Le Point : Du 11 Septembre à DSK, pourquoi la théorie du complot se porte-t-elle si bien ?
Pierre-André Taguieff : L’époque présente, qu’on la dise postmoderne ou hypermoderne, se caractérise par une forte augmentation des incertitudes et des peurs qu’elles provoquent ou stimulent. En quoi elle est particulièrement favorable à la multiplication des représentations ou des récits conspirationnistes, à leur diffusion rapide et à leur banalisation. Ces récits, si délirants soient-ils, présentent l’avantage de donner du sens aux événements incompréhensibles ou effrayants. Ils permettent ainsi d’échapper au spectacle terrifiant d’un monde déchiré, chaotique, instable, dans lequel tout semble possible à chaque instant. Ces récits mettent de l’ordre et de la rationalité dans les événements, qui paraissent ainsi s’enchaîner. Les interprétations paranoïaques de tout ce qui arrive dans le monde, interprétations qu’il est convenu d’appeler « théories du complot », sont ainsi devenues socialement « normales » et culturellement « ordinaires ». Sous le regard conspirationniste, les coïncidences ne sont jamais fortuites, elles ont valeur d’indices, révèlent des connexions cachées et permettent de fabriquer des micromodèles explicatifs des événements. L’utopie communiste a beau avoir été disqualifiée, sa démonologie anticapitaliste lui a survécu : les capitalistes, les « puissants » et les « maîtres de la finance » forment toujours la redoutable bande de démons que les hommes dénoncent comme les responsables cachés des malheurs qui les frappent. Et la démocratie, qui instaure le pouvoir comme « lieu vide », selon l’expression de Claude Lefort, produit un appel du vide auquel fait l’écho l’offre conspirationniste. La démocratie libérale paraît en quelque sorte impuissante à répondre à certaines attentes fondamentales des humains. L’individualisme libéral, qui ne fournit par lui-même aucune nourriture psychique, ne favorise pas non plus la constitution d’une religion civile ou civique qui permettrait aux citoyens des sociétés démocratiques de sortir de leur triste condition d’individus solitaires et en concurrence virtuelle avec tous les autres. C’est dans ce désert spirituel que fleurissent en Occident les plantes vénéneuses qui composent la flore spécifique du conspirationnisme, laquelle favorise les dénonciations abusives et les chasses aux sorcières.
— Vous avez travaillé sur « Les protocoles des sages de Sion ». Quelle différence y a-t-il entre les conspirationnistes du début du XXe siècle et ceux du XXIe ?
— La pensée conspirationniste classique est fondée sur la croyance qu’il existe un grand complot menaçant l’ordre naturel du monde. L’idée d’un grand complot subversif ou contre-subversif est apparue sous une forme élaborée à l’époque de la Révolution française. Au cours des deux siècles qui suivent cette période, les récits mettant en scène tel ou tel mégacomplot postulent l’existence d’acteurs collectifs de dimension universelle (francs-maçons, juifs, communistes, ploutocrates, etc.) auxquels sont attribués des projets de conquête, de domination ou de destruction de l’ordre social ou de la civilisation. Au XIXe siècle, la vision conspirationniste de l’Histoire s’est développée aux deux pôles de l’espace politique, dans la pensée révolutionnaire comme dans la pensée contre-révolutionnaire. Le point d’aboutissement de cette dernière a été la vision d’un complot judéo-maçonnique dont l’objectif serait la conquête du monde à travers la destruction de la civilisation chrétienne. C’est le thème central des Protocoles des sages de Sion. Les interprétations conspirationnistes du 11 Septembre, par exemple, ont montré l’émergence d’une forme nouvelle de pensée du complot, acceptable par des publics non extrémistes, fondée à la fois sur le rejet des « thèses officielles » vues comme mensongères et l’instrumentalisation du doute sceptique ou méthodique en tant que mode de légitimation de la thèse, laquelle peut ainsi rester sous-entendue. Ce qui est ici déterminant, c’est le point de départ déclaré : non pas une croyance dogmatique à tel ou tel complot ou type de complot déjà répertorié, mais l’observation de failles ou de contradictions dans les explications « officielles » données de l’événement saillant, observation sur la base de laquelle des doutes sont formulés d’une façon de plus en plus radicale. La nouveauté est donc le point de départ sceptique de la démarche conspirationniste, qui mime l’esprit scientifique. Depuis la fin du XXe siècle, on observe en outre un fort accroissement du soupçon visant les médias, accusés – souvent à juste titre – soit de connivence avec les pouvoirs politiques ou économiques dont ils ne seraient que les courroies de transmission, soit de conformisme frileux les conduisant à s’aligner sur les communiqués « officiels » et à respecter le « politiquement correct ». Cette attitude de défiance favorise la croyance que les investigations sans tabous et les débats libres ne se rencontrent que sur Internet. C’est la thèse publiquement défendue par la plupart des tenants de la pensée conspirationniste, qui se transfigurent eux-mêmes en « résistants » luttant contre la « désinformation officielle ». Ils s’imaginent en héros d’une grande aventure intellectuelle, qui s’élève à leurs yeux à la hauteur d’un combat pour la vérité. Illusion, bien sûr, mais qui donne sens à leur vie. Dans un univers régi par le soupçon, tout paraît possible, surtout le pire.(…)
Contrairement à l’interprétation « progressiste » de la thèse de la rationalisation croissante, (les hommes) sont devenus de plus en plus crédules, car en quête de réenchantement du monde. C’est là ce que suggère la célèbre boutade de G. K. Chesterton : « Depuis que les hommes ne croient plus en Dieu, ce n’est pas qu’ils ne croient plus en rien, c’est qu’ils sont prêts à croire en tout. » (…) Texte intégral de l’entretien ici^