Un livre singulier sur le rapport originel de l’écrit et de l’argent
Poursuivant une œuvre hors normes, entamée en 1999 avec la publication de Tu n’écriras pas mon Nom, le philosophe Henri du Buit, élève de Pierre Boutang, propose ici une hypothèse qui pourrait faire scandale : et si l’Age des Hommes théorisé par Vico, était celui de l’omniprésence de l’écriture qui, ne s’étant jamais émancipée de son lien générique à l’Argent , avait joué un rôle essentiel dans l’irruption des totalitarismes du siècle dernier ?
Au terme d’une démarche qui mobilise entre autres les philosophies de Martin Buber, Emmanuel Levinas, George Steiner et Hannah Arendt, l’auteur pose des questions aux répercussions énormes. Et si la prolifération de l’écrit tuait la mémoire et l’imagination, en accroissant la consignation des idées par écrit ? Et si l’interdiction des idoles s’appliquait aussi aux caractères gravés, donc à l’écriture ? La société monstrueuse décrite par Kafka dans « La Colonie pénitentiaire » n’est-elle pas la conséquence de l’omniprésence de l’écrit, qui reste avant tout un livre de comptes ?
La thèse ne prend à rebrousse-poil la tradition juive qu’en apparence. En effet, la fixation par écrit de la Loi n’est que nécessité, et de la conserver intacte, et qu’elle puisse se transporter partout. Pour le reste, le rapport du maître à l’élève est avant tout fait d’oralité, et Du Buit écrit très justement qu’une civilisation qui remet la parole au centre ne peut s’imaginer que dans le cadre d’une communauté. Il reprend également à son compte l’affirmation de Michaël Bar Zvi, selon laquelle lors de l’Exil, le peuple juif a tenu la langue (l’hébreu) comme substitut de la terre (« patrie de substitution », dit Steiner) et le suit encore dans son idée que le judaïsme est avant tout un « face à face » avec l’autre, un dialogue, où la volonté d’éradication n’est jamais présente.
On adhérera ; ou pas, à l’analyse selon laquelle passer au-delà de l’obstacle de l’écriture est la porte vers l’œcuménisme le plus large : le livre de Du Buit se situe clairement dans une optique chrétienne. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit là d’une œuvre dérangeante et, à bien des égards, importante.
Jean-Yves Camus, Actalité Juive, n° 1019 du 27/03/08.