia en 1992 à ce propos, un document fascinant dont le journal Libération sortit la traduction le 4 mars :

Extraits de « Ce que nous devons à Jean-Paul II », par Mikhaïl Gorbatchev :

« Il n’est pas facile de décrire le genre d’entente qui s’est créée avec le Pape Wojtyla, parce qu’il y a dans ce type de relations un aspect instinctif ou peut être intuitif, certainement personnel, qui a une énorme importance. En simplifiant, on pourrait dire qu’en étant proche de lui, j’ai compris le rôle joué par le pape dans l’avènement de ce qui a été appelé plus tard la nouvelle pensée politique… J’ai toujours apprécié dans la pensée de ce pape, son contenu spirituel, un effort pour contribuer au développement d’une nouvelle civilisation dans le monde. Par ailleurs, Jean-Paul II, Pape de Rome, est aussi slave et cela a, sans aucun doute, favorisé notre compréhension mutuelle. Je reste toutefois convaincu que l’entente spirituelle qui existe entre nous a des racines plus profondes que sa seule origine slave. Nous pouvons affirmer aujourd’hui que tout ce qui s’est passé en Europe Orientale, au cours de ces dernières années, n’aurait pas été possible sans la présence de ce pape, sans le rôle éminent – y compris sur le plan politique – qu’il a joué sur la scène mondiale. Aujourd’hui qu’est survenu dans l’Histoire de l’Europe un changement profond, le pape Jean-Paul II aura, quoiqu’il arrive, un grand rôle politique à jouer. Nous sommes dans une phase très délicate au cours de laquelle l’homme a, et devra avoir un poids décisif sur l’avenir des sociétés. Et tout ce qui peut servir à renforcer la conscience de l’homme, son esprit, est encore plus important aujourd’hui que cela ne l’a jamais été. »

Extraits de « Ce que Jean-Paul II a dit de Gorbatchev » :

« Il faut approfondir la réflexion sur les évènements récents, repérer les causes véritables des phénomènes qui se sont produits. Il y a par exemple des gens qui, comme Popper, sont convaincus que les difficultés économiques sont à l’origine de la crise des systèmes communistes d’Europe Orientale. Certes, cet aspect existe, et il a joué son rôle ; mais n’oublions pas une chose très importante, tout cela n’a pas été seulement la crise du communisme ; ce fut aussi la perestroïka. Et “perestroïka”, parmi beaucoup d’autres choses, veut dire aussi « conversion ». « Cela veut dire que dans la crise et la rupture qui sont survenues et qui continuent, il y a un élément spirituel, un changement intérieur. Et il ne peut en être qu’ainsi. Deux éléments coexistent en l’homme, et une interprétation exclusivement spirituelle des évènements de l’Est serait tout aussi fausse qu’une interprétation seulement matérielle, incapable de voir au-delà de la dimension purement économique de la crise. L’homme est l’esprit incarné. » « C’est vrai. Il s’est passé entre nous quelque chose d’instinctif, comme si nous nous connaissions déjà. Et je sais pourquoi : notre rencontre avait été voulue par la Providence. »

Ces brefs passages pour prendre la mesure… la mesure des échanges qui ont nécessairement eu lieu entre Jean Paul II et Chirac, entre Jean-Paul II et Bush. Avec Chirac, parce que pour le pape, à Lourdes comme partout où il viendra, ici, il n’avait de cesse de dire : « France, Fille aînée de l’Eglise » ; « France, fille aînée de l’Eglise, souviens-toi de ton baptême ». Souviens-toi de ton serment…

Ce n’est pas une évocation d’érudit, de curieux, d’historien spécialiste d’archives poussiéreuses. C’est une demande insistante, la demande du pape, cet homme qui abattra le Mur, qui l’abattra avec l’aide de l’homme de l’Est, dont la rencontre fut voulue par la « Providence ».Ce ne sont pas des nuées. Gorbatchev n’était pas un poète, et l’U.R.S.S. pas une chapelle fleurie par les bigotes.

Et cet homme, à plusieurs reprises, est venu ici rappeler le serment. Cet homme, à plusieurs reprises, est intervenu, pour que Chirac ne s’obstine pas à lutter contre toute référence chrétienne dans le projet de constitution de l’Europe.

Il faut prendre la mesure du refus de Chirac. C’est sans doute là, qu’il est possible de prendre le pouls de l’Histoire. Il ne s’agit plus de coller son oreille à la porte d’un conseil des ministres où il sera question des 35 heures ou de la vente de X Airbus en Inde ou en Chine. Il ne s’agit plus de l’imaginer avec tel ou tel confident, commentant tel ou tel sondage, abordant tel problème technique. Non… On est dans l’intime. On est dans la part la plus épicentrale de la pensée. Il faut pénétrer la pensée d’un Roi d’Eschyle ou de Shakespeare, pénétrer cette solitude qui va décider. On n’est plus là, dans les catégories intellectuelles opératoires, dans les savantes analyses énarchiques mais dans l’isolement ultime du Palais, tel en parle Saint-Exupéry.

Il ne s’agit pas de juger. Dieu nous en garde. On n’est pas chef d’un État, donc d’une armée, d’une police, sans connaître la grande insomnie des terribles soucis. De juger non, mais d’observer, de constater.

Et je crois, d’avoir entendu et entendu les demandes pressantes du pape, qu’on ne peut plus être qu’effrayé. Il n’y a plus d’homme au centre du Palais. Il n’y a plus d’homme ; mais une force que nul ne maîtrise plus. Une force absorbante, dévorante, une sorte de ventre contre lequel nul aujourd’hui ne peut.

Nous sommes un État laïc. Ni roi, ni sacre, et aucune référence à Dieu, au Christ. La philosophie, la théologie, la peinture, la littérature, la musique… des à-côtés de cette norme établie : tout est séparé. Une machine à former les plus prometteuses intelligences, crée sans cesse ces serviteurs zélés de cet État abstrait. Un groupe demande qu’on empêche les cloches de nos églises centenaires ou millénaires de sonner le dimanche… et il obtient gain de cause.

Ô rites… Ô Citadelle… Il faut supprimer un jour férié, ce sera un jour saint parmi les plus saints : La Pentecôte (le lundi célébrant la venue de l’Esprit Saint sur les apôtres cinquante jours après le dimanche de la résurrection)… Ô rites… Ô Citadelle… Un groupe de nouveaux venus dérange par ces voiles provocateurs… il obtient que ceux qui ont fait ce pays retirent leur croix.

Il ne reste rien, car il ne peut rien rester. Il ne peut rien rester de ce qui a fait ce pays, cette terre, cette géographie, cette âme, ce nous pétri par les rites, par l’histoire, par la pensée, par l’Esprit, parce que ce pays n’est plus une terre, une nation, un nous, mais un lieu soumis à la plus étrange des abstractions. Et il n’y a pas d’équivalent dans le monde chrétien à un tel égarement. C’est unique. C’est même fascinant. Il ne reste plus rien. Les remparts de Citadelle sont tombés. Le sable du désert envahit tout. Il ne reste plus rien et le dire jette à la critique. Les amoureux passent pour des voyous. Dire : « France, je t’aime… » ; « par la grâce de la Vierge qui fait de toi la fille aînée de l’Église, je t’aime » ; « par les Marie débarquées en Provence, je t’aime » ; « par tes cathédrales hautes d’humilité, je t’aime » ; « par leurs orgues, par les graduels, les tropes à saint Paul, je t’aime » ; « par les places de dimanche matins aux villages de Bourgogne, je t’aime » ; « par tes enclos, tes pardons, tes bannières de Bretagne, je t’aime » ; « par tes vendanges, tes fêtes d’Alsace ou d’Aquitaine, je t’aime » ; « par ton histoire, de rois, de peintres, de philosophes, de musiciens, je t’aime » ; « par tes héros, tes savants, tes moines, tes abbesses célèbres, je t’aime » ; « par tout ce que tu fus, courageux ou râleurs, tout ce que tu fus dans les épreuves, peuple, peuple du nous, je t’aime ». Car tout ce que tu fus, peuple, peuple du nous, tu le fus depuis le début, et de toute éternité, si tu relis le début de l’Epître à Ephèse, et depuis le début, de toute éternité, tu es le peuple, le nous de la Vierge. C’est un « je t’aime » qui vient du plus loin de l’histoire et contre lequel rien ne peut, ni ne doit.

Rien ne peut, de pouvoir dire : ô vingtième siècle, ô vicissitudes, par vous je vois les nettetés qu’avant nous, peut-être, nul n’a vues. Je vois l’Histoire comme l’eau qui s’ouvre à l’avant du navire, et de la voir, de la sentir, dire à nouveau : « J’aime » comme nul avant nous n’a aimé. Les pontons du passé nous ouvrent le fleuve qui entre dans la France comme jamais nul n’entra. L’étrave fend et file vers le cœur. C’est l’heure où la mémoire s’éventre, où « J’aime » enfin ose « Je me souviens », « Je me souviens » de ce siècle qu’on appelle avenir. Qui que vous soyez, ne me répondez pas : « Tu aimes, mais quoi ? et comment peux-tu dire que tu aimeras ? » À cela, j’affirme, qu’aujourd’hui je n’aime ni ceci ni cela, mais j’aime. Par le serment mis à nu, par le siècle d’avant, j’aime comme nul avant, de le vivre jusqu’au confiant. Jamais, France, tu ne fus si réelle, et jeune. Jamais, France, autant, tu ne fus, non d’avoir été ceci ou cela, mais de nous faire, nous, les premiers à voir, au net, ce que tu es et attends de nous, par la Vierge d’Israël, par le serment d’Alliance catholique et charnelle. Jamais nous ne fut si dense, jamais si dense tu ne fus, France. Déjà j’entends des musiques et goûte des peintures qui sont les nouveaux portraits de Luc.

Et rien ne doit, jusqu’au qu’importe. Les apparences sont mortes.

Rien ne peut, puisque c’est de l’éternité. Mais rien ne doit, puisque c’est nous et que ce nous est une grâce dont nous sommes serviteurs, et humbles remerciant. C’est une grâce toute de tendresse. Et à cette tendresse il faut tout la force de l’Esprit.

Il ne reste plus rien. Rien. Je ne juge pas Chirac. Dieu m’en garde. Je lui dénie simplement toute représentation de nous. J’ôte la France à sa pensée. Je ne lui laisse que l’abstrait de l’État, je lui ôte la France et lui laisse ce qui reste : rien. Et je le fais avec tendresse. Je chasse l’abstrait de la Citadelle, je…

Qui je ?

Moi qui dis « Monseigneur ». Moi qui ne suis ni prince, ni savant, ni riche, ni philosophe, ni peintre, ni musicien, mais moi, qui dis « Monseigneur ». Moi, qui de le dire, ai retrouvé le prince sans qui la cité est sans palais, la cité qui sans palais, n’est plus Citadelle. La cité qui n’est plus rien. Moi qui ai retrouvé le Prince sans autre mérite que d’avoir appris à comprendre l’amour que je portais en moi, depuis toujours, de ce pays qui est le mien d’y être né, d’y avoir mes ancêtres enterrés, et d’avoir de ses grands hommes, de ses femmes magnifiques, tout reçu.

Moi, je n’avais rien fait, et j’ai tout reçu : les livres et les musiques, les champs bien tracés, les églises pleines de sculptures, les cimetières riches de mémoire, et les rites… Les rites qui marquent ce temps, qui l’empêchent de tout mener à la désolation, à la mort. Les rites qui lui donnent, à ce temps, la patine de l’éternité. Et ceux qui marquent l’espace, qui l’empêchent de tout mener à la dispersion, à la disparition. Les rites qui lui donnent, à l’espace, l’ordre très charitable du divin de toute chose, de toute chose lorsqu’elle est de l’être, lorsqu’elle participe à ce qui accomplit et non ce qui détruit.

Et les rites, de secrets en secrets m’ont mené, moi qui ne suis ni philosophe, ni savant, à l’amour de l’amour. L’amour, chacun le porte en soi à sa naissance. C’est un don. C’est donné avec la vie. C’est la vie. L’amour des parents, l’amour ensuite des paysages de l’enfance, l’amour d’ici. Et de tout avoir reçu, d’être si riche d’héritage, d’accomplir cet amour reçu en le transmettant à mon tour. Transmettre, ce qui a été donné… Pour cela, pour que quelque chose ne soit pas perdu, ni abîmé par le temps, apprendre du recevoir de la naissance le secret le plus haut, le plus simple, le plus humble, le secret de l’amour.

Et de rites en rites, les secrets m’ont mené à l’histoire et m’ont fait voir Citadelle. Par l’histoire, j’ai retrouvé le prince grâce à qui, dans les rues de la cité, je peux dire : « Monseigneur ». Et par Citadelle, j’ai eu la grâce de connaître la chambre vide du Palais.

Le serment de Louis XIII.

Il n’en reste rien.

Il reste tout.

Aux pauvres grandes intelligences abstraites qui occupent le palais, mais qui jamais ne connaîtront la chambre vide, moi, qui dis « Monseigneur », je dis : Construisez avec vos abstractions une cité. Bâtissez-la de rien, et quand elle sera achevée selon vos lois, invitez nous à venir la voir.

Alors nous comparerons les bienfaits que chacune apporte à l’homme. Nous comparerons le bienfait suprême des cités : aider à devenir un homme. Vous qui êtes sans ciel, vous qui proclamez que le ciel n’est rien dans la construction des cités, construisez-en une de A jusqu’à Z, sans utiliser de rien, puisque vous le proclamez, et nos rites et notre héritage de pensées sublimes. Moi, qui dis « Monseigneur », je ne vous juge pas, Dieu m’en garde, je vous demande simplement de bâtir de rien votre propre cité, et vous me la ferez voir lorsqu’elle sera achevée. De cette cité sans ciel, vous nous ferez partager les beautés, les pensées, les chefs d’œuvres, les créations de l’esprit qui témoignent de ce qu’est l’homme. Et nous rencontrerons les hommes de votre cité, et nous comparerons les architectures, les musiques, les peintures. Et nous inviterons les hommes, les femmes de chaque cité à lire les livres, les poèmes des uns et des autres, à voir les peintures, à goûter les philosophies. Et nous demanderons aux hommes et aux femmes de chaque cité : qu’avez-vous aimé ?

Je ne vous juge pas. Je dis, moi, qui dis « Monseigneur », vous ne le pouvez pas. Vous ne pouvez, avec vos seules lois, construire de rien, dans le désert, votre propre cité. Je crois que vous n’existez que parce qu’ici étaient des rites, était l’histoire, est la « chambre vide ». Vous ne créez rien, je le crains, non, je le sais, vous occupez.

Moi, qui dis « Monseigneur », je dis aux peuples d’autres dieux, Ici est Citadelle. Les portes ne sont pas fermées, mais ici est Citadelle. Ici sont ses rites, et son ciel. Si vous venez en ami, c’est que vous êtes des hommes accomplis, et si vous êtes des hommes accomplis c’est que le Dieu de votre ciel vous a permis de bâtir aussi, dans le désert, une forte cité. Nous aurons plaisir à y voir, y admirer les chefs d’œuvres de l’art et de l’esprit que les hommes les plus accomplis auront accomplis. Et je sais que ces chefs d’œuvre vous manquent, dès que vous vous en éloignez trop longtemps. Je sais que vous n’êtes ici, que pour partager avec nous, sur le sublime. Mais si vous venez à Citadelle avec de mauvaises intentions, c’est que vous n’êtes pas des hommes accomplis. Et si vous n’êtes pas des hommes accomplis, c’est que la cité d’où vous venez ne forme pas des hommes. Et si votre cité ne forme pas des hommes, c’est que ses lois sont mauvaises, et son ciel mensonger.

Ici est Citadelle. Aux hommes accomplis nous dirons : Venez, et nous parlerons du sublime. Aux hommes envieux ou méchants, nous dirons : Prenez-vous en à votre ciel qui vous apprend la haine.

Le sublime n’envie, ni n’est méchant.

Quant au chef de l’État aujourd’hui le plus puissant du monde, moi qui dis « Monseigneur », je dis : Je n’envie pas ta puissance. J’aime ton peuple, il est jeune et plein de fougue. Mais je n’en envie rien. Il manque à ton pays la « chambre vide » du palais de Citadelle. J’aime ton peuple, homme puissant, mais moi qui dis : « Monseigneur », j’aime. Et c’est ce « j’aime » qui m’en a fait découvrir l’existence. Et c’est son existence, sa présence, qui chaque jour que le ciel fait me fait dire de plus en plus « j’aime ». Et par ce « j’aime » je sais que tout est du sublime, ou rien n’est. Je sais qu’il n’est de puissance qu’en le sublime, et que sa puissance est tendresse, et que celle-ci est la patience, qui est la patine de l’éternité qui prend tout son temps pour permettre aux hommes de devenir des hommes accomplis.

Je n’ignore pas que tu ris de la France, parfois, homme de l’État puissant, je crois que tu te trompes. Tu ris des pauvres intelligents qui occupent le Palais sans en connaître la « chambre vide ». Mais je vais t’apprendre une chose, moi, qui dis « Monseigneur », Citadelle c’est nous. Mais qui « Nous ? » Me répondras-tu. Nous, ceux qui de rites en rites veillent à la « chambre vide ». Et l’homme à qui nous disons « Monseigneur » vient d’écrire ceci :

« Que manque-t-il à notre pays ? Le lundi de Pentecôte a donné le sentiment d’un grand cafouillage. Triste image de notre pays qui révèle un malaise plus profond. Ce malaise se retrouve un peu partout. Nous l’avons vu lors de la campagne référendaire dont on sait que ses enjeux sont purement idéologiques et fortement connotés d’ambitions personnelles. Chacun a interprété le traité à sa façon. Tout a été brouillé.

Et pourtant, quand je parcours notre pays, je rencontre partout les artisans d’une France vivante. Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour voir que c’est grâce à eux que la France continue : c’est vrai dans la société civile comme dans la vie publique, dans le monde militaire comme dans le monde religieux.

Alors pourquoi et comment les Français sont-ils amenés à se poser tant de questions sur leur avenir ? Et cela dans un monde incertain, instable, difficile où nous vivons.

Ce n’est pas que le ciel ne sourit pas. L’Église n’a-t-elle pas manifesté sa vitalité lors de la mort de Jean-Paul II et de l’élection de Benoît XVI ?

Moment de grâce et de bonheur d’où jaillit l’espérance. Il n’est rien de tel pour apporter l’apaisement. Non, l’Église ne faillit pas à sa mission, même si elle a traversé et traversera encore des moments difficiles. Il suffit de croire et de vouloir, donc d’aimer.

Et la France ? La France en elle-même ? La France dans le monde ? Chacun a l’intuition qu’il s’agit pour elle de trouver son point d’équilibre.

Voilà ce qui manque essentiellement ! Ce point de sagesse qui lui permettrait de se retrouver elle-même et d’acquérir ce supplément d’âme dont elle a tant besoin pour envisager son avenir sereinement et rayonner dans le monde. » (In « Gens de France » n°5, juin 2005.)

Pays aux ciels divers, la France est Citadelle. Chefs de pays nombreux, la seule parole que vous devez entendre de France est la sienne. Elle porte en elle la charge du serment, du serment de Louis XIII sans laquelle la France n’est pas.

Elle est la voix de la France. Et la France, par ce serment, est une voix. Malgré les vicissitudes, les peines, les souffrances, les médiocrités du temps, au cœur de Citadelle est le Palais, et au cœur du palais est la chambre vide, et dans la chambre vide est l’éternité. C’est le secret de notre histoire.

Un serment si sublime qu’il est dur, immensément dur d’en être digne. C’est pourquoi ce peuple, le peuple de Citadelle est si horripilant, si tout ce qu’on veut. C’est si dur d’être à la hauteur du sublime.

France, fille aînée de l’Église.

Que le ciel nous aide, chaque jour, à être un peu moins indigne, de cet éternel héritage, qui est l’héritage de l’Histoire elle-même.

À la joie !

H. L. B.

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