Dans l’Ontologie du secret (1), Pierre Boutang retient cette idée chère à la pensée juive d’une séparation dans l’être venant nous rappeler à chaque instant le retrait de Dieu, comme une sorte d’archétype de la condition première d’exil qui est la nôtre. Secret ou non-secret de la révélation, il précède notre destin de peuple élu. Je cite : « l’élection du peuple juif n’apparaît pas sur le fond d’égalité à soi des divers peuples et d’une comparaison éthique : pure grâce, elle crée ce peuple comme élu, ne lui attribue pas une qualité, mais le relie à l’être de Dieu d’une manière mystérieuse, approchable seulement par ses effets. » (2) Élection et errance vont de pair, tout au moins comme expérience-limite de la condition humaine, personnelle et collective à la fois ; mais il y a plus et Boutang le souligne, la présence de Dieu, errante aussi, dont le concept de Schekhina est l’expression courante des exégètes juifs. La Schekhina, présence non apparente de Dieu, marque indélébile de notre exil, ne voyage pas dans l’espace mais elle accompagne notre destin, dans l’acte d’accueil de l’autre ou dans la prière face au Mont du temple. Le sionisme a trouvé dans le mythe du rassemblement des exilés, du retour de la Schekhina, (dont l’étymologie hébraïque vient de demeure), une force vive de la nation, pour reprendre une expression courante du langage politique. La négation de l’exil par les sionistes n’est pas une négation de son sens profond, comme dimension existentielle, mais un refus de la valorisation de l’exil, le rejet d’un « diasporisme » faisant l’éloge du Juif universel, celui qui selon la formule de George steiner connaît beaucoup de langues (mais peu celle de ses ancêtres, soit dit en passant) et fait rapidement ses valises. Le sionisme conserve l’exil en tant que marque de la souffrance, des épreuves, car celui qui retourne vers la demeure reste un peu en exil malgré lui. Une fois retrouvées l’intériorité et la tranquillité de la demeure, je ne peux me défaire d’une extériorité essentielle. Se libérer de l’exil, pour le sionisme, n’est pas la fin de nos souffrances et l’histoire est là pour nous le rappeler chaque jour, mais retrouver son cœur. Les conditions du retour en terre d’Israël sont fixées par l’exil, bien plus que par la beauté de la nouvelle arche en train de se construire.
La nouvelle demeure n’a rien de heimlich ou de unheimlich, comme on dit en yiddisch, pour exprimer le fait qu’on s’y sente bien chez soi ou non. Herzl, dans son Journal en date du 6 août 1899, aura cette phrase aux accents levinassiens : « Mon Testament au peuple juif : Édifiez un État dans lequel les étrangers se sentiront bien. »
(1). P.U.F, 1973.
(2). Ibid., p. 52.