Philosophe, Israélien, francophone, né en 1950, ayant fait son aliya en 1975, Michaël Bar-Zvi nous propose ici un parcours dans le temps et le monde des idées, pour découvrir ce qu’est la nation juive. Des penseurs juifs de toutes époques sont convoqués à la barre, et des faits historiques qui, parfois, corrigent des idées reçues. Des chrétiens, voire même des Juifs, peinent aujourd’hui à saisir la signification de l’existence de l’Etat d’Israël et ignorent l’évolution historique qui a conduit à sa création. Chacun trouvera dans ce livre de quoi nourrir sa réflexion, sans pour autant devoir suivre l’auteur dans ses convictions personnelles.
Michaël Bar-Zvi nous propose une marche, qu’il jalonne de quelques concepts-clés, traités dans la continuité de ses maîtres à penser : le politique comme souci, selon la terminologie de Pierre Boutang dans Ontologie du secret, le face à face avec autrui sur le plan des nations, et l’importance de la demeure, où chacun reconnaîtra l’influence d’Emmanuel Levinas, le rapport au religieux, avec le Grand Rabbin Charles Touati ; le nationalisme juif enfin, tel que le définit Zeev Jabotinsky.
Qu’est-ce que le nationalisme ? Dans son sens noble, le sentiment d’appartenance à une nation, qui est ici présentée comme une des caractéristiques jamais abandonnées par le peuple juif. « Le premier ghetto apparaît à Venise en 1516 et il était considérée par le peuple juif comme un privilège » (72-73) Pourquoi ? Parce qu’il permettait d’avoir sa propre organisation nationale. « La tendance politique du nationalisme juif apparaît de façon très nette au XVIe siècle et se renforce au cours du XVIIe siècle » (30), c’est-à-dire juste au moment où l’Europe connaît les remous que l’on sait et qui, plutôt que d’être des guerres de religion, représentent l’avènement de l’Etat-nation au sens moderne du terme. « Cela ne signifie pas que les nations n’existaient pas en Europe au Moyen-Âge, mais que l’élément politique ne prédominait pas comme aux Temps modernes. »(64) C’est alors que le peuple juif, privé de tout appareil étatique, se voit contester la qualité de « nation ». Pourtant les communautés juives avaient un « cadre national défini, organisé et reconnu par le milieu ambiant » (65), un système qui perdura en Russie et Europe de l’Est plus longtemps. Le sch’tadlen est l’administrateur de la communauté, reconnu comme tel par les autorités goyim. L’unité nationale s’est ainsi maintenue au cours de l’histoire. Le nationalisme juif naît donc de sa contestation, sous l’impulsion d’une double onde de choc : l’échec des tentatives messianiques sans cesse répétées et la remise en cause des valeurs religieuses en Occident. (73) Ou, pour le dire plus crûment : ce n’est pas l’antisémitisme qui a créé le nationalisme juif, mais le danger de l’assimilation.
Quand s’estompe la structure nationale de gouvernement interne se renforce un autre phénomène : les voyages vers erets Israël, une nouvelle manière de renforcer la cohésion nationale et de la dire. Le premier récit, relatant un voyage vers Sion au XIIe siècle, est connu sous le nom de Masaot Benjamin (l’itinéraire de Benjamin). La tradition perdura… Deux grands maîtres hassidim l’ont vécu comme expérience mystique, abrahamique de Sion : l’un pour y mourir, Rabbi Menahem Mendel de Vitebsk, l’autre pour revenir, transformé, en Galout, Rabbi Nahman de Bratslav. Le voyageur est émissaire de la nation, pour dire la solidarité du groupe avec Sion, il est aussi bâtisseur d’unité nationale, par le récit qui revient vers les exilés.
Au XVIe siècle, la nation se construit sur un monisme, linguistique, territorial et politique, contrairement à la réalité juive et à la vision catholique. La nation juive parlait plusieurs langues, le concept unificateur était bien la Torah et le regard tourné vers Jérusalem. Même si l’hébreu gardait son caractère de langue de la Torah, la plupart des grands auteurs juifs nous ont laissé des écrits en d’autres langues. La pensée juive ne pouvait accepter non plus l’identification moderne entre Etat et nation, puisqu’elle ne disposait ni de territoire, ni d’Etat. (118)
Pourtant, ce n’est pas l’exil mais le souci de la demeure qui, selon M. Bar-Zvi caractérise la nation juive. Tant que la nation conservait une puissance de cohésion interne forte, l’exil ne représentait pas une menace pour sa survie. Chaque siècle a toujours vu les Juifs reliés à la terre d’Israël, comme en témoignent la littérature de voyage, les émigrants célèbres, la liturgie enfin. Au XIXe, des associations pour organiser le retour en erets Israël écrivent des chartes, qui nous renseignent sur l’idéologie nationale d’alors : le pionérisme s’appuie sur un romantisme du travail de la terre et du travail manuel. Les sages en avaient toujours donné l’exemple, « jusqu’au XVIIe siècle où l’on voit Spinoza refuser une chaire de professeur pour devenir polisseur de lentilles » (60). Seuls les temps modernes avaient vu le nombre de travailleurs de bras diminuer parmi les Juifs, pour des raisons essentiellement extrinsèques, à savoir l’attitude des goyim.
Nous en venons donc à réfléchir sur le rapport à l’autre : « l’assimilation est un processus de suppression de sa propre étrangeté en même temps que de celle de l’autre » (123). Ne plus vouloir être différent. Les premiers penseurs juifs du nationalisme sont Abravanel, défendant sa nation au moment de l’expulsion des juifs du Portugal à partir de 1450, et le Maharal de Prague. Le nationalisme apparaît quand le sentiment d’appartenance nationale est menacé par un désir de réduire le judaïsme à une religion, voire à un système culturel. Napoléon accorda en 1807 tous les droits aux citoyens juifs, à condition qu’ils renoncent à constituer une nation juive. En ce sens la nation juive ne s’est pas constituée par un processus historico-poitique comme les autres nations, mais on pourrait dire qu’à l’inverse, son identité lui est donnée d’emblée et que les processus historico-politiques la mettent au contraire à l’épreuve : l’indifférence des siens, la violence d’autrui, la séparation de sa terre. Pour Israël, « la religion (si ce mot a un sens juif de lien, religare) est une mémoire du père que le fils conserve. L’essence de cette mémoire est la fidélité, qui est une solidité de l’appartenance face à l’événement » (150). C’est dans cette transmission et ce sentiment d’appartenance que commence la nation, le territoire et l’institution politique n’en sont que des auxiliaires (152). Le sentiment national a donc perduré tout au long de l’histoire juive. Mais à partir du XIXe s., des personnalités de plus en plus nombreuses (citons Pinsker, Herzl, Jabotinsky) s’orientent vers la revendication d’une souveraineté politique, sur un territoire, Sion pour la plupart.
Smolenskin, qui fonde le mouvement Am Oylam (Peuple éternel) en 1868, tente une synthèse entre nationalisme au sens moderne et valeurs traditionnelles du judaïsme. Selon lui, « une nation est avant tout un phénomène culturel et non une structure politique » (171). Pour Herzl, comme pour Spinoza, il faut absolument un Etat comme ciment national ; l’Etat pour les juifs est une « sommation », une nécessité pour assurer leur défense (183). L’étude de la pensée de Herzl réservera sans doute une surprise au lecteur : cherchant le meilleur régime politique pour le futur Etat d’Israël, Herzl récuse la démocratie, au bénéfice d’une « république aristocratique » : « La démocratie, sans l’utile contrepoids d’un monarque, demeure impuissante dans ses décisions, conduit aux palabres parlementaires et crée la méprisable espèce des politiciens professionnels » (Journal, Mai-Juin 1895, cité p. 184). Le lecteur moderne, Français ou Israélien, sera sans doute saisi par cet avertissement prophétique : « Mon testament au peuple juif : édifiez un Etat dans lequel les étrangers se sentiront bien » (Journal, 6 août 1899, cité p. 186).
Le rapport au religieux est évidemment incontournable pour tout projet sioniste. La présentation de la gamme infinie des positions montre bien l’irréductible du problème. « Notre nation n’est une nation qu’en vertu de la Torah », écrivait au Xe siècle Saadya Gaon (187). Le « lieu » de la nation juive, dans une perspective spirituelle, est aussi bien le désert, la terre d’Israël ou l’exil. En contraste avec Machiavel son contemporain, le Maharal de Prague pense que l’Etat est une technique mais la nation est un « style » (189), une réalité plus profonde, supérieure à « l’unité et la sécurité de l’Etat » (190). Derekh erets, le chemin de la terre, ne désigne pas le mouvement géographique mais, en hébreu, l’art de vivre selon la Torah (192).
Il faudrait citer ici à la barre de témoins tous les penseurs dont Bar-Zvi nous fait arpenter les écrits. Tous sont unanimes pour affirmer l’existence de la nation juive mais chacun a sa manière propre de l’envisager et de désigner son essence par rapport à ses attributs accidentels, de positionner Israël par rapport à la diaspora ou par rapport à la Torah. Dubnov a cette phrase essentielle dans notre contexte actuel : « Le facteur décisif de la destinée d’une nation n’est pas la puissance extérieure mais sa force spirituelle » (Première lettre, cité p. 202). Comment définir cette force ? « La mémoire et le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis… » (203) Selon lui, la politique n’est pas une finalité, mais la nation comme un destin commun ou une aventure vers l’être. (207) D’autres visions du sionisme sont davantage marquées par l’idéologie socialiste, certains n’accordent aucune préférence à Sion dans le choix du lieu (territorialistes), ni à la Torah comme principe fondateur (cananéens). Les « spiritualistes » récusent le sionisme politique. Hermann Cohen — avec, après la première guerre mondiale, son rêve pathétique d’une parfaite symbiose entre Allemands et Juifs — rejette une idée politique et territoriale (227) ; Franz Rosenzweig insiste sur l’aspect spirituel et affirme que « le Juif n’a aucun besoin d’une politique et encore moins d’un Etat » (232) ; selon Krochmal, « Sion est un symbole générique qui désigne une organisation politique de la nation selon le principe spirituel » (225) et tout lieu en exil peut devenir Sion. Certains religieux orthodoxes sont totalement opposés au sionisme, parodie d’avènement messianique, et tentation de devenir une nation comme les autres. Le sionisme religieux, dont le Rav Kook, premier Grand Rabbin d’Israël, est désormais la figure emblématique, voit au contraire dans le sionisme la participation humaine au projet divin, et « le mouvement national est la première phase d’une aspiration à la rédemption, reconnue ou non » (288). Dans la perspective de Martin Buber, « la signification profonde de la notion de mouvement national s’incarne dans l’ethos du peuple » (296). En portant le souci d’une société juste et de relations justes, Israël est responsable de la paix internationale (296). Avec une vision bien différente, les « sionistes nationaux » — quoique l’expression paraisse tautologique — prônent une différenciation totale entre religion et sentiment national ; pour Yosef Haïm Brenner, « la religion… est extérieure au peuple et n’a rien à voir avec sa force interne, sa vie ou son mouvement » (298). Yaacov Klatzkin pense que les Juifs en Israël n’auront plus besoin de la religion comme facteur d’identité, comme c’était le cas en diaspora. Pour Jabotinsky, nation et Etat sont distincts mais inséparables et il est vain de rêver d’un retour en erets Israël sans penser à combattre fusil à la main. Lui qui inspira les insurgés du ghetto de Varsovie, il est sans doute le seul à avoir prédit l’importance de Tsahal pour le maintien d’Israël ! (308) Le premier à proclamer ouvertement que le nationalisme est la valeur suprême de l’homme laïc éclairé.
Après avoir ainsi tracé tout le spectrum des opinions sur le sionisme, son origine, sa signification et ses moyens, Michaël Bar-Zvi nous fait part de ses propres convictions. Le livre devient moins didactique et plus polémique. Pour lui, l’exil est contre nature, et le souci de la demeure fondateur. Sion est donc compris non comme un territoire que l’on peut marchander mais comme une demeure dont on transmet le souci à son fils. En définissant le lien d’appartenance comme « mystérieux », M. Bar-Zvi, sans le définir, en fait un absolu, prônant un engagement sioniste dans la ligne d’un Jabotinsky. Il appelle à une alliance entre juifs et chrétiens pour faire face à la jihad d’un fondamentalisme musulman fort de son or noir : « Nous ne sommes plus à l’heure du dialogue, de l’amitié judéo-chrétienne mais à celle d’un engagement clair », « d’un marcher ensemble » (350), une alliance qui serait la « seule chance d’un possible retour à l’ordre, à la sagesse et au courage » (355). M. Bar-Zvi appelle aussi les Juifs à ressaisir les valeurs profondes du sionisme, en regardant en face la nécessité de combattre le terrorisme. Israël ne doit pas être laissé seul face à un conflit dans lequel il n’est que l’avant-garde du monde libre. « Nul n’est besoin d’être un expert en géopolitique pour comprendre que le terrorisme, ce n’est pas la guerre du pauvre contre les opulents mais bien celle des despotes » (357). Et de citer Péguy : « Faire la paix est la source de toutes les grandeurs comme avoir la paix est la source de toutes les lâchetés »(cité p. 371). Car le pacifisme bon teint aux couleurs de l’écologie n’est qu’abdication des valeurs humanistes. Il faut donc choisir son camp. Si le « rideau de fer » est tombé, ne nous retrouvons-nous pas devant la « muraille de fer » prédite par Jabotinsky face au monde arabe ? M. Bar-Zvi reprend le slogan célèbre en Israël : Ein Brera, nous n’avons pas le choix.
Ce plaidoyer est certainement une référence importante pour comprendre l’aujourd’hui d’Israël, par l’historique qu’il retrace et l’appel qu’il délivre. Il appelle aussi quelques remarques. En premier lieu, l’alliance judéo-chrétienne, comme son nom l’indique, est d’abord la reconnaissance d’un lien spirituel. « Pour la Bible, le peuple juif est une nation uniquement par sa foi » (p. 226). Le Vatican et certaines Eglises protestantes sont entrés aussi dans la reconnaissance politique de l’Etat d’Israël , ce qui n’est pas sans conséquence théologique, vu le lien de la foi juive avec la terre. De facto, c’est constater une alliance judéo-chrétienne face à un monde musulman qui rêve d’anéantir Israël, malgré les timidités de quelques gouvernants prudents face aux USA, et désavoués par leurs peuples. Mais le sionisme peut difficilement être coupé de toute racine religieuse sans perdre sa raison d’être et, à plus ou moins long terme, son éthique. Car la force symbolique d’Israël est d’être la terre du peuple de la Torah et d’en prôner les valeurs : respect de la vie contre terrorisme fanatique, démocratie contre despotisme. S’enferrer dans une guerre sale, c’est pour la société israélienne perdre sa force de cohésion interne et, aux yeux de l’opinion internationale, sa position de David de la liberté affronté au Goliath du terrorisme. Comprendre la solidarité des chrétiens occidentaux avec les chrétientés piégées en terre d’islam, comprendre le lien historique ancien entre la France et le Liban est, pour Israël, un devoir et une nécessité. L’alliance judéo-chrétienne ne peut se faire sur la peur ou la haine communes d’un ennemi désigné comme tel, mais bien sur une éthique concrète fondée sur la Torah, en vue de la paix, fondée sur la justice. La peur qui rend lâche, comme la haine qui rend semblable au monstre que l’on prétend combattre, défigurent toutes deux ; le pacifisme naïf comme la xénophobie haineuse signerait la fin du monde judéo-chrétien. Le seul chemin réaliste, le derekh erets, est de savoir, s’il le faut, prendre les armes sans haine pour défendre l’éthique de la Torah et la construire dans le monde entier. Car la Torah est le grand trait d’union entre juifs et chrétiens, qui prient les mêmes psaumes et se laissent interpeller par les mêmes prophètes. L’islam n’est pas le peuple du même livre. Ni de la même terre. Minuscule enclave sans richesse naturelle, Israël fédère l’islam contre lui, car il est le seul symbole qui unifie — contre lui — les différentes expressions rivales, religieuses et nationales, de l’islam. S’il n’était pas adossé à la puissance américaine, Israël aurait disparu depuis plus de trente ans. C’est un fait indéniable, exploité par le monde arabe. Pour survivre face à un islam qui révèle à juste titre la mollesse de l’Occident, Israël et le monde judéo-chrétien n’ont d’autres solutions que de vivre leurs véritables valeurs — celles de la Torah et d’une modernité démocratique qui ne la renie pas — et d’essayer d’en pénétrer le monde musulman. Utopie certes, mais il n’y a nul autre chemin réaliste ! L’équilibre fragile a complètement basculé en cinquante ans avec l’effondrement de l’Irak et la montée en puissance corrélative de l’Iran. L’enjeu dépasse de loin le Proche-Orient. L’islam militant est également un problème en Afrique et en Asie. Or toute guerre est non seulement militaire mais idéologique ; les terroristes musulmans l’ont parfaitement saisi. Elle est même surtout idéologique, car on ne peut vaincre militairement un terrorisme évanescent et tentaculaire, qui, vaincu là, reparaîtra ici, et recrute grâce à ses défaites mêmes. C’est dire que fondamentalement, ne serait-ce que par pragmatisme politique, la Torah ne peut être remplacée par Tsahal. Comme le dit Péguy dans Notre jeunesse (mais M. Bar-Zvi ne nous offre pas cette citation) : « La politique se moque de la mystique, mais c’est encore la mystique qui nourrit la politique même. » Ou pour le redire avec Dubnov : le facteur décisif de la destinée des nations est la force spirituelle.
Cécile Rastoin, moniale au Carmel de Montmartre
Controverse n°3, octobre 2006.