Maïmonide voyait dans le refus d’un des conjoints d’accompagner l’autre en terre d’Israël un motif suffisant de divorce. Il se peut que ce soit un tel motif qui mine aujourd’hui la relation entre Juifs et chrétiens. Notre philosémitisme pourrait n’être que le symétrique de l’antisémitisme de naguère : on se fabrique un Juif imaginaire, mais là où l’antisémite le faisait hideux et lui identifiait le Juif réel, nous le faisons magnifique et reprochons au Juif réel de ne lui pas ressembler. En bref, nous aimons les Juifs, bien sûr, mais nous n’aimons pas trop les Israéliens. Nous voulons connaître le judaïsme, ô merveille de nos racines ! mais le sionisme nous semble méprisable. Peut-on toutefois les dissocier vraiment ? Où manque le savoir, dit un proverbe, le zèle n’est pas bon. Le livre de Michaël Bar-Zvi vient à propos tirer notre zèle du péril d’être aveugle.
Après Le Sionisme (Les provinciales), qui introduisait à la question d’un point de vue plutôt historique, Être et exil arrive comme une somme qui en explore les fondements philosophiques et religieux, taillant une place remarquable aux objections de ceux qui pensent que la destinée du Juif est l’exil. Au terme de son odyssée spéculative, Bar-Zvi leur répond en disant que c’est l’exil, en effet, mais un exil vertical, et non horizontal, en sorte que l’État d’Israël est la meilleure manière de témoigner, à l’heure du mondialisme, d’une transcendance irréductible.
Entre autres choses brisant les idées reçues, on apprendra que Theodor Herzl était royaliste et que pour lui le retour à Eretz Israël devait être le principe du retour des Juifs au judaïsme ; car au contraire de ce que s’imagine complaisamment une certaine historiographie républicaine, ce n’est pas tant la haine antisémite, qui fut le moteur de la montée vers Sion, que la crainte de l’assimilation. On découvrira aussi le rêve bouleversant de Hermann Cohen, au XIXe siècle, pensant que les Juifs devaient rester en dispersion et rayonner grâce à une union avec l’Allemagne, cœur de la civilisation… Ou encore la pensée d’Aharon David Gordon, qui voit dans le travail de la terre une sorte de liturgie cosmique ; ou bien celle de Jabotinsky, sorte de Péguy juif, qui cherche à saisir le mystère de la charité en armes et inspirera les insurgés du ghetto de Varsovie.
Mais ce qui fait la force de cet ouvrage d’érudition, c’est qu’il relie le passé au présent et n’ignore pas l’urgence de nos jours. Aussi l’auteur en appelle-t-il à une « nouvelle alliance entre Juifs et chrétiens » : « Nous ne sommes plus à l’heure du dialogue, de l’amitié judéo-chrétienne, mais à celle d’un engagement clair. » Le simple respect mutuel peut servir de prétexte à l’indifférence ; la rhétorique du dialogue tend à un atermoiement sans fin : « Entre judaïsme et christianisme, il n’y a pas dialogue ou respect, mais un “marcher ensemble”, un partage de destin. »Il ne s’agit pas ici seulement de faire front commun face à l’islamisme, mais de savoir qu’on ne peut concevoir de manière égalitaire notre rapport au judaïsme et celui avec les religions non-chrétiennes. Ce n’est pas tout : Israël est pour nous un révélateur de la situation mondiale, mais aussi, dans sa manière de nouer l’utopie avec la tradition, un exemple, pour que nous réapprenions à lier le politique et le religieux, sans tomber dans la confusion théocratique, ni la séparation laïcarde. Folie pour les païens, sans doute. Que ce ne soit pas scandale pour les catholiques.
Fabrice Hadjadj, Famille chrétienne.