(…) « L’ influence de Heidegger sur l’Ontologie du secret (1973) de Pierre Boutang est envahissante. Mais Pierre Boutang est un penseur très isolé qui essaie de faire valoir un terrain partagé entre l’ontologie heideggerienne et certains aspects de l’idéalisme platonicien dans lequel Heidegger lui-même a vu la source d’erreurs de la métaphysique occidentale. Le Philèbe et Sein und Zeit sont tous deux esentiels au dessein de Boutang. Ontologie du secret est un livre difficile, dont certains mouvements d’esprit et de référence confinent, de manière assez appropriée, à l’ésotérique, voire au privé. Je ne suis aucunement assuré d’avoir bien compris ou de pouvoir convenablement paraphraser les points cardinaux de son étude de la présence active de « ce qui est secret », de ce qui est « phénoménalement absent de » l’expression humaine. Il est bon, ici, de se souvenir de Kierkegaard et de sa dialectique du secret, de sa conviction que c’est le tacite (unspoken) et ce qui est gardé en soi qui confèrent sa dignité, en fait son véritable sens, au discours humain. Utile, mais en partie seulement : parce que si Kierkegaard est important pour Boutang, c’est aussi vrai des scolastiques et de certains poètes, notamment le maître hermétique Maurice Scève. Le mieux que je puisse faire, c’est de faire valoir, dans le livre de Pierre Boutang, un ou deux arguments qui parais-sent directement focalisés sur la vision « logocratique » du langage et le rapport de l’homme avec la langue.
Pour Boutang, il y a un « il y a » (thereness) secret, qui précède l’expression humaine : « un secret du langage, c’est-à-dire un « en-dedans » […] qui commande et commence la communication ». Sans cette intériorité, il ne saurait y avoir ni secret ni prophétie, deux formes d’expression et d’énonciation humaines qu’il explore en détail. Ce n’est pas un référent extérieur qui engendre le discours de l’homme et lui donne autorité, mais plutôt le « secret de l’être dans la parole ». En vérité, et Boutang rejoint ici Mallarmé, le langage revêt une force autonome et devient pur quand il est dissocié de son référent extérieur. Comme tous les « logocrates », Boutang juge la nomination par Adam des étants au Paradis emblématique de la primauté ontologique de la parole. Mais cette nomination n’était pas une réponse à un stimulus phénoménologique : il fallait qu’« une libido nominandi […] eût déjà en lui, comme « chose humaine « , sa forme propre, secrète, et son sens » (1). Comme Heidegger, Boutang procède par étymologie allégorique (« l’étymologie, observe-t-il, même inexacte […], est déjà et d’abord une ascèse de l’analogie » (2). Prononcer, c’est verbaliser ce qui était déjà là, qui précédait toute expression humaine concevable. Ce « secret de l’être dans la parole » explique ce que Bonald tenait pour un don prééminent de l’homme : sa capacité, son besoin « de penser sa parole avant de parler a pensée ».
Boutang applique cette « ontologie du secret », cette « inhérence », aux problèmes philosophiques et linguistiques de la métaphore et de l’analogie. Si je le comprend bien, il soutient que les formes métaphoriques de la perception et de l’énonciation, et toute forme de raisonnement et d’imagination analogiques, tirent leur validité ultime, leur capacité d’engendrer des perceptions et des pensées nouvelles, d’un secret qui les sous-tend. Le mot-clé est ici « sous-tendre ». Métaphore et analogie sont sous-tendu par la présence secrète et pourtant manifeste de l’être, de la vérité transcendante, dans le langage. Cette présence, dont, montre Boutang, l’argument ontologique de l’existence de Dieu est un marqueur tout à la fois symptomatique et vulnérable, préserve la métaphore d’une dissolution anarchique et donne à l’analogie son poids vécu. Elle seule peut entraver la « contingence » logique et le « scandale du transport métaphorique ». Le centre de gravité du discours humain – en accordant au mot « gravité » toute la gamme de ses sens – est la présence secrète du logos ou, plus précisément, le fait de faire appel à cette présence secrète dans le langage, de la rendre manifeste. Boutang cite souvent de Maistre.
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On a surnommé de Maistre le « prophète de la réaction ». Sa critique des Lumières et de la Révolution française, l’assurance avec laquelle il prévoyait que tous les programme mélioristes et populistes de l’action politique conduiraient à la tyrannie et à la servitude bureaucratique continuent de défier toutes les écoles doctrinales libérales ou libertaires. L’engagement nazi de Heidegger fut un épisode extrêmement opaque (j’ai essayé de le montrer ailleurs). En revanche, le pastoralisme autoritaire de Heidegger ne fait pas l’ombre d’un doute, pas plus que sa posture émotionne lle et intellectuelle à l’extrême droite du spectre politique ordinaire. Pierre Boutang, associé dans sa jeunesse à Maurras et à l’Action française, demeure la seule grande voix philosophique de la droite contemporaine en France. Il se réclame d’un royalisme intransigeant, pour lequel seul le retour à un système monarchique peut résoudre le vide fondamental de la légitimité – et le problème fondamental de la contingence du pouvoir exécutif dans l’État moderne. De Maistre et de Bonald sont les « maîtres de pensée » de Boutang, ainsi que les modèles de sa prose souvent lapidaire dans son lyrisme.
D’où ma question : quelles consonances y a-t-il entre une théorie du langage fondée sur une inférence du logos et un idéal politique autoritaire, conservateur jusqu’à l’extrême ? Nul n’est besoin d’aller chercher les réponses bien loin. » (…)
George Steiner, Les Logocrates, Éditions de l’Herne, 2003, réédit. « 10/18 », 2005.