Les grands journaux d’écrivains sont toujours de précieux autoportraits, et celui de Richard Millet ne fait évidemment pas exception. Avec le troisième tome de son Journal, consacré aux années 2000-2003, l’auteur de La Confession négative fait œuvre à la fois d’introspection intransigeante et d’observation, le tout innervé par une pensée religieuse brûlante et une conscience effrayante du déclin de notre civilisation. Disons-le sans ambages – lui-même ne s’en embarrasse pas et il aurait bien tort de le faire –, Richard Millet se fait une très haute idée de la littérature et de ses ambitions littéraires, n’hésitant pas à placer la barre au sommet lorsque, par exemple, il exprime son « désir profond d’écrire enfin mon autobiographie, quelque chose qui se situerait entre Rousseau, Chateaubriand, Jouhandeau et Leiris », ce qui ne fera sourire que ceux qui ne l’ont jamais lu (et qui n’ont probablement lu ni Rousseau, ni Chateaubriand, ni Jouhandeau, ni Leiris). Car, enfin, c’est bien à cette race supérieure d’écrivains français qu’il appartient, ajoutant un peu plus loin les noms de Bossuet et de Flaubert … Mais cette conscience de n’être pas de son temps, de ces temps d’infamie, le conduisent à une exigence personnelle admirable, dont les auteurs télévisés ne risquent assurément pas de souffrir : « Que j’écris mal, mon Dieu ! Quelle disgrâce, si je mourais sans avoir revu, voire effacé, l’ensemble de mes livres ! » Prions quand même pour qu’il n’en vienne pas à cette extrémité.
Les lectures de Richard Millet ne sauraient dès lors surprendre : Bernanos, qui « écrit au couteau, comme on dit en peinture », Gobineau, cet « admirable conteur » dont il apprécie en connaisseur « une oralité idéale, orientale, même, la respiration d’un lecteur du XIX• siècle étant plus ample que la nôtre », Barrès qui « vaut toujours mieux que ce qu’on dit de lui ou qu’on croit qu’il est », le Morand du Journal inutile, lequel « est bien le texte le plus remarquable qu’on puisse lire sur la vieillesse d’un écrivain, sans enflure, ni vanité, ni amertume », Céline, l’une de ces « personnalités dont les écrivaillons contemporains n’ont même pas idée, eux si fadement soucieux de correction politique »…
Reprenant un propos malheureux de Philippe Muray, Richard Millet écrit : « Cette attaque contre le Nouveau Roman est aussi inopportune que celles des néo-hussards contre cette école qui a déniaisé tant d’écrivains d’aujourd’hui, à commencer par moi. » Pensant exactement la même chose, et demeurant fidèle à Alain Robbe-Grillet, écrivain et cinéaste supérieurement sulfureux, depuis la sortie en 1961 de L’Année dernière à Marienbad, que je vis à la veille de mes 18 ans, je ne puis que me sentir agréablement réconforté par cette mise au point qui en surprendra plus d’un, j’imagine.
Ce Journal ne se borne cependant pas à l’examen de l’état des lettres françaises, du moins ce qu’il en reste. Cet examen est évidemment capital, d’autant que les lectures de Richard Millet sont adossées à un constat terrible, à savoir la destruction de la langue « comme vérité du lien social, symbolique et national : vieille idée aujourd’hui jetée aux orties par les barbares, les pédagogues, les socialistes, les écrivains eux-mêmes ; nous ne sommes plus que quelques-uns à nous vouloir les derniers Grecs, les ultimes Classiques ». Ce journal est aussi un livre d’esprit et de chair, un livre de raison, comme on disait autrefois, un livre nourri des terres corréziennes et libanaises auxquelles l’auteur revient toujours, où les couleurs, les odeurs, les sons, les fantômes aussi, participent d’une somptueuse et souvent douloureuse création littéraire, une création funèbre.
Et pourtant, au carrefour de la déréliction et de l’énergie, c’est celle-ci qui l’emporte, me semble-t-il, et qui propulse le lecteur vers les régions les plus élevées de la musique, contemporaine notamment (Dutilleux, Hugues Dufourt), ou devant des épiphanies délicatement resplendissantes, telle celle-ci qui me rappelle L’Étincelle de vie, la sobre et géniale tapisserie de Thoma Gleb (1971) : « [ … ] elle est vêtue d’un jean blanc sur lequel je vois poindre, à son entrejambe, une fleur de sang qui grandit, magnifique, et qui la couvrirait de honte si elle et moi nous n’avions l’intelligence d’en rire. »
La lecture du Journal de Richard Millet pourra, que dis-je, devra être suivie de celle de Français langue morte, ouvrage où l’écrivain a rassemblé quelque 900 aphorismes, apophtegmes et pensées diverses, relatifs à la langue française et à son état, et dont chacun pourrait fournir la matière d’un livre entier. Celui-ci par exemple : « Toute vision du monde est avant tout celle de l’histoire de la langue dans laquelle elle s’énonce, au risque d’une tautologie sans fin, mais en gardant les yeux fixés sur l’origine. » Et celui-là qui la complète orgueilleusement : « La langue littéraire est ce qui distingue, non ce qui unit, ou « communique ». D’où la nécessité de l’exception, de l’obscur, de l’échec, du silence. » Car, paraît dire Richard Millet, l’orgueil de la langue est l’honneur de l’écrivain, et c’est précisément sur cette position qu’il campe depuis l’abominable « affaire Millet », dont il met en lumière les soubassements profonds dans un extraordinaire appendice intitulé « L’Anti-Millet ». Ce sont là des pages dont la juste violence évoque le meilleur de Bloy, de Céline ou de Dominique de Roux, et où sa foi catholique arde dans ces mots terribles : « La chute de la verticalité n’est autre que celle de la Croix. »
Michel Marmin, Livr’arbitres n°30.
• Richard Millet, Journal, 2000-2003, tome III, Pierre-Guillaume de Roux, 2020.
• Richard Millet, Français langue morte, Les provinciales, 2020.