« Opération Ruth » : évacuer six millions sept cent mille personnes. L’ordre a été donné. Tel est le défi que Myriam Sâr se donne à elle-même dans son dernier livre. Anticipation ? Le malaise est profond qui lance de jeunes écrivains israéliens sur un chemin romanesque si escarpé.
Non que l’opération soit impossible. En 1962, deux millions de Français ont été rapatriés d’Algérie vers un unique pays d’accueil. Dans le cas d’Israël, l’opération concernerait les États-Unis, l’Europe, et quelques autres. Mais qu’elle soit aujourd’hui pensable, soixante-quatre ans après la création, une centaine d’années après le Congrès sioniste de Bâle, voilà qui fera date.
Pensable surtout sans drame, sans tragédie, chacun retrouve ici ou là des parents, chacun se réinstalle paisiblement dans une diaspora cette fois choisie et acceptée. Il n’y a presque aucun traumatisme dans le récit de Myriam Sâr. Quelques chefs militaires, fidèles au drapeau qu’il faut enterrer (à la forteresse de Massada) pensent au suicide. D’autres prônent la politique de la terre brûlée. Mais que détruire et ne pas détruire ?
« Jérusalem brûle-t-elle ? Non. La masse apparaît indifférente comme un jour d’embouteillages au retour de la plage ou du désert. Les jeunes respirent à l’idée de sortir en boîte librement en toute sécurité, brefs de vivre enfin comme tous les autres jeunes à travers le monde. Vivre « le rêve américain », « voir ses fils jouer au base-ball »… Bref, un soulagement de ne plus avoir à jouer en permanence au héros ou au saint. Pour un enjeu qui n’en valait finalement plus la peine. Le peuple juif ne mourra pas. Au contraire l’évacuation est une manière de mieux assurer sa survie plus menacée dans le réduit israélien qu’aux États-Unis.
L’anticipation de Myriam Sâr part d’une critique du post-sionisme mais elle reconnaît aussi les fautes du sionisme. Ce qu’elle a de désespérant est son côté résigné, raisonnable, c’est qu’elle dédramatise quelque chose qui normalement doit passer pour la fin du monde, l’Apocalypse. Tout en douceur, le génie de l’auteur est de montrer qu’il est possible de faire échec aux pires éventualités dont on menace Israël, qu’il y a à la base une vie quotidienne, des relations entre des êtres de chair, qui transcendent toutes les catastrophes et même réussissent à les transformer en simples péripéties de la vie.
C’est aussi un récit sans ennemi, sans mauvais, sans diabolisation. Tout en nuances. Israël, veut-elle dire, fut un beau rêve. La narratrice a rêvé l’évacuation, un mauvais rêve, mais n’a-t-elle pas plutôt rêvé Israël ? Ce serait magnifique si l’on pouvait retrouver le fil de ce rêve. Remonter aux bifurcations où l’on a pris le mauvais chemin : par exemple, Jabotinski, le révisionniste, mort en 1940, Wingate, le Lawrence de Judée, lui aussi écarté de la scène en 1940, et tant d’autres occasions perdues. L’avenir aurait pu être autre. Comme souvent, cette œuvre de science-fiction est une uchronie.
Suivre le récit de Myriam Sâr (sorti le 20 septembre, éditions les provinciales) au moment où se déroulent à New York les discussions à l’ONU sur la possible reconnaissance d’un État palestinien et les critiques concomitantes d’Israël, donne le frisson. C’est aussi en large part un ouvrage d’actualité.
Dominique Decherf, France catholique n°3275, du 30 septembre 2011
• La chronique de Dominique Decherf dans France catholique : « La fin d’Israël »