Dans une page célèbre de sa Poétique, Aristote opposait l’histoire – qui raconte des choses s’étant réellement produites et dit, ou cherche à dire, la vérité –, à la poésie, qui conte des histoires inventées. Il n’y a de prime abord rien d’original dans cette opposition, sur laquelle Platon s’était fondé pour exclure les poètes (c’est-à-dire les artistes) de sa Cité idéale, sauf qu’Aristote en déduisait la supériorité paradoxale de la poésie – donc de la fiction – sur l’histoire – donc la réalité ou ce qui passe pour tel : « […] la différence entre l’historien et le poète ne vient pas du fait que l’un s’exprime en vers ou l’autre en prose (on pourrait mettre l’œuvre d’Hérodote en vers, et elle n’en serait pas moins de l’histoire en vers qu’en prose) ; mais elle vient de ce fait que l’un dit ce qui a eu lieu, l’autre ce à quoi l’on peut s’attendre. Voilà pourquoi la poésie est une chose plus philosophique et plus noble que l’histoire : la poésie dit plutôt le général, l’histoire le particulier » (Poétique, chapitre IX, traduction de Michel Magnien).
Est-ce à la littérature de dire ou de rappeler ce que l’on savait avant les premières semaines de l’année 2022, que l’Ukraine est une contrée avec un niveau de corruption politique digne d’un pays africain (« Libre aux “crevards” d’ici de tout casser pour construire une nouvelle Ukraine, une Ukraine délivrée de la griffe russe. Elle sait que, quoi qu’il arrive, ce sont les corrompus qui resteront au pouvoir, qu’ils soient pour ou contre les Russes » (p.36) ; où règne un antisémitisme effrayant, rémanence morbide du temps des pogromes et de l’époque où des Ukrainiens furent les supplétifs zélés du nazisme, un pays où Bogdan Chmielnicki, Stepan Bandera (« Bandera était, dans l’imaginaire de beaucoup d’Ukrainiens, l’homme providentiel qui, au prix d’une collaboration calculée avec les nazis, avait tout fait pour libérer son pays de l’empire du pire de ses oppresseurs : les Russes », p.117) ou, moins connu, Roman Choukhevitch (p.73), sont des héros nationaux ; où la division Azov, formée en 2014, proclame fièrement et explicitement tant sa filiation nazie que son ultra-nationalisme.
Par rapport aux experts autoproclamés qui défilent sur les plateaux des chaînes télévisées d’information continue (les fameux « toutologues », capables de disserter aussi bien sur la Covid, l’Ukraine, le conflit israélo-arabe, etc.), Jean-Louis Bachelet a le mérite de bien connaître la Russie, même si, selon le mot fameux de Tiouttchev, on ne peut comprendre ce pays, il faut y croire, avec toute la foi que cela requiert (« On ne peut pas comprendre la Russie par la voie de la raison, / On ne peut pas la mesurer, / Elle a un caractère particulier, / On ne peut que croire en elle ! »). Jean-Louis Bachelet y croit et la dédicace à Daria Douguina, la fille d’Alexandre Douguine (dont les idées politiques ont été bien analysées par Pierre-André Taguieff dans la Revue des deux mondes, septembre 2023), assassinée à vingt-neuf ans par l’explosion d’une voiture piégée, ressemble à la clef musicale au début de la portée.
Les journalistes ont créé un « narratif », comme l’on dit, un récit tout fait où les gentils Ukrainiens (nationalistes autant qu’on peut l’être, mais pour une fois cette attitude a bonne presse) luttent contre les méchants Russes. L’arrivée parmi les troupes russes de supplétifs tchétchènes, non seulement musulmans, mais dont les pères furent massacrés par ces mêmes troupes russes vingt ans plus tôt, avait quelque chose de dérangeant pour les amateurs d’oppositions simples. L’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022, n’est pas tombée de nulle part, comme un éclair dans un ciel sans nuages. Elle a été couvée de longue main par l’inconscience, l’hybris, le cynisme de l’OTAN à vouloir s’étendre jusqu’aux frontières de la Russie et par les exactions ukrainiennes sur les populations russes du Donbass. Largement inspiré de faits réels, le roman de Jean-Louis Bachelet rend compte de l’effrayante complexité de la situation, bien des Russes ayant des parents ukrainiens et inversement, de telle sorte que des membres d’une même famille se sont retrouvés de part et d’autre de la ligne de front (malgré tout ce qui les rapproche, l’Ukraine et la Russie n’ont cessé de s’éloigner l’une de l’autre). Et, contrairement à l’idée popularisée volontairement ou non par les médias et (volontairement, sans le moindre doute) par la propagande militaire, la guerre n’est pas un jeu vidéo grandeur nature fait de « frappes chirurgicales » sur des bâtiments vides. Elle est, comme elle l’a toujours été, du sang, du froid, de la boue, de la peur, des organes éclatés. Et la peur n’est pas seulement celle des militaires au front, mais également celle des civils à l’arrière, inquiets à l’idée qu’un mari, un père, un fiancé, un amant, ne revienne pas du front, ou en revienne vivant, mais sans ses jambes, son pénis ou avec un trou à la place du visage. Le roman polyphonique de Jean-Louis Bachelet permet de se faire une idée de cette angoisse rampante et généralisée.