• Le dernier Khamsin des Juifs d’Égypte, par Bat Ye’or
« Il était prisonnier de sa haine, davantage que je ne l’étais de sa méchanceté », dit un Juif de son gardien de prison.
La seule chose que je regrette dans ce livre, c’est la deuxième partie du titre. Il réduit l’ampleur du roman. Qui nous plonge dans la matérialité de la grande tragédie, universelle, de l’exil. Quiconque a dû un jour être forcé de quitter son lieu de vie depuis la naissance, arraché au scalpel, et rejeté comme une ordure, s’identifiera à Elly, qui alors que le départ est imminent, ne cesse de déambuler « dans la ville béante à la chaleur d’Août… afin de mieux aimer, d’aimer sans illusions ce monde damné qui m’expulsait ». L’héroïne, est une jeune fille qui a à ce point le Caire dans la peau, que son double, le narrateur prendra par la suite pour pseudonyme de plume ce beau nom nostalgique Bat Ye’or, La fille du Nil…
Je ne veux pourtant bien sûr ni sous-estimer la spécificité juive, ni l’expérience particulière des Juifs d’Egypte, dans laquelle nous immerge le roman. Mais ce qui m’y a le plus captivé, c’est la description de cette atmosphère particulière qui précède le départ définitif. Les derniers mois, les dernières semaines, les derniers jours, le dernier khamsin, ce vent très chaud du désert qui déferle, appelé sirroco en Afrique du Nord (Le coup de Sirocco est aussi le titre d’un film sur l’exil d’Algérie des Juifs et des Pieds Noirs).
En cette période dernière, les masques des dominants et les œillères des dominés tombent. Jusque-là les premiers prenaient malgré tout des gants, il fallait bien réfréner sa propre violence vis-à-vis de ceux qui sont à votre merci, mais qui sont malgré tout là à côté de vous, tolérés par les autorités, ‘’protégés’’ par la loi… Quant aux seconds, ils préféraient de pas voir et ne pas entendre ces petites phrases assassines à leur égard, puisque malgré tout on les laissait travailler, étudier, et même s’exprimer… à condition qu’ils aient la décence de s’autocensurer… Par exemple ce mot, ce nom du pays imprononçable, que l’on appelait Texas, ou autrement ! Texas !
Et donc là, tout d’un coup, ça bascule. Ça se déséquilibre. Le vertige… Les dominants se débarrassent des formes, les autorités de la loi, les citoyens des règles du bon voisinage… Et les dominés peuvent enfin entendre par quels mots on les voit, mais eux aussi qui n’ont plus rien à perdre, vu qu’ils vont tout perdre, peuvent dire ce qu’ils taisaient.
Ces dernières semaines, ces derniers jours sont des grands moments de vérité ! Et Bat Ye’Or nous les restitue avec minutie, les uns après les autres… Je vous laisse les découvrir. Mais évidemment c’est une épreuve. Epreuve de les avoir vécus, épreuve de se les remémorer, épreuve de les graver sur le papier, épreuve de les confier aux lecteurs, et il a fallu plus d’un demi-siècle à Bat Ye’Or pour s’y résoudre. En tous cas, épreuve de férocité. Car dans ces derniers moments, il s’agit bien d’une mise à nu. Et plus encore, d’un écorchement généralisé. La peau des mensonges que l’on va jouir d’arracher, que l’on soit dominants ou dominés. Mais quelle terrible défaite pour l’humanité, et pour tous ceux qui avaient fait semblant de vanter ‘’leur vivre ensemble’’. Malgré toute la force du déni, on ne sort pas facilement indemne d’avoir lu toute son enfance sur les murs de sa maison : les Juifs sont nos chiens.
Ce roman est un roman sur tous ces endroits du monde où être une minorité est un désastre, désastre masqué durant un temps, mais qui peut n’importe quand, soudain, surgir comme un volcan oublié, mais toujours en activité. Et le jour, où ça explose, rien ne peut empêcher la lave des dominants de réduire en cendres les dominés. Soit au sens propre soit au sens figuré, quand ils auront la chance de n’être que chassés… Et pour ceux qui joueraient encore la comédie de la consternation, Elly a le verbe lucide : ‘’Je n’allais tout de même pas les consoler d’un malheur qui les enchantait’’.
Tous les dhimmis du monde se reconnaîtront dans cette première œuvre romanesque d’une femme qui a passé sa vie à révéler la réalité et les modes de fonctionnement de la dhimmitude. On se doutait bien que derrière ces livres savants, si fortement documentés, il y avait une expérience personnelle. La voici dans ce petit livre si délicatement conçu, où des pétales peints se glissent entre certains paragraphes, et où la couverture se drape d’une tendre aquarelle, ultime geste sans doute pour nous dire, qu’à présent, le cœur s’est libéré. (Merci à Gérard Breuil pour ses aquarelles et aussi aux Editions Les provinciales et à Olivier Véron pour ce respect de l’auteur)…
« La liberté c’est de marcher dans la rue sans se retourner pour vérifier si on te suit, vivre sans crainte d’être épiée et dénoncée à une organisation occulte, maîtresse de tes destinées et de tes pensées’ », dit un parent à Elly, l’héroïne, alors qu’ils viennent juste d’arriver à Londres, encore sonnés.
Or il semblerait que dans cette Europe de la liberté, on voit de plus en plus de gens se retourner… Ceux qui ne sont pas encore dhimmis devraient se méfier : un jour ils pourraient le devenir, à moins qu’ils le soient devenus sans s’en être encore aperçus…
Jean-Pierre Lledo, J-Forum, 11 juin 2019.