(…) Fabrice Hadjadj, brillant paradoxal et auteur de théâtre inspiré, ranime aujourd’hui la scène du Centre Georges Bernanos à Paris avec sa nouvelle pièce, "Massacre des Innocents". Sensibles, ne pas s’abstenir.
— Jacques de Guillebon, La Nef. Dans la crise esthétique que nous traversons, y a-t-il une langue à réinventer et est-ce votre projet ?
— Fabrice Hadjadj. Créer, réinventer, c’est la rhétorique ringarde et prétentieuse des avant-gardes. Je crois plutôt que pour nous, ce qu’il y a de plus original, c’est de se tourner vers l’origine, de contempler et de dire ce qui est. « Le-regard-tel-qu’on-le-parle », selon l’expression de Ponge. La langue, donc, il faut la trouver où elle se trouve, dans la bouche, avec ses dix-sept muscles, là où se noue l’intrigue de la chair et de la parole. C’est celle qui étonne Monsieur Jourdain, celle que saint Jacques compare au petit gouvernail qui mène toute la nef et la conduit au port ou au naufrage. Celle avec laquelle l’enfant tête le lait de sa mère, le jeune homme embrasse sa fiancée, le chrétien fait fondre Dieu. Celle par quoi se consomme l’union de l’esprit et de la matière, pour le meilleur et pour le pire… Dans les colonnes d’un magazine, sur les pages d’un livre, on ne s’en rend pas bien compte : pas de lèvres qui se montrent, pas de voix qui s’entende, on est trop vite dans le concept, on oublie le mystère de souffle, de muqueuse et de dents qui est derrière, ces cordes vocales que nous avons au cou (pour nous pendre toujours plus haut ?). Dans la voix, avec son accent, son rythme, son timbre singulier, l’âme et le corps d’une personne s’épousent indéchirablement. Il s’agit d’ailleurs d’une voix pénétrée d’histoire, parce que la chair n’est pas une idée, mais une descendance concrète. C’est pourquoi il faut aussi retrouver la langue dans le parler quotidien autant que dans les œuvres les plus classiques : l’Aigle de Meaux, bien sûr, mais aussi la caissière du Leclerc. Vous pouvez écouter n’importe quelle conversation, même la plus insignifiante, il y a toujours une cadence, une musique inconsciente, un phrasé spontané de la langue, dus à la respiration sans doute, et qu’il est difficile de retrouver dans la phrase écrite.
Mais il y a autre chose dans votre question, qui tient au rapport au mal dans ce qu’il a d’indicible. Si on réduit la parole à un moyen de communication, comme c’est le cas chez les catholiques aussi bien que chez les autres – un instrument pour faire la publicité de ses marchandises, fussent-elles religieuses – non seulement la parole tourne à la manipulation et se vide de son mystère, mais elle se brise bientôt devant la souffrance et la mort. Parce que la souffrance et la mort sont de mauvaises filles : on ne les manipule pas, et puis ce n’est pas un bon argument de vente, elles sont d’emblée exclues du bavardage, même si le bavardage, au fond, est travaillé par elles, puisqu’il ne cesse de les fuir, et même s’il joue au fanfaron en en faisant des spectacles (…) S’il y a quelque chose à réinventer, c’est le bégaiement de Moïse. S’il y a quelque chose à réentendre, c’est le murmure de ce silence qu’entend le prophète Élie (…)
— Vous avez commencé par des nouvelles et des essais. Comment le travail théâtral s’est-il imposé à vous ?
J’ai épousé une comédienne. Pour moi la scène est d’abord une scène de ménage. Ensuite est venue cette commande des Jésuites (ces grands défenseurs du théâtre quand le jansénisme et Bossuet condamnaient la comédie), une commande pour une pièce sur saint François Xavier. D’un coup je m’aperçus que j’étais fait pour cette écriture : les situations, les personnages, l’oralité, voilà ce qui me convenait et que je n’eusse jamais compris si, préservant mon temps d’artiste, j’avais repoussé les tribulations du mariage. Aujourd’hui, l’écrit, ça me fatigue de plus en plus. Ça n’a pas de visage, c’est adressé à tous, à personne en particulier : une pratique solitaire qui, si elle n’est pas traversée par une foi vive, vire facilement à l’onanisme. Le théâtre, au moins, c’est le verbe fait chair, le contact avec le public d’un soir, enfin une expérience communautaire comme il n’y en a plus désormais en littérature.
— Quelles sont vos inspirations majeures dans l’écriture dramatique ?
Difficile de répondre. Je suis un lecteur de base, admiratif, j’aime tous les grands auteurs et me laisse impressionner aussi bien par le théâtre espagnol du Siècle d’Or que par le théâtre de l’absurde (du siècle de cendres ?), par Molière que par Ibsen, par Montherlant que par Beckett, par Shakespeare que par Péguy. Il y a Yeats aussi, dont la langue et le légendaire sont si admirables. Et puis, comme vivants, tout proches, il y a Valère Novarina et le grand Ingmar Bergman (une scène du Massacre : « Mère et fille » est fortement inspirée de Sonate d’automne). Cependant il y en a deux que je dois retenir et mettre au-dessus, non parce que je les préfère, mais parce qu’ils prègnent et m’imprègnent, malgré moi, plus que tous les autres, à savoir Paul Claudel et Claude Lanzmann.
— Mais Claude Lanzmann n’est pas un homme de théâtre…
Justement. Mais je ne sais rien de plus fort que certains témoignages qui se trouvent dans Shoah. Il y a là une puissance de parole, une qualité de présence, une hauteur tragique qui forment un horizon pour le théâtre de nos jours. Le témoignage du coiffeur Abraham Bomba, celui du résistant polonais Jan Karski ou encore celui de Filip Müller, qui travaillait au crématorium, j’y reviens toujours comme à une manière des plus vraies d’expliciter cette unique parole : Ecce homo. On pourrait me reprocher d’aborder une telle œuvre sous l’angle esthétique. Mais c’est la seule manière pour nous – se raccrocher à de telles œuvres – de ne pas tomber dans l’esthétisme. D’ailleurs, le témoignage, comme forme dramatique, tend de plus en plus à hanter la scène. Ceux recueillis par Svetlana Alexeïevitch, par exemple, ou celui d’Etty Hillesum… Je crois que les efforts de ce théâtre rhapsodique auquel participa Karol Wojtyla allaient dans ce sens.
— Est-ce le sens aussi pour vous d’un théâtre qui va contre le règne du spectacle ?
Ce que Guy Debord appelle « spectacle » correspond à la forme achevée du règne de la marchandise et de la technique. Tout devient monnayable, consommable, même un pays, même la vie des héros et des saints, même l’horreur des camps. La simulation télévisuelle, comme parodie de la contemplation et comme parachèvement de la concupiscence des yeux, nous fait vivre dans un monde de fantôme et préférer, parce qu’elle nous donne une position pseudo-divine, les images commerciales du réel au réel lui-même, lequel, par sa résistance, souligne toujours nos limites. Le théâtre n’est pas essentiellement le lieu de l’image, mais celui de la parole, et de la parole incarnée. Lui aussi peut se changer en spectacle, et tourner à l’idolâtrie (Bossuet avait raison de dénoncer cela). Mais aujourd’hui il peut nous arracher à la dispersion du multimédia. Au théâtre, il y a présence réelle du comédien (j’ai coutume de dire qu’au cinéma il n’y a pas d’acteurs, mais seulement des spectateurs assis devant le dévidage d’une pellicule). Pas besoin de pyrotechnies ni de sons et lumières (ô scène obscène de Hossein !). Mais sur le plateau noir et nu, le surgissement de l’animal parlant, chair et os, avec des postillons qui peuvent atteindre le premier rang. Le miracle de la voix et du visage plus extraordinaire que tous les effets spéciaux. Autrement dit, la merveille du prochain.
— Dans Massacre des Innocents, le mage Balthazar a ces paroles : « Le baume vient toujours avec le couteau, et la plaie ne se soigne qu’afin de nous blesser au cœur. » Il semble que vous teniez beaucoup à la notion d’un tragique chrétien. Ce tragique existe-t-il ? En quoi se distingue-t-il du tragique grec ?
C’est un sujet de thèse ! La notion de tragique chrétien est récusée, d’un côté par les nietzschéens, de l’autre, par ceux qu’on pourrait appeler les quiétistes (rien à voir, cependant, avec la grande Madame Guyon). Les deux pour la même raison, mais les premiers font un reproche de ce que les seconds agitent comme une réclame : le christianisme, c’est le salut, la béatitude, quel tragique pourrait subsister devant la formidable happy end et la grande laverie automatique du pardon ? D’ailleurs, la tragédie – le « chant du bouc » – est originellement liée au culte dionysiaque. Un tragique chrétien ? Résurgence du paganisme ! Or, des deux côtés, on se trompe. Nos quiétistes en glissant dans les consolations faciles, nos nietzschéens en versant dans l’exaltation de l’inconsolable. Les deux d’ailleurs se rejoignent, car dès qu’on se complaît dans l’inconsolable, on s’épargne l’épreuve d’une consolation transcendante, et l’on tombe encore dans les faciles consolations. Ce qui fait l’essence du tragique, ce n’est pas tant le malheur ou la mort, que l’homme en proie aux dieux, le faible mortel que la transcendance terrasse.
Avec les Grecs, c’étaient des oracles fatals, des dieux qui se donnaient en spectacle, qui éprouvaient les héros et les rois. Qu’advient-il avec le Dieu de miséricorde ? Le tragique n’est pas aboli, mais accompli. Quand le mal vient nous frapper, la certitude que Dieu est miséricordieux nous le rend d’une certaine façon encore plus obscur. C’est le thème du Massacre des Innocents : le Prince de la Paix vient de naître, et son règne s’inaugure par un carnage. Voilà le mystère pur et dur. Ensuite, comme le disait l’abbé Journet, si on refuse Dieu, c’est tragique, mais si on refuse un Dieu qui se révèle comme le plus grand amour, la tragédie devient infinie. Il ne faut pas oublier que le don du salut ouvre aussi la possibilité de l’enfer. Un poète comme Dante ne l’oubliait pas qui mettait à la porte de sa « Cité dolente » : « Je fus édifiée par l’amour souverain. » Enfin, la dernière différence, c’est que ce tragique chrétien, à la différence du grec, ne concerne pas que les héros mythologiques, les Antigone, les Hercule, mais aussi et d’abord le pékin, le sous-chef de bureau, la shampouineuse, enfin vous et moi. Parce qu’avec cette grâce comme une énorme épée de Damoclès au-dessus de toutes les têtes, il n’y a plus de vie médiocre, pas de possibilité de prendre la tangente : c’est soit l’enfer, soit le paradis (…)
Propos recueillis par Jacques de Guillebon, La Nef n°181 d’Avril 2007.