La revue L’Homme (Éditions de l’E.H.E.S.S) avait consacré un numéro au thème : « Musique et antropologie », avec notamment un article de Christian Béthune, « Le jazz comme oralité seconde ».
« Nous vivons […] dans un monde électrique post-littéraire, où les musiciens de jazz utilisent toutes les techniques de la poésie orale. »Marshall McLuhan
Lorsqu’on prétend qualifier le jazz de « musique orale », on soulève immanquablement un essaim d’objections, de critiques, voire de sarcasmes. D’abord, s’il est incontestable que certains jazzmen, et non des moindres, ont effectivement pu se dispenser de l’écriture, la plupart d’entre eux, depuis les origines de cette musique, ont eu, à des degrés divers, partie liée avec la notation musicale. Contrairement, par exemple, à ce que l’on a pu naguère affirmer, on sait aujourd’hui que même Buddy Bolden, le trompettiste légendaire de La Nouvelle-Orléans et père putatif du jazz, que l’on croyait analphabète en la matière, était en réalité tout à fait capable de lire et, au besoin, d’écrire correctement la musique. (…)
Même si le jazz a ouvert des perspectives jusqu’alors insoupçonnées sur l’improvisation, on sait que non seulement les musiciens n’y ont pas systématiquement recours, mais que certains morceaux, parmi les plus représentatifs de cette musique (Duke Ellington, Charles Mingus, etc.) font, de surcroît, l’objet de partitions intégralement rédigées. (…)
En fait, il semblerait que la question de l’oralité dans le jazz ait été initialement biaisée, dans la mesure où, jugements catégoriels et jugements de valeurs concernant l’oralité s’accomplissent implicitement à partir d’une position de sujet « lettré » et donc déjà déterminée par des présupposés procédant de ce que Jack Goody appelle « la raison graphique ».(…)
En considérant l’oralité, quelle qu’en soit la forme, à partir de notre seule culture scripturale, notre culture lettrée, on aboutit nécessairement à des définitions négatives : une culture orale ne peut, de ce point de vue, être perçue que comme une culture sans écriture, c’est-à-dire une culture du manque, une culture stigmatisée a priori comme déficitaire. Essentiellement réduite à une absence, l’oralité est dès lors appréhendée sous la seule catégorie du défaut ou de la privation, et ses produits se voient assignés par nature à une sphère de moindre être. La distinction qui oppose traditionnellement le « savant » et le « populaire » – et qui, pour certains, paraît aller de soi – résulte de ce phénomène de dévalorisation spontanée de l’oral face au prestige de la chose écrite. Pour prétendre au titre de « savant » ou de « sérieux », il faudrait impérativement se situer du côté de l’écriture. (…)
Contraintes de se reproduire pour ne pas sombrer dans l’oubli, les réalisations de la culture orale, systématiquement perçues comme indigentes, seraient ainsi vouées à l’immobilisme. C’est précisément cet immobilisme qu’Adorno prétend dénoncer lorsque, dans un article qui fit date, il qualifie le jazz d’« intemporel » (zeitlose). Allons plus loin. Si, selon la formule bergsonienne, « toute conscience est mémoire », la culture orale qui s’oublierait à chaque instant pour se recréer l’instant d’après dans une forme nouvelle, reste vouée à l’inconsistance. Dans de telles conditions, peut-on encore parler de culture ?
Nous pouvons affirmer qu’en Occident, l’esthétique s’est, d’une certaine manière, implicitement construite à partir d’une hiérarchie ontologique de l’oral et de l’écrit. Toute œuvre digne de ce nom – et singulièrement toute œuvre musicale – est censée s’élaborer à partir d’une assimilation des règles propres à l’écriture, au point que, selon Adorno, si l’art est de l’ordre du langage, s’il existe une « expression » que l’on peut qualifier d’« artistique », c’est dans la mesure où, dans leur ensemble, les œuvres d’art sont impérativement normées de l’intérieur par un travail d’écriture : « Toute œuvre d’art est écriture, pas seulement celles qui se présentent comme telles […]. Les œuvres d’art ne sont langage qu’en tant qu’écriture » [1] L’écriture serait en quelque sorte la forme immanente de toute œuvre d’art. Pour le philosophe de Francfort, l’écriture constitue en effet le processus interne d’objectivation des œuvres de l’art, comme elle l’est également de toute œuvre de l’esprit. En conséquence, seul le passage par une élaboration scripturale, permet à l’expression humaine de dépasser le stade de la subjectivité brute.(…)
Michel Leiris – partisan enthousiaste et défenseur de la première heure de cette forme d’expression – y perçoit des « pulsations tout à fait animales ». Cette convergence d’appréciations, qui semble unir contempteurs et avocats du jazz, ne serait-elle pas précisément la conséquence d’une oralité foncière perçue dans les manifestations de cette musique et ordonnée symétriquement, à partir du même axe logocentrique ?
Considérée du point de vue de notre culture scripturale, l’alternative paraît simple : récupérer ou exclure. (…)
Qu’est-ce qu’une forme orale ?
De même que l’oralité ne saurait se définir par le seul défaut d’écriture, je suis également convaincu que l’usage de l’écriture ne remet pas nécessairement en cause la nature orale d’une œuvre. Ainsi, bien que le célébrissime Concerto for Cootie d’Ellington soit, de toute évidence, une composition intégralement rédigée dont la partition ne laisse pratiquement aucun interstice pour l’improvisation, j’ai tendance à penser qu’il s’agit, malgré la part déterminante qu’y prend la notation, d’une œuvre ressortissant de la pure oralité. (…)
Pour la philosophie, l’écriture s’est révélée comme un moyen extrêmement puissant permettant de penser la séparation de l’être des vicissitudes de l’étant et de le désincorporer du monde matériel – quitte à forger la fiction d’un monde des formes pures. J’aurais même tendance à considérer que c’est à cette fin précise que l’écriture s’est imposée comme medium exclusif de la philosophie, au détriment de pratiques concurrentes en usage au moment de son irruption dans la culture – par exemple chez les disciples d’Antisthène, les philosophes cyniques. Or, pour en revenir au fait musical proprement dit, si l’être des œuvres écrites ne réside pas dans leur exécution, la musique peut, à la limite, se dispenser de résonner, et la jubilation du mélomane peut idéalement tendre – comme le souhaitait Adorno – vers une lecture silencieuse de leur partition ; c’est-à-dire en substituant la vue à l’ouïe, devenue paradoxalement mode secondaire de perception de la musique. (…)
Dans cette perspective, aux connotations idéalistes, la trace écrite opère la plus grande réduction possible de la part sensible – l’aisthêsis – de l’œuvre. L’écriture n’est certes pas l’œuvre en soi, mais la forme rédigée se veut le dépositaire exclusif d’un contenu qui la transcende. Garante codifiée d’une écoute épurée de la matérialité du sonore, la partition n’est donc pas l’être même de l’œuvre mais, à titre de substrat, elle dispense en quelque sorte l’œuvre de sa part de bruit en se posant comme la plus petite médiation sensible envisageable ; celle qui, sans le secours de la phonê, ouvre l’esprit au sens et le tourne vers la vérité même de l’œuvre. L’écriture prétend placer l’esprit en prise direct avec l’intelligible par la médiation du regard. (…)
La musique de jazz s’enracine au contraire dans l’oralité dans la mesure où, d’emblée, elle proclame l’irréductibilité de l’ouïe et du sonore – un couple dont l’écriture permet précisément de se passer, même en musique. (…)
Quel que soit en l’occurrence le soin apporté à l’élaboration de la partition dans le Conceto For Cootie, (…) l’enjeu de la pièce ne procède finalement pas du sens des signes consignés sur le papier, mais réside dans la manière dont Ellington sollicite « la chair vive du trompettiste » chargée d’en actualiser la forme en l’incarnant. Il s’agit donc d’une sollicitation dont l’art dépasse le cadre d’une notation codée et de sa mise en œuvre littérale, bien qu’elle y fasse impérativement appel ; faute de son incarnation physique l’œuvre reste ici… lettre morte. (…)
Une des fonctions de l’écriture alphabétique aura été de protéger du corps les « œuvres de l’esprit », l’œuvre de jazz ne saurait, pour sa part, renoncer à ses accointances corporelles sans perdre sa substance ; en ce sens, on peut dire que le jazz est rigoureusement matérialiste et essentiellement oral.
Or, cette dimension corporelle du jazz constitue le second critère de son oralité. Si l’écriture consacre l’impérialisme du regard (…) c’est en revanche une constante des expressions orales de faire appel à une synesthésie qui sollicite non seulement nos cinq sens périphériques et leurs organes spécifiques, mais mobilise également (…) une sensibilité posturale, où s’élabore la notion du corps propre et où se construit notre schéma corporel. (…) Le jazz, en l’occurrence n’invente rien (…).
La nature foncièrement orale du jazz est donc en grande partie indépendante du fait que les jazzmen puissent avoir ou non recours au médium de l’écriture. L’oralité du jazz n’est pas en l’occurrence celle des peuples primitifs que l’on prétend sans écriture, il s’agit – selon la formule de Walter Ong – d’une « oralité seconde » qui s’est frottée à la chose écrite et la pratique au besoin. C’est une oralité à laquelle « l’ère électrique » confère une vigueur accrue en rendant sa diffusion instantanée et sa mémoire quasi infinie.
Ce qui fait de la poétique du jazz une poétique orale tient à des facteurs que l’on rencontre, semble-t-il, dans toutes les autres manifestations de l’expression orale : 1. Prévalence de la performance, avec ce que cela comporte d’accidentel, de non maîtrisé, de hasard. 2. Mise à contribution de l’ensemble du corps de l’artiste et de celui des membres de l’assistance. 3. Caractère inopérant – ou quasi inopérant – de la distinction imitation/création. 4. Recours massif à des schèmes d’expression, où abondent formules et stéréotypes.
Or précisément, ces quatre facteurs sont en général entendus par notre oreille lettrée comme autant de perspectives négatives, voire menaçantes, à l’intérieur de l’œuvre. On peut même affirmer que, d’une certaine manière, l’esthétique occidentale s’est massivement construite contre de telles éventualités ouvertes à l’intérieur de l’expressivité humaine. (…)
D’une façon générale, la conscience esthétique s’est trouvée en proie à une sorte de déchirement intime à propos du jazz. (…) Ce refus est étroitement lié au double travail de « l’Idéal du moi » qui fait de la personne de l’auteur un modèle vers lequel tout créateur doit tendre et d’un « surmoi de lettré ». Deux processus psychiques extrêmement vivaces, et toujours inconsciemment à l’œuvre dans notre rapport avec les formes de l’expression humaine, formes implicitement normées par une notion d’au(c)toritas que sanctionne un « devoir d’originalité » qui rend l’artiste responsable de ses productions à titre individuel, et inscrit l’œuvre produite dans une perspective de culpabilité. (…)
Au moment de l’émergence du jazz, ses initiateurs afro-américains n’étaient pas contaminés par la dimension surmoïque qui, en tant que lettrés, structure nos modes de relation à l’expression humaine et détermine notre conscience des œuvres.
Un indice nous laisse au passage penser que l’interdit de l’imitation et le rejet de la standardisation, des stéréotypes, du champ d’une expression humaine digne d’intérêt sont d’ordre surmoïque : c’est que la formulation de ces interdits s’apparente explicitement aux énoncés caractéristiques des maximes de la morale. En matière d’art, imiter, plagier, paraphraser, recourir à des formules standardisées ou à des stéréotypes, etc., sont des opérations perçues comme autant de démarches coupables qui portent atteinte à l’être des œuvres où elles figurent ; apparentées à une fraude, ces pratiques déconsidèrent la personne de celui qui s’y abandonne, lui interdisant de façon rédhibitoire de prétendre au statut d’artiste. (…)
Considérée du point de vue du surmoi de lettré, l’improvisation musicale a donné corps au fantasme d’une création à la fois absolue et totalement spontanée, une forme d’actualisation des œuvres qui, dans sa genèse, ne devrait qu’à la seule inspiration du moment, et dont la réalisation sonore immédiate exprimerait l’intensité signifiante. Dans l’esprit de beaucoup, l’improvisateur a plus ou moins été perçu comme l’incarnation du génie inspiré, cher à la vision romantique de l’artiste. Débarrassé de la médiation laborieuse de l’écriture qui fige le génie, l’artiste capable d’improviser atteindrait à une sorte de quintessence de l’acte créatif. Curieusement, cette conception radicale – quasi théologique – de l’improvisation semble entièrement normée par une conception logocentrique et scripturale – voire éditoriale – des œuvres. Dans ce cadre, en effet, l’improvisé c’est l’inédit. L’acte d’improviser sanctionnerait alors une aptitude à lire, au fil de son écriture intime, le texte d’une « partition intérieure » ; l’improvisation est en ce sens perçue comme une forme d’archi-écriture que seuls les musiciens lettrés sont, en définitive, effectivement à même de mettre en œuvre.
Au risque de décevoir les tenants de l’innovation absolue, toute improvisation procède en fait d’un jeu mimétique fondé sur la mémoire. L’improvisation répète bien plus qu’elle n’innove, et notre jubilation tient en l’occurrence à la prise en compte de ce ressassement. Ici la dimension corporelle de l’improvisation est fondamentale : improviser c’est mettre en œuvre des automatismes et les adapter en temps réel, en fonction des circonstances, des exigences nées de l’instant. (…) Contrairement à l’opinion commune, l’improvisé ce n’est donc pas l’inédit mais le ressassé ; ce sont les conditions de ce ressassement dans le déroulement de la performance qui, elles, sont toujours inédites. (…) La qualité d’une improvisation tient au jeu complexe d’interactions et de connivences que le musicien établit sur le moment avec ses partenaires, avec l’auditoire, mais aussi avec l’ensemble de ses devanciers. L’improvisation n’est pas une rupture avec le déjà-là ; improviser n’est possible qu’à condition de s’insérer à l’intérieur d’une tradition assimilée ; c’est également de cette insertion dans la tradition que dépend la pertinence de l’écoute.
Une fois de plus, c’est l’écriture qui nous induit à penser que le travail de la mémoire n’a pas en soi de portée créatrice. Dans la mesure où une œuvre a été confiée à l’écriture, il devient possible de la répéter ne varietur un nombre indéfini d’occurrences. Certes, en musique, au théâtre, dans la récitation poétique, l’interprétation joue bien un rôle crucial, mais seulement dans la mesure où chaque interprétation nouvelle vise à mettre en œuvre une essence déjà en acte dans le texte préalablement rédigé, une forme a priori dont l’interprète se réclame et posée en référence intangible. L’idée de « récitation par cœur » n’a en fait de sens qu’à l’intérieur d’une conception scripturale de la culture où la valeur des œuvres est d’abord de nature « textuelle ». (…)
De même que l’aède, guidé par la muse, réinvente l’épopée à chaque nouvelle prestation, même s’il n’en change pas le moindre mot, le jazzman sollicitant les ressources d’une mémoire auditive et gestuelle profondément ancrée, réinvente au fil du jeu le morceau – souvent il s’agit d’ailleurs d’un « standard » – qu’il donne pourtant l’impression de rejouer chaque soir à l’identique. À qui n’entend la prestation que du seul point de vue des habitudes alphabétiques de sa culture de lettré, la dimension inventive de la mimésis demeure indiscernable. Or, il nous est extrêmement difficile de nous défaire de notre culture de scribes ; devenue une seconde nature, celle-ci semble gravée au plus intime de notre être, puisque notre inconscient lui-même serait tout entier régi par ce que Jacques Lacan appelle « l’instance de la lettre ».À la formule réductrice : imiter c’est reproduire, qui oppose sans nuance imitation et création, il faudrait préférer l’assertion : l’imitation procède toujours d’une mise en perspective du corps de l’imitateur et de l’œuvre accomplie. (…) Il n’y a donc pas d’imitation sans un engagement physique de l’imitateur, mais aussi sans appel à la présence physique des membres de l’assistance. (…)
En installant de plain-pied le jazz dans l’oralité, serais-je à mon tour tombé dans le piège tendu à la culture lettrée et dénoncé en son temps par Jacques Derrida dans De la grammatologie ? Me rangeant de ce fait à une attitude philosophique qui, de Rousseau à Lévi-Strauss en passant par Saussure, ne voudrait voir dans l’écriture que l’affadissement d’une parole originaire et refuserait d’accorder à la trace son statut fondateur marquant l’accès de l’homme au sens, en d’autres termes à la culture. Attitude aux implications logocentriques puisqu’elle assigne en définitive toute trace à une nature alphabétique ou notationnelle et ignore les autres formes de graphies, ou plutôt elle les considère comme in-signifiantes. L’analyse que je viens de vous proposer, et qui prétend caractériser le jazz comme une forme orale, ne serait-elle, à tout prendre, qu’une énième réminiscence de la philosophie, un tantinet condescendante, du « bon sauvage » ?
C’est oublier que le moment originaire de la trace, ce moment ouvrant le possible de la culture, et que Derrida appelle « différance », n’a avec l’écriture telle que nous la pratiquons – l’écriture alphabétique ou notationnelle – que de lointains rapports et même, dans une certaine mesure, qu’il s’y oppose. (…)
Si l’oralité est ce lieu spécifique où la trace vient solliciter le corps même du locuteur, elle est l’instauration physique de cette première différence, différance que l’on pourrait en fin de compte aussi bien nommer « rythme », ou encore « groove », que « trace ». C’est à cette prise de conscience, préalable à toute espèce de texte, que nous ouvre l’oralité du jazz. Les remords peuvent attendre, leur partition, à cet instant, n’est pas encore écrite. Le jazz n’entretient avec l’écriture aucune espèce de… différent.
Christian Béthune, « Le jazz comme oralité seconde », L’Homme 3/2004 (n° 171-172), p. 443-457, Éditions de l’E.H.E.S.S., http://www.cairn.info
La même publication, L’Homme, a consacré en 2009 son numéro 189 à « Oralité et écriture »
Présentation du travail de Henri Du Buit sur l’écriture : L’Être et l’Argent
[1] Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1974 : 178-179.