Il y a quelques années, j’ai acheté un livre dont le titre m’avait attiré, L’homme du texte, d’un auteur que je ne connaissais pas, Claude Louis-Combet, et publié chez un éditeur que j’affectionne particulièrement, parce que l’on ouvre les pages de ses ouvrages avec un coupe-papier, José Corti. J’ai déposé ce livre sur l’étagère du haut et je ne l’ai jamais lu depuis. Aujourd’hui, j’ai découpé les pages de ce livre, dont le sous-titre est « en lisant en écrivant », et j’ai découvert des titres de chapitre comme « la chair est-elle sans issue ? » ou « noirceur du cœur, blancheur des mots », ou encore « de la littérature dans sa hâte et de l’écriture comme expédient ». Mais le plus intéressant est celui-ci : « Le philosophe sensible au cœur ». Il arrive parfois en lisant un ouvrage que l’on se dise qu’il a été écrit pour nous ou qu’il est le reflet exact de ce que nous sommes ou ressentons. Le livre de Louis- Combet s’achève par cette phrase : « la plénitude de la parole veut le délaissement de la parole, le retour au silence qui la fonde, l’émerveillement sans pensée, l’adoration. » Au cœur des mots, le silence doit construire sa demeure, pour qu’un sens émerge de cette alliance entre le plein et le creux. Comment les pires horreurs de notre monde, les affres de la souffrance humaine ou les cruelles atrocités commises trouvent leur chemin dans des mots, des métaphores, des figures de langage ? Peut-être y-a-t-il des choses indicibles, comme l’affirmèrent les écrivains après la guerre ? Et pourtant ce sont ceux-là qui devinrent peut-être les plus grands auteurs du vingtième siècle, en décrivant le mal absolu dans sa simplicité, dans sa nudité. Peut-on tout dire ? Non pas parce que tout n’est pas racontable, mais surtout parce que la langue se dérobe à nous, qu’elle nous fuit. Elle nous échappe de deux manières, par la voie de la banalité ou par celle de l’abscons. La langue peut s’oublier en nous et n’être qu’un flot de sons aléatoires.
La finitude d’un texte est dérangeante, scandaleuse, comme l’explique le livre-hypothèse de mon ami Henri Du Buit , Ce qui est écrit est écrit. Nous sommes le peuple du livre, mais cela ne veut pas dire que le texte est notre patrie, comme le pense George Steiner, et qu’il vient se substituer à la terre. L’écriture est un acte de liberté qui se termine par un geste rigide. Le porte-plume exige de la rigueur, le tracé des lettres impose une discipline et seule l’odeur de l’encre peut enivrer. Nous savons instinctivement qu’écrire est un travail, alors que la parole nous semble naturelle. Le bloc-notes porte bien son nom, il bloque, il conserve. Ne pas tomber dans ce piège, tel est aussi le défi de l’écriture personnelle. Les carnets, les billets d’humeur, les blogs aujourd’hui sont autant de preuves que l’on ne peut pas éviter l’écueil du temps. Nous nous jetons dans le carcan de la mémoire, dans la contrainte de l’archive. L’epoche de l’écriture nous laisse caresser un instant l’espoir d’une mise entre parenthèses du temps. À travers l’écriture, nous oublions notre mémoire et en même temps, nous nous souvenons que nous oublions sans cesse.