La revue Semen avait consacré un numéro au thème : De la culture orale à la production écrite – Littératures africaines, avec notamment une conclusion de Jacques Chevrier
« Il est clair que toute littérature écrite – j’utilise à dessein ce pléonasme – procède à un moment ou un autre de son histoire d’une tradition orale véhiculée de bouche à oreille. L’Odyssée, l’Illiade, la Bible et le Coran, pour ne s’en tenir qu’à ces grands textes fondateurs, ont d’abord été des recueils de paraboles et de récits oraux avant de devenir livres (…) Il était donc prévisible qu’au moment où dans la mouvance du courant de la Négritude, paraissaient les premiers textes de ceux qui allaient devenir les pionniers de la littérature africaine émergente, Léopold Sedar Senghor, Birago Diop, Bernard Dadié, etc., leurs productions se réclament de l’héritage oral d’un continent longtemps marginalisé (…) Lorsque B. Dadié ou Birago Diop signent de leurs noms (leurs) ouvrages (…), il font œuvre d’écrivains (et non plus seulement de relais de la tradition orale), et ils entendent clairement inscrire leur démarche dans le sens d’une création littéraire qui fonctionne sur le mode d’une double rupture. Rupture du scripturaire par rapport à l’oralité, d’une part mais également rupture par rapport à leurs devanciers européens dont ils souhaitent se démarquer en inscrivant leur production dans un champ littéraire autonome. Senghor ne tient pas un autre langage lorsque, évoquant les années de plomb de la période coloniale, il justifie le désir de création de ses compatriotes par la volonté de répondre en actes (scripturaires) au mépris occidental envers les productions culturelles du continent :
« Nous étions alors plongés dans une sorte de désespoir panique. L’horizon était bouché. Nulle réforme en perspective, et les colonisateurs légitimaient notre dépendance politique et économique par la théorie de la “table rase”. Nous n’avions estimaient-ils, rien inventé, rien créé, ni sculpté, ni peint, ni chanté. Des danseurs ! Et encore… » [1]
L’idéologie de la décolonisation n’est donc pas étrangère à ce sursaut des hommes de culture africaine, bien décidés à faire la preuve, dans la langue du colonisateur, que l’Africain n’est ni sans passé ni sans mémoire, et à relever le défi de l’assimilation à laquelle on prétendait les réduire.
Mais si cette appropriation du patrimoine ancestral répond bien à une revendication identitaire légitime, elle n’est pas pour autant exempte d’ambiguïtés. Car, quelles qu’en soient les modalités, le passage de l’oral à l’écrit n’est en rien un exercice innocent, et il peut, à la limite, se traduire par une véritable dénaturation, voire une trahison à l’égard du thesaurus de la littérature traditionnelle.
Ce phénomène de détournement n’est pas propre à l’Afrique (…) Lorsque Charles Perrault publie Les Contes de ma mère l’Oye, en 1667, le conte de fées jouit depuis plusieurs années d’une grande vogue dans les salons (…) Jugeant à maintes reprises rétrograde et vulgaire la matière populaire que lui léguaient les générations précédentes, Perrault réagit en grand bourgeois imbu des codes de son temps, et il pétrifie une tradition qui était encore bien vivante en un recueil de contes tout à fait propres à l’instruction des jeunes filles de bonne famille (…)
On voit donc bien s’effectuer ici le transfert d’un objet appartenant à la culture populaire en direction de la culture savante, matérialisée par le livre, avec toutes les conséquences qui peuvent en découler tant sur le plan poétique que politique, censure, occultation de certains aspects jugés contraires aux bienséances, enfin surtout rupture dans la chaîne de transmission. De parole intimiste, circonscrite au cercle de la veillée au coin du feu, la tradition orale se voit ainsi transférée dans un circuit de papier dans lequel les locuteurs originels sont dépossédés de tous leurs privilèges. Fin de l’oralité.
(…) Cette poétique de la voix est également portée d’un bout à l’autre de l’œuvre de J.-M.G. Le Clézio (…) Pour lui le retour à l’oralité s’impose comme une dénonciation des prestiges fallacieux du mot écrit, et ce n’est sans doute pas un hasard si la plus grande partie de ses romans (…) prennent pour cadre des continents qui restent des pays de culture orale, lieux multiples où se rencontrent et se mêlent plusieurs langues et plusieurs cultures et dans lesquels la magie de la parole opère toujours et continue à donner sens au monde.
Senghor, l’agrégé de grammaire “bedonnant de diplômes”, comme il se dépeint lui-même (…) n’échappe pas davantage à cette magie de la parole qui a baigné sa petite enfance, et dont la nostalgie n’a jamais cessé de l’obséder (…) Car, c’est une évidence, “l’encre du scribe est sans mémoire”.
Enfin toute l’œuvre de l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma nous offre un exemple particulièrement réussi de télescopage de deux modèles littéraires apparemment très éloignés l’un de l’autre, le roman à l’occidentale et la veillée de contes. Mais c’est précisément tout le génie du romancier d’avoir su conduire dans ses romans, Les Soleils des indépendances, Monè, Outrages et défis, Allah n’est pas obligé, un subtil exercice d’« oralité feinte » dont il n’existe pas vraiment d’équivalent dans la littérature française, si l’on excepte le Céline du Voyage au bout de la nuit (…)
Cette vitalité d’une tradition orale actualisée et modernisé est largement illustrée par (…) le cheminement de la satire politique au Cameroun, telle qu’elle s’exprime par le truchement du théâtre populaire. Ignorée de la critique universitaire comme des instances locales de consécration, cette nouvelle dramaturgie n’en connaît pas moins un vif succès (…)
Dans un ouvrage — roman, pamphlet ? — publié dans l’ex-Zaïre en 1975, et intitulé Giambatista Viko, ou Le Viol du discours africain [2], Georges Ngal met en scène un jeune et brillant universitaire africain formé dans les Universités occidentales, et qui incarne le type même de l’intellectuel colonisé. Affichant le mépris le plus total à l’égard de son continent d’origine, cet universitaire ambitieux caresse cependant le projet d’écrire un roman qui serait à la fois libéré du carcan des modèles européens et nourri par l’univers magique de l’oralité. (…) Désireux de réhabiliter les personnages des mythes et légendes africains, le héros souhaite donc faire un retour en arrière et retrouver, en lui, le fonds traditionnel qui a été occulté par son éducation européenne. Toutefois, en dépit d’une parturition laborieuse, cette entreprise n’aboutira pas, d’abord parce qu’elle excède les forces de G. Viko, mais surtout parce qu’elle se heurte à la censure des Anciens. Traîné devant un tribunal réunissant les chefs des plus grands sanctuaires d’Afrique, le héros est en effet accusé d’avoir trahi sa culture. Ecoutons le réquisitoire du Procureur de cette étrange juridiction :
“La raison fondamentale qui m’interdit de vous interpeller directement est que nos univers ne se rencontrent pas, la parole et l’écriture. Vous avez irrévérencieusement mis entre vous et nous un abîme. Vous avez choisi l’univers du livre — espace scriptural abandonnant celui qui a nourri votre enfance, alimenté vos rêves, meublé votre subconscient. Vous avez prétendu expulser ce lac profond de symboles, d’images, noyau où se soude la cohésion culturelle de notre communauté… La gravité de votre impiété réside dans la tentative de désacralisation de l’oralité. La liberté, l’espace, le temps du conteur, vous avez voulu les réapprivoiser, les introduire dans le discours romanesque. Démarche athée, dépourvue de foi”. »
Jacques Chevrier
Postface. « L’encre du scribe est sans mémoire », Semen, 18, De la culture orale à la production écrite : Littératures africaines, 2004, mis en ligne le 29 avril 2007. URL : http://semen.revues.org/document2273.html.