Felix Marcherez, Art Press : « Sade plus miséricordieux que saint Augustin ! »

Il semblerait qu’aucun théologien n’ait abordé frontalement la cruauté, la justifiant ou l’occultant tour à tour par le mal, les épreuves, la disgrâce, la damnation ou l’enfer. Avec Théologie de la cruauté, Ghislain Chaufour comble ce manque – en la dénonçant. Le sous-titre de l’essai : Saint Augustin, Sade et quelques autres. D’un côté, l’auteur s’insurge contre les éternels supplices évoqués par le « Justicier » d’Hippone qui « laisse ouvert béant le gouffre puant de l’enfer surpeuplé » jusqu’à nous dégoûter de Dieu ; de l’autre, il vise les féroces plaisirs des « Libertins » de Sade. Et figurez-vous que le Divin Marquis est plus miséricordieux que le saint ! C’est que Chaufour connaît son Sade, en qui il voit le révélateur d’un « athéisme fondateur des goûts cruels » : ses romans obscènes auraient été écrits pour avertir des conséquences d’une société nihiliste. Il semblerait même que le marquis soit du côté de ses victimes (notamment de Justine, cette « martyre chrétienne ») et contre ses bourreaux qui n’agissent que « par désespoir ». Frères ennemis des « Libertins », les « Justiciers » puritains sont quant à eux des « obsédés chastuels » qui exècrent la chair jusqu’à consentir à vivre sans corps alors même que le Christ a délié le bras de la miséricorde de Dieu par l’Incarnation ! Ainsi sommes-nous coincés entre le « contr’amour » des uns et le désir de pureté immatérielle des autres. Deux versants insensés ! À l’auteur de proposer un ajustement entre le charnel et le spirituel, entre la liberté – fût-elle « blessée » – et la grâce afin de réconcilier l’idée de ce Dieu unique avec le salut temporel de l’humanité cher à Péguy. Ainsi, tandis que les hommes s’acharnent à bâtir un paradis en suivant les plans architecturaux de l’enfer, Ghislain Chaufour s’efforce à respirer en dehors du tumulte des limbes, et c’est en cela aussi que le livre est important.

Felix Marcherez, art press n°523, juillet-août 2024.

• Ghislain Chaufour, Théologie de la cruauté. Saint Augustin, Sade et quelques autres.