Le Traité d’harmonie littéraire est dédié à Pierre Boutang (1916-1998) ; non à sa mémoire, mais comme s’il était toujours parmi les vivants, ce qui est en un sens le cas (le non omnis moriar horatien est une de ces banalités qui recèlent une vérité profonde et triste. Ainsi que le disait Woody Allen : « I don’t want to achieve immortality through my work ; I want to achieve immortality through not dying »). Et ce n’est que justice, car la dette envers l’auteur de Ontologie du secret est grande. Mais Ghislain Chaufour ne se borne pas au statut de simple épigone, de disciple suiveur trottant derrière le Maître, plaquant sur le sujet examiné des catégories, des vues, des idées prises chez lui. De même que Boutang a fini par s’affranchir de Maurras, Ghislain Chaufour a dépassé le stade, à la fois fécond et nécessaire, de l’admiration, pour livrer une pensée propre, différente, aboutie.
Le titre du volume surprend déjà : qu’on intitule un livre Traité, peu importe la matière envisagée, suppose qu’on y examine en détail, voire de manière exhaustive, la matière en question. Or est-il une chose plus difficile à définir que la littérature ? Qu’est-ce qui distingue un texte littéraire d’un texte qui ne l’est pas ? Les années 1960 et 1970 avaient vu se succéder des « théories de la littérature » et même un « moment théorique » incarné notamment par Roland Barthes, dont on relit à présent les textes, quand on éprouve le besoin de les relire, avec le même regard incrédule et vaguement goguenard qu’on promène sur une bouche de métro 1900. Mais il ne servirait à rien de proclamer une filiation avec Pierre Boutang pour faire du Roland Barthes, voire du Gérard Genette. Le projet de Ghislain Chaufour est bien plus ambitieux : non pas formuler une « théorie » de la littérature (est-ce seulement possible ?) mais redonner à la littérature une dignité – sa dignité. Barthes voulait encore bien considérer la littérature comme « une mathesis, un ordre, un système, un champ structuré du savoir » (Roland Barthes par lui-même, 1975, p.122-123), c’est-à-dire lui accorder plus ou moins une importance équivalente aux sciences. Depuis, l’effondrement fut à la fois rapide et discret. La littérature est devenue – pour son malheur – une sorte de domaine propre, où les auteurs contemplent et décrivent longuement leur nombril par définition unique, et où les éditeurs publient à une cadence telle que l’écrasante majorité des livres disparaît des étals sans avoir la moindre chance de rencontrer les lecteurs. Or qu’est-ce que la littérature, si elle n’est plus qu’un jeu, distrayant et vain, à la manière d’un bon puzzle ?
Le Traité de Ghislain Chaufour est tout à la fois un ouvrage écrit pour (la littérature) et contre, par exemple, Saussure, qui avait détaché le langage de la réalité vécue, ou George Steiner, l’ami et l’interlocuteur de Boutang, et ses illusions scientistes. Steiner ne dépréciait pas le langage et la littérature, autour desquels gravite toute son œuvre, mais rabaissait (non sans raisons) la littérature contemporaine pour exalter les sciences « dures » (le simple choix de cette épithète appellerait de nombreuses remarques). Or, rappelle Ghislain Chaufour, en dehors, peut-être, des mathématiques fondamentales, les sciences sont plombées par l’idéologie.
La Renaissance avait diffusé de curieux ouvrages consacrés alternativement à défendre la dignité ou à souligner l’indignité de l’être humain, à la fois exaltation et abaissement de cette créature voulue par Dieu, mais pécheresse. Au siècle de l’autofiction nombriliste et de la réduction de la qualité littéraire au simple nombre des exemplaires d’un livre vendus, Ghislain Chaufour défend la noblesse de la littérature, sa noblesse métaphysique, enracinée dans le premier acte de langage – le fiat divin – et la Bible hébraïque. Car l’auteur se branche, on ne peut plus littéralement, sur la Révélation juive, cet arbre puissant auquel se greffa le christianisme, selon la métaphore profonde, digne des grands textes platoniciens, du rabbi Sha’ul, devenu saint Paul. On connaît, ou on devrait connaître, le parcours sinueux et fascinant qui avait conduit Boutang de l’antisémitisme maurrassien à la judéophilie et au sionisme. On ignore si Ghislain Chaufour a connu une conversion analogue et la question n’a guère d’importance. Conscient de la dignité éminente du langage humain, il est tout aussi convaincu de la chute de celui-ci dans l’immanence utilitaire (et la boue de nos sociétés – voir ainsi les exemples p.151), de sa dégradation, de sa dévaluation au rang de simple moyen de communication. D’une érudition éblouissante, ayant le culte du mot rare (voire forgé sur mesure), ne faisant guère de concessions à l’ignorance éventuelle et parfois excusable de ses lecteurs (combien sauront ce qu’est l’Agnus scythicus ?, p.97), il semble avoir tout lu, cite le Talmud (« R. Johanan et R. Eléazar ont dit tous deux : Au temps où le Temple existait l’autel était un lieu d’expiation pour Israël. À présent qu’il n’est plus, c’est la table de chaque homme qui l’est devenue », Berakoth, 204, p.219) et rappelle l’éminente dignité de la pensée, du travail intellectuel (lesquelles ne conduisent pas à mépriser le travail manuel qui, bien fait et bien pensé, forme également une manière de rédimer le monde). S’agissant de la chose littéraire, on pense à cette remarque d’Ernst Robert Curtius dans une de ses lettres :
« Je suis las de notre littérature moderne qui ne cherche et n’atteint plus la vérité. Le plaisir littéraire peut s’émousser comme tous les plaisirs. Et les vérités d’ordre purement psychologique ne me satisfont pas. Je doute même qu’elles existent. L’interprétation des faits psychologiques dépendra toujours du sens métaphysique que nous attribuons – ou dénions – à la vie humaine ; donc, en dernier lieu, du parti à prendre pour ou contre Dieu » (à Charles Du Bos, mars 1929, Deutsch-französische Gespräche 1920-1950, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1980, p.246).