J’ai toujours été attiré, depuis mon plus jeune âge, par la chevalerie, son code, son ordre, ses valeurs et ses gestes. J’étais fasciné par les films de cape et d’épée, les batailles et les tournois qui se déroulaient devant moi alimentaient mon imagination, autant que les quêtes du Graal et de la femme aimée, à la beauté lointaine et intouchable. J’ai pensé, en quittant la France, que c’était peut-être la seule grande idée que je pouvais emporter avec moi, et qui ne trouvait pas d’écho dans le judaïsme et le sionisme. La noblesse, la seigneurie, l’honneur sont présents dans la tradition juive, mais pas cette notion d’une suzeraineté acquise par les armes, la foi et le courage. J’ai montré ces films à mes enfants dans leur jeunesse, pour les bercer à cette geste et à cet imaginaire de combat aux règles et aux vertus constructrices. La chevalerie m’apparaissait aussi comme le terreau de la générosité et de la loyauté, et surtout comme la preuve qu’un homme peut par la prouesse s’élever en être libre et droit. La chevalerie me semblait la réponse la plus adéquate à la fatalité de la servitude, et en fin de compte bien plus que le travail. Acquérir sa liberté et sa place n’est pas le fruit d’un labeur, même si cette action est louable en soi. L’idéal de la Table Ronde, et non rectangulaire où le maître assigne à chacun son rang à sa droite ou à sa gauche, loin ou proche, instaure un ordre de fraternité dont l’appartenance se fonde sur des valeurs communes. Il ne s’agit pas vraiment d’être membre d’un club du mérite, mais de vivre en soi et avec les autres selon un ordre intérieur moral qui ne dépend pas de nos besoins. Le chevalier « exerce » pourtant son désir, non seulement par la maîtrise ou le contrôle mais en le transformant en quête. Détournement de l’objet du désir affirment les docteurs de l’âme, sublimation d’une pulsion prétendent d’autres experts de nos tréfonds. À l’heure où la médecine m’impose des servitudes et des contraintes, l’esprit chevaleresque est un recours pour me détacher de son emprise. Lorsque votre existence, ou votre pronostic selon une formule d’un rare cynisme, se réduit à des mesures de cellules ou de lésions, la chevalerie nous rappelle comment nous libérer des carcères de nos peurs et de nos maux. Le philosophe allemand Frédéric von Schlegel définit la chevalerie comme « la poésie de la vie », au sens où elle rend sa part d’imaginaire et de rêve à des situations de guerre, de violence et d’inhumanité. Lancelot, le plus brave des braves, est victime d’une hésitation, une fois seulement, mais il a failli. La poésie de la vie réside dans cette fraction de seconde où l’héroïsme peut basculer à cause d’une hésitation, d’un trébuchement de l’âme, ou d’un tremblement de la voix. La médecine vous fournit des résultats que vous devez intégrer, évaluer ou interpréter, mais en face d’elle nous ne devons pas hésiter, trébucher ou trembler. La vie, la mort, l’amour, la guerre, la foi sont notre récit, notre substance poétique, ils nous appartiennent si notre esprit de conquête et de liberté ne nous fait pas défaut. La chevalerie ordonne en nous les vertus nécessaires pour tenir notre rang dans le chaos que certaines épreuves vous obligent à subir. La Table Ronde tourne-t-elle comme le monde ou comme notre tête ?
Michaël Bar-Zvi, « Chevalerie », in [Pensée anthume et autres textes écrits pendant sa maladie] (à paraître).