Saül est le héros de la désillusion, victime de son idéal sioniste moribond. Il choisit la mort, comme sa vie durant, il a choisi le kibboutz, avec la même tranquillité. C’est un vrai héros… de la trempe de ceux qui s’engagent au péril de leur vie, bâtisseurs qui soulèvent des montagnes, courageux pourfendeurs des injustices, qui bravent tous les dangers. C’est un sioniste. Mais les héros meurent aussi. Et on leur en veut.
Un jour, « pressé comme un citron », Saül marche vers l’horizon. « La vitesse de chute de son corps vidé l’étonna avant qu’il ne s’écrase sur les rochers au pied de la falaise. Et c’est dommage ». Un suicide, conclut le commissaire réticent à en informer le rabbinat. « Les orthodoxes exigeront un enterrement “hors du mur” et cela déclenchera un scandale, des questions, des discussions, des manifestations. Il en était fatigué d’avance. Sans le connaître, il se sentait proche du gars de la falaise. » Alors il ne lui reste plus qu’à trouver l’ombre d’un doute.
Avant la chute, Saül a d’abord quitté le kibboutz. Quitter. Ce mot-clé. Qui revient au fil des pages. Quitter le kibboutz comme on quitte une femme, par lassitude ou parce qu’on a été trahi. Il y a ceux qui l’ont quitté en silence, ceux qui auraient voulu et n’ont pas pu, ceux qui l’ont quitté en restant. Et ceux qui l’ont quitté parce qu’ils sont morts.
La disparition de Saül révèle les non-dits, les conflits larvés impossibles à enterrer avec lui. Et l’inextinguible flamme qui survit aux amours mortes. Est-ce que c’est arrivé « parce qu’il a quitté », se demandent ceux qui restent ? A moins que ce soit le kibboutz qui ait renoncé à Saül ? Ils traversent le livre avec leurs remords, leurs regrets et une sourde culpabilité. Alors ils se souviennent comment rescapés, tatoués, certains affamés qui avaient rencontré l’étoile rouge, exilés de tous bords, ils ont échoué sur les rives austères de la terre promise. Parce qu’ils n’avaient plus d’autre choix, juste pour survivre, ou par idéal sioniste.
Parqués dans des campements de fortune, ils ont embrassé le communisme comme un devoir ou par inadvertance, et les divers courants se disputaient la guerre idéologique et divisaient, là où il fallait rassembler et fédérer. Il aurait fallu pouvoir « rester ensemble et mettre les partis à la porte ». Abandonner « les attitudes d’orateur du réalisme socialiste » à temps. Se méfier des « politrouks et de ceux qui voyaient dans le kibboutz et le mochav, l’aboutissement des courants anarchistes ».
Un patchwork d’idéaux et de vies brisées
Il faut faire parfois un effort de lecture pour ne pas perdre de vue les liens qui relient les personnages entre eux, dans cet écheveau de destins. Pour suivre le fil du récit, engoncé ici et là, dans une pléthore d’adjectifs qui étouffe parfois sa trame. Mais l’effort est récompensé. Car la force dramatique est bien là. Ce patchwork d’idéaux et de vies brisées, laisse son empreinte et on en garde la mémoire longtemps encore après avoir refermé le livre. Peut-être parce que ces êtres gardent une part de mystère qui se referme sur les arcanes de leur idéal qui force l’admiration, même s’ils l’ont trahi malgré eux. Ils parviennent à se faire aimer avec leurs contradictions et si on les perd parfois en route, c’est qu’ils se sont eux-mêmes égarés quelque part, sur cette terre qu’ils ont semée, plantée, aimée, qui leur a tout pris et presque rien rendu. Ils se sont croisés, pas toujours rencontrés, ou se sont aimés pour se perdre. Mais ils restent liés les uns aux autres comme un seul homme, un seul corps, qui a construit Eretz Israël à mains nues, sous les balles et dans le sang. « Ils l’avaient décidé en réunion plénière, on cultiverait jusqu’à l’extrême limite des terres, on sèmerait et l’on récolterait jusqu’à la “Ligne verte”. Pour eux, c’était clair : la terre appartenait à ceux qui la cultivaient. » Il y a là un devoir de mémoire que ce livre nous aide à accomplir. Pour que nul n’oublie ce qu’ils ont fait pour que ce pays existe, pour que chacun se souvienne de ce qu’ils ont donné et qu’on leur rende hommage, à nos kibboutzniks.
Kathie Kriegel, Jerusalem Post, 3 juillet 2013.