Un chapitre de l’histoire de la littérature française au XXe siècle reste à écrire, celui du dépassement de l’antisémitisme par des écrivains confrontés à l’expérience vive de l’Histoire : affaire Dreyfus, extermination nazie, fondation de l’État hébreu. Avec Georges Bernanos, Maurice Blanchot et Pierre Boutang, les exemples de rencontres avec l’existence juive et d’arrachements, parfois incomplets, au préjugé antisémite ne manquent pas. A ces noms, il faut ajouter celui de Paul Claudel, que la méditation à la fois littéraire et liturgique, historique et politique, du mystère d’Israël a guéri du mépris antijuif répandu dans la bourgeoisie française et le milieu des ambassades. « Probablement parce que je suis profondément religieux », croyait-il deviner en 1920. Ce sens spirituel et charnel à la fois, enraciné dans un commerce avec la lettre de la Bible hébraïque étudiée de manière quotidienne – et talmudique, osons l’écrire – à partir de 1928, éclate à chaque page d’Une voix sur Israël, un long chapitre de L’Évangile d’Isaïe soustrait à ce texte incandescent pour être publié tel un signe avantcoureur en 1950 — il y avait urgence.
La déclaration d’indépendance d’Israël avait été par des voisins arabes entrés en guerre contre l’Etat hébreu. Claudel s’est sans doute souvenu des mots de Péguy dans Notre jeunesse, au terme de l’affaire Dreyfus :« Il ne sera pas dit qu’un chrétien n’aura pas porté témoignage pour eux. » Les crématoires de Treblinka fumaient encore. Pour le poète diplomate, qui méditait sur la présence de la chair et du sang juifs dans l’Eucharistie depuis trois décennies, ceux-ci n’étaient plus seulement posés sur l’autel mais de retour sur leur terre. Il devait le dire en apostrophant Israël, le frère aîné dans la foi : « Ici tu es chez toi, il n’y a pas prescription. Il n’y a jamais eu un acte juridique, authentiquement valable pour te déposséder. [ … ] Tu as eu besoin de l’Univers et l’Univers a besoin de toi, pas ailleurs qu’à cette place qui est la tienne et c’est l’Univers qui l’a redécouverte pour toi. lmplante-toi, Israël, dans la rectitude : montrenous, comme un piquet de fer, ce ciel où toute rédemption aboutit. »£
Si Claudel a exprimé en dramaturge sa conviction sur la destinée et la condition juives dans la trilogie des Coûfontaine (L’Otage, Le Pain dur, Le Père humilié), Une voix sur Israël la perfectionne. À sa parution, ce livre dont la valeur n’est pas simplement documentaire a pourtant été généralement incompris. Trop juif pour les chrétiens, trop chrétien pour les juifs. Seul Emmanuel Levinas, dans un article donné au printemps 1951 à Evidences, la revue de l’American Jewish Committee, a proposé un jugement équilibré. Non sans une affectueuse ironie : « Israël entre visiblement dans l’Histoire sainte dont il n’est jamais sorti. Une fois de plus un rôle l’attend dans le drame chrétien. » Ainsi Une voix sur Israël est-il resté un texte seul, inclassable parmi les commentaires bibliques de Claudel. Les folies de l’Histoire le rendant aussi urgent aujourd’hui qu’hier, il reparaît grâce aux éditions Les provinciales, suivi d’un éclairage de l’écrivain et philosophe Fabrice Hadjadj, qui aide à comprendre les fusées théologiques qu’il contient. Exégète et témoin, l’auteur de L’Esprit de prophétie va loin lorsqu’il insiste sur la vocation catholique d’Israël -et sur la vocation jtùve de l’Eglise subséquente. Quinze ans avant la déclaration conciliaire « Nostra ætate », pierre essentielle d’une nouvelle espérance judéo-chrétienne de justice, d’amour et de paix, le poète posait sur la route son petit caillou destiné à devenir grand.
Sébastien Lapaque, L’Express n°3452, du 30 août 2017.
• Paul Claudel, Une voix sur Israël (et son écho par Fabrice Hadjadj), Les provinciales, 2017.