« …Je ne suis pas très satisfait de ce que je viens d’écrire. Croire en Dieu, c’est justement, peut-être, savoir se passer des livres, des immenses tours de Babel qu’ils dressent vers le ciel, pour retrouver la vox cordis chère à Pierre Boutang, fille du secret qu’il faut transmettre de la bouche à l’oreille […]
Je suis en train de lire Ce qui est écrit est écrit (Les provinciales, Cerf) d’Henri Du Buit, un essai étrange (bizarrement écrit, aux concaténations pour le moins souples, comme si écriture et style mimaient la fluidité de la conversation à laquelle ce livre aspire de toutes ses forces, sans pouvoir toutefois se résoudre à abandonner sa béquille incommode : l’écriture) qui, à la suite de Tu n’écriras pas mon nom, affirme que le malheur de l’Occident est de ne point avoir su conserver la réelle présence de la parole. Il croule donc sous les écrits, la Toile étant bien sûr, aux yeux de l’auteur, le dernier masque criard dont s’est affublée l’écriture aux milles visages. Si donc 2666 est le roman absolu, le roman-monde selon l’image qu’affectionnent les journalistes, La route de Cormac McCarthy est le roman de la sortie du roman, non point dans le sens ridicule que les Byzantins (ou les Algébrosistes, pour le dire avec Marcel Jousse) ont donné à cette expression, mais dans celui qui poserait comme but de l’écriture le silence.
Position mystique ? Bien évidemment, nous sommes dans la Zone. Toute écriture véritable, c’est tout de même une banalité qu’il convient de redire, en reprenant le geste démiurgique du Créateur, affirme la prééminence d’une seule action, qui est une prière : la quête de Dieu, Parole qui est silence. Le silence, pas le mutisme, le silence qui est geste, savoir ancestral selon ce même Jousse (cf. son Anthropologie du geste), geste qui intime et fonde, qui consacre et élargit toute parole au royaume infini du silence, comme j’ai tenté de le montrer, sans mots c’est-à-dire obliquement (ou imparfaitement), dans mon Éloge de Mouchette illustré par les gestes magnifiquement filmés par la caméra de Malick … »
Juan Asensio, Le Stalker, 12 avril 2008.
« Curieux tout de même, que le lecteur ne sachant rien du premier livre qu’a écrit Henri Du Buit doive attendre de lire plusieurs dizaines de pages pour comprendre quelle est la portée des recherches menées par l’auteur qui affirme, enfin, que (p. 59) : « L’hypothèse sur laquelle nous travaillons est que la lettre tue – la lettre tue l’imaginaire en accroissant indéfiniment la possibilité des comptes des idées. » [1]
Curieux aussi qu’un essai évoquant la question d’une dégénérescence de la tradition orale – à cause de l’usage immodéré et comptable de l’écriture – n’ait pas une seule fois vraiment approfondi [2] les innombrables exemples donnés par Kierkegaard qui écrit notamment (OC X 237) : « Vraiment, si l’on peut penser parfois avec un certain soulagement que César fit brûler toute la bibliothèque d’Alexandrie, on pourrait aussi avec une réelle bonne intention souhaiter à l’humanité de se voir retirer cette surabondance de savoir pour lui apprendre ce qu’il en est de vivre en homme. » [3] Vivre en homme, pouvoir écrire et surtout dire : JE, ce qu’empêche l’époque du ON : c’est l’affirmation, banale chez Kierkegaard et réitérée jusqu’à sa mort, d’une exacerbation de la verte primitivitédont l’absence est le signe indubitable du déclin des temps modernes (…)
Curieux qu’un récent commentateur de Kierkegaard, Vincent Delecroix [4] (…) termine son intéressante étude par une évidence qu’un étudiant en première année de philosophie aurait sans doute eu quelque peu honte d’écrire : « Au terme du parcours, alors, c’est dans le discours à l’Autre, dans la parole à l’Absolu qu’il a finalement pu dire “Je”. L’écriture ne produisait plus d’images, elle s’était tout entière convertie en une adresse. Dans la relation littéraire à l’Autre, il pouvait enfin parler, comme si cet harrassant travail d’écriture n’avait eu pour fin que de permettre de se tenir, en sujet existant, devant l’Autre, de gagner sa voix et son existence – et enfin, montrer son visage. » [5]
Montrer ce visage, c’est bien évidemment se taire et c’est là tout le sens de la démonstration de Delecroix, beaucoup plus claire et donc convaincante que celle de Du Buit, beaucoup trop allusive : « La momification textuelle signale l’entrée de la vérité dans l’histoire ou dans l’historico-mondial : le texte permet de transmettre la vérité de génération en génération. Il est lui-même le créateur de l’histoire, l’événement (ou plutôt le non-événement) qui sépare une philosophie de l’existence qui est préhistorique de l’histoire de la doctrine. Dans ce passage à l’histoire, un temps quantitatif, celui de l’accumulation des générations qui se transmettent le texte dans la tradition, se substitue à un temps qualitatif, essentiellement ponctuel ou “instantané”, où la parole se trouve liée à un sujet et à une situation irreproductible. Le texte fait alors abstraction. Non-événement, car l’écriture noie justement l’instant de la parole dans le dilué de l’histoire mondiale. Le texte est le passage à la philosophie, c’est-à-dire au Système, passage du qualitatif au quantitatif, du concret à l’abstrait, de l’existence à la possibilité, du subjectif à l’objectif, du vivant au mort. Par son caractère oral, la philosophie de l’existence est en revanche un enseignement toujours recommencé, qui se répète, qui défait l’ordre historico-mondial ou qui l’empêche de se noue. » [6] »
Juan Asensio, Le Stalker, 11 mai 2008
[1] Henri Du Buit, Ce qui est écrit est écrit (Les provinciales/Cerf, 2007)
[2] Le Danois est tout de même cité par Du Buit (p. 46) : « Et c’est à cela que pensait, sans doute, Kierkegaard en disant que le rapport maître élève est « sympathique » et non pas »autopathique » et c’est en cela que l’existentialisme bien vécu ne peut se vivre dans l’écriture-objet (même sous la forme des mythes de Bruno Pinchard) mais dans la relation interpersonnelle dont le poème et le théâtre sont les re-présentations les plus acceptables mais dont la réalité existentielle est la « Divine comédie » dans la « Comédie humaine » de chaque vie. »
[3] Søren Kierkegaard, Œuvres complètes (OC), trad. P.-H. Tisseau et E.-M. Jacquet-Tisseau, I-XX, Paris, éditions de l’Orante, 1966-1986.
[4] Singulière philosophie. Essai sur Kierkegaard (Le Félin/Kiron, coll. Les marches du temps, 2007
[5] p.209
[6] p.132