« La modernité se distingue par un apport avant tout critique aux textes fondateurs (qu’il s’agisse d’Homère ou de Moïse). Elle opère ainsi le passage d’un savoir relationnel au savoir absolu. Le savoir relationnel est « embrayé » sur l’existence : le texte est lu pour sa relation au réel et pour que le lecteur en soit transformé. Le savoir absolu, au contraire, ne vise qu’à un « plus de savoir ». La raison y engraisse, mais le cœur n’y est pas. L’écrit n’est plus que pour l’écrit. La science ne devient pas sagesse : elle ne tourne pas à la bonté. Henri Du Buit, dans un sens assez proche de Milner [1], laisse entendre que le glissement totalitaire de la modernité ne serait pas à chercher d’abord du côté des sciences de la nature mais du côté de la prédominance de l’écrit sur la parole. De toutes les techniques, l’écriture est la première (non pas dans l’ordre chronologique, sans doute, mais dans l’ordre logique) ; la perversion de la technique en technocratie est donc à chercher d’abord dans une perversion de l’écriture : « Ce n’est pas la logique des idées, c’est-à-dire l’idéologie, c’est le support de la transmission des idées qui doit être mis en accusation : nous pensons que c’est l’écriture comme instrument essentiel de la transmission qui a engendré et servi de levier aux idéologies mortifères » [2] La seconde (ou troisième) tentation au désert nous invite à penser dans cette direction la genèse du totalitarisme aussi bien que de l’individualisme. »
Fabrice Hadjadj, La foi des démons, Éd. Salvator, 2008, p. 30.
[1] Jean-Claude Milner, Le Juif de savoir, Grasset, 2006, p. 77
[2] Henri Du Buit, « L’être et l’argent », in Les provinciales, n°81, lundi 2 juin 2008, p. 7, Voir aussi du même auteur, Ce qui est écrit est écrit, Les provinciales, Saint-Victor-de-Morestel, 2008.
(Notes de Fabrice Hadjadj.)