« Entre les forces de la tradition et celles de l’avancée permanente, de la mise à l’écart, de la destruction, il y aura la guerre. » Botho Strauss, Le Soulèvement contre le monde secondaire (L’Arche).
« En effet, chaque fois, après toutes ses défaites innombrables, l’être humain pressent de nouveau et sait vaguement qu’il a un but effectif, car il en est un, et qu’il ne peut trouver le repos, car il n’y en a pas. » Theodor Haecker, Le chrétien et l’histoire (Les provinciales).
Theodor Haecker, Le chrétien et l’histoire (Les provinciales, 2006 [1935]) « Les hommes font comme s’ils pouvaient attendre ou accomplir quelque chose qui irait au-delà de l’Incarnation. C’est, dans sa platitude, le démoniaque dans l’homme », constate sobrement Theodor Haecker, insistant sur la dimension éminemment incarnée, donc christologique à ses yeux, de l’histoire, qu’il résume ainsi de façon saisissante, écrivant : « Aucun être humain ne va au ciel ou en enfer, dans la vérité ou le mensonge, sans histoire. » En effet, nulle Reprise, au sens kierkegaardien du terme qui ne soit condamnation de l’oubli : au rebours des petits apophtegmes dont se nourrissent les imbéciles, nul homme ne peut prétendre refaire sa vie, comme s’il parvenait, pour quelques secondes ou bien années, à prendre la place de celui qui dirige la marionnette qu’il était jusqu’alors. Il ne nous est point donné de pouvoir nous surplomber car, avec notre corps comme avec notre monde selon Husserl, nous sommes embarqués. Nous ne recommençons donc rien et tous les borgésiens changements d’identité que l’on voudra ne nous feront jamais oublier cette évidence : nous n’avons qu’une seule chair, vivante de toutes les blessures qui ont lardé sa fragilité. Une seule âme, pleine de paysages que nous n’avons fait que contempler de loin, sans oser nous aventurer dans leurs épaisses et mystérieuses forêts.
Le Christ s’étant incarné, il a donc ouvert l’histoire, nous invitant à vivre pleinement chacune de ses secondes riches de mondes. De fait, il a également donné un corps souffrant et glorieux aux nations, dont certaines, c’est tout de même une évidence formidable qui n’en continue pas moins de scandaliser les petits apôtres de l’égalitarisme absolu, ont été appelées (ou le seront) à de hautes missions, d’infamie ou de bonté et de noblesse : « Dans l’histoire qui n’est pas encore close, écrit ainsi Haecker, il peut donc se manifester encore des privilèges et des vocations particuliers, surprenants et vraiment dramatiques. Cela vaut en particulier pour les peuples de l’Orient qui, selon beaucoup, ont déjà pris, selon le dessein divin, la direction de l’histoire mondiale, de l’historia communis universelle, de sorte que ce qui se passe de nos jours en Europe revêt une signification historique en quelque sorte provinciale, comparable, quoique à une échelle bien plus grande, à l’entre-déchirement sauvage des Hellènes de haute culture au moment où les rênes du pouvoir étaient déjà à Rome. »
C’est d’ailleurs, probablement, cet oubli dramatique de l’incarnation qui a conduit notre époque à ce très étrange point de Lagrange où, menacée continuellement de déséquilibre, elle peut se prétendre dédouanée des vieilles chimères chrétiennes sans parvenir toutefois à se débarrasser de sa mauvaise conscience. Flottant dans le néant d’une fausse liberté qui est refus puis oubli de la chair (celle, éminemment nourrie de verbe, qu’évoquent Jean-Louis Chrétien et Michel Henry), l’art, cette tentative sans cesse rejouée de donner chair et vie à la musique, aux mots, aux couleurs, n’est donc plus qu’une coquille vide, non pas la théologie du fantôme qu’évoquait Michel de Certeau mais ce que nous pourrions nommer une esthétique de l’ectoplasme. Ainsi Haecker peut-il noter justement : « […] le monde dont il est le prince a commencé par adorer le pouvoir disjoint de Dieu (et le fera jusqu’à la fin, il adorera même le pouvoir de l’Antéchrist), avant, dis-je, d’adorer le savoir disjoint de Dieu, l’art disjoint de Dieu, adoré lui aussi et avec une telle démesure, incommensurable, probablement comme jamais dans toute l’histoire de l’humanité, dans les quelques siècles passés depuis la Renaissance. »
Cette fausse incarnation ou cette incarnation labile, grotesque, usurpée, motif traditionnel de tous les récits démonologiques et d’un énigmatique roman comme celui de Jean Blanzat intitulé Le Faussaire, n’est jamais mieux illustré que lorsque l’auteur évoque les différences radicales, ontologiques, qui séparent le Christ de son Adversaire : « La différence entre le Christ et l’Antéchrist n’est pas seulement celle entre le bien et le mal, entre Dieu et le diable : cela nous amène à considérer que ce ne sont pas ici deux plateaux de balance qui oscillent en équilibre mais que ce « et » fait illusion et couvre des dissimilitudes éternelles qui ne sont jamais à niveler, des dissimilitudes d’être, de puissance, de victoire ; la différence entre le Christ et l’Antéchrist, qui provient de celle, première, essentielle, entre Créateur et créature, est encore celle-ci : seul le Christ pouvait devenir vrai homme, prodige de la toute-puissance, prodige que ne pourraient réaliser des puissances créées, quand bien même elles dépasseraient la puissance humaine comme celle des purs esprits que nous appelons anges. L’Antéchrist in persona, dont l’entrée en scène est prédite pour les derniers jours de l’histoire, ne sera pas une véritable incarnation de l’ange déchu car cela n’est pas en son pouvoir mais plutôt la prise de pouvoir par un homme complètement voué à se perdre – ou bien, peut-être, l’acte le plus extérieur, qui est peut-être encore en son pouvoir, ce que les gnostiques disaient de manière blasphématoire de l’Homme-Dieu lui-même […] : à savoir la prise d’un corps apparent, contrefaçon mensongère de l’être véritable de l’homme – lequel est véritablement corporel, existe dans le corps et ressuscitera avec un corps transfiguré. »
Juan Asensio, Le Stalker