Massacre des Innocents, ce poème dramatique de Fabrice Hadjadj, philosophe, essayiste et dramaturge nous plonge dans le mystère du mal qui frappe aussi les innocents. Le style de l’auteur allie de manière surprenante le tragique et le comique. « Mais c’est un comique qui n’est jamais du divertissement et qui n’oublie pas le questionnement qui s’ouvre au cœur d’une existence frappée par le malheur ».
Géraldine Gotzig : — Après A quoi sert de gagner le monde, une pièce sur saint François-Xavier, […] et un Dom Juan qui n’a pas encore été monté, vous vous attaquez au mystère des saints innocents. Pourquoi ce choix ?
Fabrice Hadjadj : — A quoi sert de gagner le monde était une commande. Pas cette pièce. Ce qui ne veut pas dire que j’ai eu l’initiative. Un sujet vous prend avant que vous l’ayez choisi. Après ça, il ne vous lâche pas : il faut le servir, se faire son scribe, peiner à traduire en langage scénique ce qui vous a harponné dans un éclair. Tantôt, il suffit de demander aux personnages, ils vivent leur vie, on n’a qu’à retranscrire ; tantôt il faut tout construire, se travailler une semaine, un mois pour parvenir à rendre ce que la nature réussit d’un seul coup. De toute façon, un sujet comme celui-ci, il n’y a pas à se demander pourquoi on le traite, mais pourquoi on ne le traite pas. Quoi de plus important ? Dostoïevski le savait bien.
— Votre pièce fait évidemment référence à un des mystères chrétiens mais il rejoint aussi l’interrogation de tout homme face au mystère du mal et de la souffrance. Il y a dans cette œuvre, me semble t-il, un double motif : une intention proprement théâtrale que vient rencontrer une intuition spirituelle forte.
— Je n’aime pas le théâtre à thèse, qu’elle soit communiste ou contre-révolutionnaire, athée ou catholique. Le théâtre peut bien partir d’une thèse, mais essentiellement il est le lieu du drame, et la thèse est bientôt obligée de se rompre et de se changer en question. Ce que Brecht et Claudel, si opposés par ailleurs, nous ont appris de manière exemplaire. Voilà pourquoi c’est l’intention proprement théâtrale qui prime ici. Si j’avais voulu défendre une thèse théologique, j’aurais fait une conférence. Cependant, ce que par ce travail je voudrais montrer, c’est que le théâtre de l’Evangile, loin d’abolir la tragédie, la porte à son point d’incandescence. Il est capable d’une violence bien plus profonde que toute une dramaturgie contemporaine, par exemple celle d’Edward Bond, qui compense sa perte de hauteur tragique par des complaisances morbides et des provocations (si je parle de cet auteur, c’est parce que, quand j’écrivais Massacre, je songeais souvent à ses Pièces de guerre). Avec le massacre des innocents s’ouvre un abîme que ni l’athéisme ni un certain quiétisme ne peuvent entrevoir. Des enfants de moins de deux ans sont assassinés par un tyran qui redoute parmi eux son rival politique : eh bien, si Jésus n’est pas le Sauveur, ça n’est jamais qu’une énième manifestation de la folie humaine et l’on tombe dans la niaise protestation du quelle-connerie-la-guerre ou du il-faut-respecter-les-droits-de-l’individu. Mais si Jésus est le Sauveur, si Noël est pour de bon la fête de la Joie, comment comprendre que son règne s’inaugure avec cette horreur ? Et si ces enfants, comme le croit l’Eglise, sont des martyrs, comment saisir leur témoignage sans parole ? Au début de la pièce, un personnage demande : « Comme cela s’est fait que le premier témoignage soit aussi la première objection ? » Voilà l’abîme, le drame radical, et de ce drame radical, comme d’une unique lumière, vont jaillir les scènes comme autant de rayons diffractés. Cela donne quelque chose de très moderne et comme une espèce d’exégèse dramatique.
— Le massacre des innocents touche d’abord et avant tout le peuple juif. N’y a t-il pas dans votre travail d’écriture la volonté implicite de montrer ce peuple comme l’archétype de l’innocence bafouée ?
— Qu’est-ce que le Nouveau Testament, sinon la Geste du Juif par exellence ? Et la mission des apôtres, sinon la gloire catholique du Dieu d’Israël ? Au bout du compte, tout doit être ressaisi dans une histoire juive. Vous connaissez la saveur spéciale de ces histoires comme des violons du klezmer : c’est à la fois drôle et émouvant, mélancolique et espiègle, un déchirement profond dans l’imminence d’une joie inespérée. Et puis, forcément, il y a la Shoah. On ne peut sérieusement écrire aujourd’hui sans penser à cet impensable ni à ses conséquences toujours en marche. A l’entrée des camps, on sélectionnait les femmes aptes au travail : celles qui étaient enceintes allaient directement en chambre à gaz, pas performantes. L’exploitation du travail à travers les prestiges de la consommation nous place aujourd’hui dans une situation similaire.
— Votre style est surprenant : vous faites passer le lecteur facilement et sans trouble de l’humour à l’effroi, de l’élévation poétique à l’ordinaire du quotidien le plus cru, et telle conversation plus que banale nous conduit peu à peu en une profondeur insoupçonnée. Il y a là en même temps qu’un sens aigu de l’humain, une acuité spirituelle non moins grande qui offre l’homme à lui-même et à son énigme.
— Tout ce que je viens de dire, et puis le sujet même, ça pourrait laisser accroire que c’est une pièce sinistre à quoi vous invitez. Mais non : il y a du comique, il y a des clowns mêmes, et du violon tzigane et du bandonéon ! Mais c’est un comique qui n’est jamais du divertissement et qui n’oublie pas le questionnement qui s’ouvre au cœur d’une existence frappée par le malheur… Pour ce qui est de mon style, je ne suis pas le plus à même d’en parler. Ce qui est sûr, c’est que j’y tiens, au style, à la langue française et musculeuse, à ce mystère de chair et de souffle auquel le comédien donne jour. La parole, c’est fait pour être mangé. Je voudrais des phrases qu’on ait bien en bouche, telles que les acteurs aient de quoi se nourrir. C’est vrai que je donne parfois dans une écriture de la cruauté : on ne passe pas sa jeunesse à lire Artaud et Michaux sans séquelle. Mais c’est une cruauté que traverse une espérance, cruelle au nihilisme même.
— Vous avez choisi d’être le metteur en scène de votre pièce. Quelles en sont les raisons ? Ne pensez vous pas qu’il pourrait y avoir richesse à confier ce travail à un autre ?
— Contrairement aux apparences, si je m’occupe de mise en scène, c’est parce que j’ai accepté de me laisser déposséder. L’animation avec ma femme d’un atelier de théâtre depuis trois ans puis une suite de rencontre, des comédiennes qui aiment le texte et que je voulais voir jouer, des musiciens et un peintre avec qui j’ai déjà travaillé : je ne pouvais pas imposer cela à un metteur en scène, lui dire qu’il fallait accueillir tout ce monde malgré lui. Alors j’ai accepté la charge de leur faire place. Je voudrais ajouter que nous avons tout aménagé pour que ces comédiennes professionnelles qui sont aussi des mères de famille puissent jouer sans léser leur foyer. C’est dur de tenir les deux. Notre époque n’y dispose pas. On voit bien, dans un film de Bergman, Après la répétition, comment la poursuite d’un grand rôle peut conduire une jeune actrice à l’avortement. Le théâtre lui-même, comme le Moloch d’une terrible religion, peut devenir le lieu d’un très réel massacre. C’est ce contre quoi nous luttons. Une garde d’enfants doit pouvoir s’organiser dans les coulisses.
— Quel rapport entretenez-vous à votre œuvre et à la mise en scène en général ?
— Écrire et mettre en scène sont deux choses très différentes. Confondre les deux conduit soit à un théâtre livresque soit à une écriture inconsistante. Le dernier siècle a connu d’abord le premier défaut puis le second, en réaction. Pour ma part, je ne crains pas de sabrer dans le texte : ce qui tient sur la page n’est pas forcément ce qui est le plus efficace sur la scène. Il faut tout arranger en fonction de ce que propose tel comédien, tel lieu, telle représentation même. Enfin, la merveille de la mise en scène, c’est qu’on n’est plus un écrivain enfermé dans son cabinet, c’est une expérience communautaire exceptionnelle, et puis c’est l’incarnation d’un verbe.
— Vous avez demandé à un artiste, Gérard Breuil, de réaliser les décors. Pourquoi avoir choisi cet artiste ? Qu’attendez-vous de son travail de création ?
— J’ai déjà travaillé avec Gérard Breuil, dans l’abbaye de Tournus, pour une œuvre intitulée La salle capitulaire. C’est un artiste et plus encore un artisan dont j’admire la profondeur et la probité. Son art en lui rassemble le grand dépouillement cistercien et les audaces d’un Soulages ou d’un Rothko. Nous ne pouvons que nous entendre : je déteste le grand spectacle, les sons et lumières, la surenchère des gadgets hi-tech. Le théâtre, c’est tout le contraire : montrer que la simple présence d’un homme qui parle, au milieu de l’espace vide, c’est là le plus extraordinaire, le plus incroyable, le plus bouleversant. Je suis sûr que Gérard Breuil saura façonner le cadre comme un ostensoir qui mettra en valeur cette présence réelle.
Propos recueillis en juillet 2006 supplément Arts, cultures & foi n°37