« Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille ». Même si nous faisons tout pour l’éviter, aidés en cela par la médecine qui met à notre disposition une gamme d’antalgiques de plus en plus étendue (arrivons-nous à imaginer une intervention chirurgicale sans anesthésie, alors que cela constitua la norme pendant l’essentiel de l’histoire humaine, des trépanations dans les cavernes aux amputations « à chaud » sur les champs de bataille ?), la souffrance – physique, en premier lieu – accompagne nos vies. Si nous ne gardons aucun souvenir de notre naissance, et cela vaut peut-être mieux ainsi, ce moment ne paraît agréable pour personne. À l’autre extrémité de l’existence, il est rare qu’un trépas soit tout à fait indolore et passe inaperçu au trépassé (sans oublier que, pendant des siècles, ce type de décès, quasi-instantané, était considéré avec suspicion et n’était pas regardé comme une « bonne » mort). Dans l’intervalle entre ces deux moments, un assortiment varié de douleurs néphrétiques, vertébrales, coliques, dentaires, céphaliques… nous guette, afin de nous rendre optimistes.
Et comme si cela ne suffisait pas, il y a la douleur infligée par un tiers ou pour des causes diverses : la torture policière ou politique, bien sûr, mais également les impressionnantes processions de flagellants, hier parmi le catholicisme, aujourd’hui comme hier dans le chiisme. Il existe encore des manières plus discrètes, mais non moins dévotes, de s’infliger des souffrances : ainsi le cilice, caché sous les vêtements, pratique qui refuse l’ostentation et le spectacle. On en retrouva un sur le corps de La Fontaine et certains ordres ou mouvements religieux le portent encore.
Ce lien entre religion et souffrance explique le titre du nouvel ouvrage de Ghislain Chaufour, Théologie de la cruauté. M. Chaufour est un disciple, pas indigne du tout, de Pierre Boutang. Il s’était fait connaître dans les dernières décennies du XXe siècle par des traductions (d’Ezra Pound, notamment) et des préfaces à certains recueils poétiques publiés dans la belle Collection Orphée (Éditions de la Différence). Non seulement chaque religion, au cours des siècles, a tenté d’expliquer la souffrance et de l’intégrer à une théodicée, à une explication, voire une justification ou une exaltation, du mal dans le monde, mais encore certaines d’entre elles ont contribué et contribuent encore à en infliger. Ce n’est qu’en apparence un autre débat.
L’ouvrage de M. Chaufour, qui prend parfois plus l’allure d’une suite de notations que d’une somme structurée, est une ellipse à deux foyers : un saint, Augustin, et un autre personnage que l’Église catholique, quel que soit son état de délabrement intellectuel, ne convoquera jamais sur les autels : le marquis de Sade.
On sait que celui-là a posé un principe qui, même s’il est devenu un dogme, a peut-être créé plus de problèmes qu’il n’en a résolu (ne serait-ce que dans la mesure où le judaïsme, qui s’appuie sur le même texte de la Genèse, en a tiré des conclusions différentes) : le péché originel. Il serait possible, et sans doute cela a-t-il été fait, d’écrire une histoire de la théologie chrétienne centrée sur les acceptations, les réinterprétations, les amendements, les négations de cette notion de péché originel qui, comme le remarque M. Chaufour, contredit d’autres affirmations de la Bible, comme Deutéronome/Devarim 24, 16 (« Les pères ne doivent pas être mis à mort pour les enfants, ni les enfants pour les pères : on ne sera mis à mort que pour son propre méfait », traduction Bible du Rabbinat). Mais le Commentaire littéral de Dom Calmet (1672-1757) est comme toujours éclairant : « On s’est expliqué au long, sur une loi qui paraît contraire à celle-ci dans l’Exode [20, 5], où Dieu dit, qu’il punira les enfants pour leurs pères, jusqu’à la troisième et quatrième génération. Dieu, comme maître absolu de la vie des hommes, peut suivre à leur égard d’autres règles que celles qu’il prescrit aux juges de son peuple, qui n’ont sur les autres hommes qu’un pouvoir borné, emprunté, et subordonné à celui de Dieu ». Le protestantisme transformera les difficultés de la théologie catholique en impasses, lorsqu’il coiffera le péché originel de la notion de prédestination. Les innombrables sous-groupes, sectes, de la Réforme protestante, la querelle entre jansénistes et jésuites (pouvons-nous encore, non pas lire, mais surtout comprendre les Provinciales et tout ce qui s’imprima en France après la bulle Unigenitus ?) en sortiront.
La question du péché originel est complexe – tous les traités de théologie chrétienne lui consacrent plusieurs pages (au hasard, seize dans le Précis de théologie dogmatique de Mgr Bartmann) – mais elle forme un élément décisif de cette théologie et ses implications rejaillissent dans de nombreux domaines moraux et pastoraux, comme par exemple la question jamais résolue du destin posthume des enfants morts sans avoir reçu le baptême. Il y a le texte de la Genèse, mais le judaïsme n’en a tiré aucune conséquence et le Christ n’a jamais évoqué le péché originel au cours de sa prédication sur les chemins de l’eretz Israel. Saint Paul (Sha’ul) fut le premier à en parler (Rom 5, 12 ; 1 Cor 15, 22) et saint Augustin lui donnera une forme conceptuelle définitive.
Face à ces contradictions apparentes et insolubles, M. Chaufour se tourne vers les enseignements du judaïsme. Tout se passe comme s’il y avait en lui une nostalgie sourde de l’Église primitive, non au sens où l’entendaient les Protestants, mais de cette trentaine d’années qui suivirent la mort de Jésus et où l’on pouvait sans encombre être à la fois Juif et chrétien, appartenir à ces deux communautés qui entameront ensuite leur séparation.
Derrière la notion du péché originel, il y a la question à laquelle aucune religion ou aucune philosophie n’a jamais apporté de réponse satisfaisante, celle du mal dans le monde. Le judaïsme ne l’a pas ignorée, d’autant plus qu’au long de son histoire millénaire, d’Amalek à la Shoah en passant par le livre de Job et la destruction de Jérusalem, il y fut plus d’une fois confronté de la manière la plus directe possible. Mais il a donné d’autres explications, nullement univoques d’ailleurs.
Le second foyer est Sade, dont les romans (où George Steiner voyait non sans justesse une préfiguration de la rationalité concentrationnaire) mêlaient des descriptions de tortures effrayantes à des épanchements verbeux sur Dieu et le monde. La « redécouverte » et l’exaltation de Sade, cette manière de le hisser à l’égal des grands, à l’orée du siècle le plus monstrueux de l’histoire humaine, n’est pas un hasard. « [Roger] Kempf m’a apporté un volume de Sade qu’il vante comme un génie. Je trouve cela affreusement morne et triste », écrivait Ernst Robert Curtius dans une lettre à Gide (24 janvier 1950) : réaction d’un esprit sain. Mais le « divin marquis » n’est pas apparu par génération spontanée. Loin d’incarner une promesse d’émancipation, sauf pour le plus riche, le plus fort, le plus agressif, il est (ou plutôt ses personnages sont) un produit de ce que les Lumières ont sécrété de plus détestable (l’antisémitisme, l’eugénisme, le racisme). M. Chaufour a écrit dans son Traité d’harmonie littéraire (2021) de belles pages sur les pouvoirs de la littérature : telle est une de ses grandeurs, que de permettre tant à l’auteur qu’au lecteur d’imaginer des vies qu’ils n’auraient jamais vécues (« Des romanciers, poètes, dramaturges, inventent des personnages, des vies qu’ils n’ont pas vécues mais dont ils reçoivent la vision permettant, véridiquement, prophétiquement, de décrire des mouvements du cœur humain, des existences par fragments, qui peuvent nous sauver, du moins nous perfectionner », p.124) et M. Chaufour a raison de rappeler qu’il ne faut pas attribuer à Sade les propos de ses personnages (même si l’ambiguïté semble tout de même moindre que pour les Liaisons dangereuses). Il n’eut rien d’un penseur systématique et l’on sait qu’il ne mit pas à profit l’ambiance mortifère de la Terreur, où la vie humaine ne valait plus grand-chose, pour assouvir des vengeances personnelles. Son œuvre est d’interprétation difficile et il ne faut pas négliger, par exemple, l’étonnant Aline et Valcour (1768), qui n’est pas une dystopie à la Orwell, mais l’utopie d’une société où le mal est présenté comme un idéal. Les romans de Sade eurent-ils valeur d’avertissement ? Fût-il un prophète des catastrophes à venir ?
Gilles Banderier, La Cause littéraire
Né en 1950, Ghislain Chaufour est essayiste, romancier, éditeur et traducteur.