« Les décombres que j’avais vus dans une Égypte que j’aimais, je les revois dans cette Europe si pleine de générosité, et de talents, si riche de génies, pépinière de libertés, se prélassant dans les splendeurs inépuisables des siècles passés, inconsciente de la fragilité des civilisations. » Bat Ye’or, Autobiographie politique, Les provinciales, 2017.
L’édition simultanée de deux ouvrages par Les provinciales, maison spécialisée dans la publication d’essais conduite de main experte et passionnée par Olivier Véron, illumine ces premiers mois de l’an de grâce 2018. Qui n’est pas encore confit dans la bêtise généralisée, cette panmuflerie dont l’ennemi se repaît et se fortifie, se réjouira donc de voir le nom, exotique et quelque peu sulfureux, de Bat Ye’or, orner la couverture de ces deux superbes livres.
Deux joyaux d’intelligence et de littérature, deux missives érudites et patientes, deux avertissements fermes qui nous sont adressés avec vigueur : un ouvrage séminal, édité une première fois en 1980, ainsi qu’une édifiante « autobiographie politique », inédite et très attendue, à la fois complément et synthèse incontournable de l’œuvre de l’essayiste.
Dans le premier, Le Dhimmi, l’auteur forgeait dans les années quatre-vingts un outil historique et conceptuel unique, dont la postérité ne s’explique que par la grande acuité avec laquelle il fut élaboré. Parfois utilisé de manière caricaturale du fait de son succès dans certains cercles, mais éclairant de manière unique la relation de l’islam avec ce qui lui est étranger, le concept de « dhimmi » a été méthodiquement exhumé par Bat Ye’or de l’accumulation de sources collectées et compilées en partie en fin d’ouvrage (ceci vaut pour la première édition, la nouvelle laissant de côté cette profusion de sources historiques afin de se concentrer sur les cent cinquante pages du texte). Cet opiniâtre travail d’historien se double d’un grand sens de l’humilité : Bat Ye’or souligne sans componction ses « carences », ses « insuffisances » et appelle de ses vœux, en conclusion, un travail plus poussé sur ce sujet.
Celui-ci serait une pierre, selon elle, sur le chemin d’une paix possible entre des peuples voués jusqu’à présent à s’affronter.
Magistralement préfacé par un autre auteur lucide et talentueux, le contempteur de la Technique Jacques Ellul, ce texte constitue un « avertissement décisif », une « lumière pour notre temps », en ce que « le monde islamique n’a pas évolué dans sa façon de considérer le non-musulman et nous sommes avertis par là de la façon dont seraient traités ceux qui y seraient absorbés. »
L’histoire de l’islam ne doit pas être édulcorée : il en va de l’honnêteté intellectuelle, mais surtout de de notre futur, en tant que pays accueillant en son sein toujours plus de musulmans. Invasion, conquête, annexion, expropriation, taxation, conversion forcée, humiliation, ségrégation… Juifs, Chrétiens et autres minorités non-islamiques, devinrent ainsi, à côté des peuples réduits à l’esclavage selon les règles du djihad, les auxiliaires économiques stigmatisés de la puissance conquérante, des « protégés ». La dhimma est une protection, tout comme le rançonnement d’un commerçant par une mafia constitue une protection (…)
Mais cette relation asymétrique, plus ou moins violente selon les époques et les contextes, est devenue en France, en Europe, depuis les années 70, un enjeu politique essentiel : un véritable secret qu’il fallut absolument ne pas dévoiler. Conflit israélo-arabe, invention du « peuple palestinien », émergence en Europe du terrorisme djihadiste palestinien (massacre de Munich), immigration musulmane, politique arabe de la France : la bascule s’est opérée sous De Gaulle, pour la France, puis au niveau européen, sous l’égide de la Communauté européenne, puis de l’UE. La propagande arabe contre Israël et pour les « palestino-progressistes » emprunte le véhicule du langage marxiste dans une France où vie intellectuelle commençait à rimer exclusivement avec gauchisme et tiers-mondisme. La culpabilité occidentale (colonisation) orchestrée autour d’un passé jugé à l’aune des standards bien-pensants (culpabilité narcissique, comme le dit très bien Daniel Sibony) va verrouiller le système et parachever la mise en place de ce tabou de la violence et du rapport historique de l’islam avec le non-islamique : culpabilité occidentale manipulée, entraînant mécaniquement une déculpabilisation de la psyché arabo-musulmane, laquelle n’a plus qu’à se laisser bercer par ce doux biotope, en criant de temps à autre à l’islamophobie et au racisme afin d’étouffer les ultimes sursauts critiques.
Dans ce contexte, l’ouvrage de Bat Ye’or Le Dhimmi, ne pouvait être qu’excessivement gênant : il faisait de la dhimma un objet d’étude aux multiples implications, dépassant celles du droit musulman. Politique, collectif, métaphysique, psychologique, individuel, le statut de dhimmi rejoint souvent celui de bouc-émissaire et constitue un élément essentiel de la conquête (islamisation, arabisation). L’Occident ne pourra continuer à travestir cette découverte de Bat Ye’or sous peine de succomber définitivement à l’oubli, « le mal radical dans l’aliénation », et de risquer ainsi de disparaître.
« Les milliers de pages que j’écrivis dans les décennies suivantes étaient déjà toutes contenues dans Le Dhimmi. »
Le second livre, Autobiographie politique, en plus d’éclairer le travail accompli par Bat Ye’or dans ses différents livres, aidera les personnes de bonne foi à dissiper les vilains fantasmes ayant cours au sujet de l’auteur. Loin de la caricature qu’ont voulu en faire les cuistres, assimilée de manière pavlovienne et scandaleuse à l’extrême-droite dans la mesure où son travail contredisait tous les standards de la vision angélique de l’islam – sort réservé à l’ensemble de nos Cassandre contemporaines – Bat Ye’or est avant tout un être au destin hors-norme.
Née en Égypte dans les années 30, celle qui ne s’appelait pas encore Bat Ye’or (fille du Nil, en hébreu), mais Gisèle Orebi, a vécu au Caire jusqu’en 1957, dans une famille de la bourgeoisie juive cairote. La fin des années 40 (1948, guerre israélo-arabe) et les années 50 virent l’Égypte de Nasser s’enfoncer dans des troubles sociaux et politiques : les Juifs égyptiens furent les victimes d’un antisémitisme ravivé par l’arabisation du pays ainsi que par les ressorts d’un conflit israélo-arabe qui ne faisait que commencer. Dans ce contexte de haine anti-juive, lors de la crise du Canal de Suez, la famille Orebi, déchue de sa nationalité comme tous les Juifs égyptiens, fut contrainte de fuir son pays (…) Les mieux informés de ceux qui veulent aujourd’hui fausser l’image de Bat Ye’or font de cette histoire personnelle un « traumatisme », lequel expliquerait ce qu’ils veulent dépeindre comme une haine anti-musulmane irraisonnée, une islamophobie… Dès la publication de son premier livret sur le judaïsme égyptien, la jeune juive déracinée muée en historienne s’attaque en fait à ce qui est devenu un tabou occidental : le rapport de l’islam aux minorités. (…)
Au fil du récit, inextricablement liées, la vie intime se mêle au travail et à la vie intellectuelle du couple. Les aspects plus intimes – l’amour, la mort – nous sont décrits par touches subtiles (pudiques, en tout cas) et constituent une clé de compréhension de ce qui a pu porter cette femme durant toutes ces années.
Les pages captivantes de ce roman vrai émaillé d’anecdotes savoureuses, en plus de mettre en lumière le contexte général de la naissance et de la réception d’une œuvre incontournable, nous dévoilent donc avec un grand talent l’enchevêtrement des fils de ce qui fut une vie de combats, le poids des luttes intellectuelles et politiques que nous mesurons avec difficulté lorsque nous lisons simplement le résultat du travail accompli. Cette autobiographie politique constitue ainsi l’occasion unique de soulever le voile, d’observer les coulisses et de méditer humblement ce que nous devons aux sacrifices concédés et aux batailles menées dans l’ombre avec abnégation et opiniâtreté.
Car il est bien évident que, sans les travaux de Bat Ye’or, la connaissance et la critique rationnelle de l’islam dans nos sociétés occidentales n’auraient pas les mêmes contours aujourd’hui. En plus du terme dhimmi, celui d’Eurabia eut un impact conséquent dans la compréhension du jihad polymorphe mené contre les nations européennes. Loin d’avoir inventé ces deux termes, comme le lui reprochent en jappant les chiens de garde du Très Saint Vivrensemble, Bat Ye’or a su arracher à l’oubli ce que d’aucuns auraient préféré voir enfoui sous les décombres de notre mémoire manipulée et martyrisée.
Il faut lui être infiniment reconnaissant pour cet héritage qui nous oblige, et la lecture de ce maître-livre récapitulant et synthétisant magistralement tout son œuvre est à la fois une manière de gratitude et un réarmement intellectuel salutaire.
Pour faire la lumière sur la condition des peuples face à l’islam, il y a, aujourd’hui encore, des êtres qui, avec un courage admirable, ont fait de leur vie un acte de résistance. Leur engagement apparaît comme total, malgré les conséquences auxquelles ils doivent faire face. Dans un contexte semblable de diffamation, de manipulation de la vérité et de menace contre les libertés élémentaires, ils ont à subir le même opprobre, la même hostilité. Bat Ye’or, à la fin de son récit, évoque Oriana Fallaci comme une des victimes d’Eurabia. On y croise aussi la regrettée Anne-Marie Delcambre ainsi que le père Samuel.
Nous aimerions, pour ne citer que deux noms parmi les plus connus aujourd’hui, évoquer l’anglais Tommy Robinson, ayant formé en 2009 le mouvement English Defence League, en réponse à la présence toujours plus vigoureuse des mouvements islamistes en Angleterre, et surtout dans sa ville natale, Luton. L’acharnement politique, administratif et judiciaire déployé contre lui témoigne de la vérité de son combat. En France, citons aussi le cas de Renaud Camus, immense écrivain diabolisé et s’attirant régulièrement les foudres des roquets aux ordres, lâché par son éditeur et vivant au gré des tracasseries judiciaires lancées contre lui. Décrivant de manière clinique et érudite le désormais fameux Grand Remplacement, ses écrits et propos ont été en permanence caricaturés et déformés afin d’en faire un « théoricien d’extrême-droite ».
Bat Ye’or, Tommy Robinson, Renaud Camus : des histoires différentes, des vigies de notre temps qu’il serait bon de rendre audibles au-delà des cercles acquis à leur cause. Il y a dans leurs avertissements terribles quelque chose d’infiniment tragique. Car le pouvoir des ennemis auxquels ils font face est sournois et terrifiant. Les méthodes utilisées semblent toujours à même de salir ou briser la vie de celui qui ose se lever. Ces Cassandre, en connaissance de cause, paient le prix fort et voient leur vie menacée et bouleversée tandis que nous ne voulons pas entendre. Et lorsque nous entendons, que faisons-nous réellement ?
Combien de temps encore ce vieil épouvantail de l’« extrême-droite » – ainsi que tous ses dérivés plus ou moins efficients – réussira-t-il à voiler la vérité de ce que l’on nous fait subir ? Que dirons-nous à nos enfants, nos petits-enfants, qui, eux, très certainement, n’auront pas le choix de refuser le combat ?
« Maintenant, si vous avez encore une minute de patience, j’ajouterai que l’avenir de l’Europe est entre vos mains. Il est de votre responsabilité d’agir et de sauver ce que le christianisme a construit et les valeurs qui sont les vôtres, mais si vous demeurez passifs, vous échouerez car il est déjà tard. »
© Gédéon Pastoureau pour Dreuz.info.