Alain Suied, L’Arche : « Un linguiste et sa guerre. »

 

Linguiste éminent, né à Tunis en 1922, David Cohen a choisi un poète pour intituler son étonnant ouvrage : Paul Éluard, qui est également cité en épigraphe. Un ouvrage impossible à enfermer dans une définition : Journal (il cite souvent Jules Renard), Mémoires (les figures de Lacan ou de Primo Levi hantent ces pages), poésie ?

Directeur d’études à l’École pratique des hautes études, spécialiste des langues sémitiques, auteur d’ouvrages majeurs, dont le Dictionnaire des racines sémitiques (Editions Mouton) et les Essais sur l’exercice du langage et des langues (Éditions Maisonneuve et Larose, 4 volumes), David Cohen témoigne de ses années de guerre en Tunisie. « Coupable d’être né » (…) involontairement placé en ligne de mire de toutes les identités, de tous les préjugés (…) David Cohen perd le sentiment d’exister. Nier la néantisation devient le leitmotiv de sa vie. On peut deviner ici les « sources » d’une carrière de linguiste…

Une question hante ces pages et cette conscience, qui est celle de l’homme moderne : et si…la Barbarie Nazie, la folie « totalitaire » avaient, en quelque sorte, gagné ? Comment ? En effaçant les singularités, ces « petites différences dans la nature » qui plaisaient tant à Freud. En démontrant que la peur et le préjugé pouvaient écraser la Raison, déraciner l’arbre de la Mémoire, trahir les source du vivant. Les idées de bonheur sont-elles désormais bizarres, invraisemblables ? Est-il passé le temps poétique de la joie ?

On a donné à croire aux enfants de Mai 68 que la linguistique affirmait l’arbitraire de toute langue humaine. Par son témoignage personnel, David Cohen préfère rappeler et fêter l’humain – au-delà de ses contradictions et de ses illusions, dans la lente construction du miracle d’exister.

Alain Suied, L’Arche n°601, juin 2008