[…] Le parallèle entre le traitement des esclaves déportés d’Afrique vers le Nouveau monde et les détenus des camps de la mort est malheureusement très instructif. Selon Elkins, l’ensemble du processus de déportation des Africains aux Caraïbes, où ils étaient dépouillés et privés de leur nom, de leur identité, et de leur langue pour être vendus aux États-Unis comme biens meubles aux enchères, constitue un précédent des déportations nazies dans des trains de marchandises archi-bondés, du remplacement du nom par un numéro, et de leur incarcération comme esclaves ou mise à mort immédiate. La déportation par voie maritime des esclaves a été une abomination que l’on peut seulement comparer aux trains de marchandises allemands. La même rationalité calculatrice du travail des bureaucrates allemands apparaît déjà chez les capitaines des navires britanniques et de la Nouvelle Angleterre qui transportaient ces terrifiantes cargaisons. L’on a estimé à quinze millions et plus les personnes déportées d’Afrique aux Amériques durant l’époque du trafic d’esclaves. Chaque jour, les cadavres de ceux qui avaient succombé durant la nuit, un taux de perte précisément calculé, étaient jetés par-dessus bord. C’est ainsi que furent bâties quelques unes des très respectables fortunes de la Nouvelle Angleterre. […]
[…] Il s’est formé de plus un consensus parmi ceux qui étudiaient l’esclavage selon lequel les conditions matérielles des esclaves du Sud supportaient favorablement une comparaison avec les ouvriers spécialisés « libres » des centres industriels européens de la première moitié du dix-neuvième siècle. L’on peut affirmer que l’esclavage en Amérique du Nord était précapitaliste dans la mesure où il n’existait aucune méthode précise de calcul par laquelle le maître pouvait évaluer le coût du travail de l’esclave. Puisque le maître était dans la nécessité de subvenir aux besoins de ses esclaves aussi bien en morte saison qu’en pleine activité, son exploitation ne pouvait pas être considérée comme pleinement rationalisée ou capitaliste. Ainsi, l’une des conséquences de la Guerre de Sécession fut le renforcement et l’extension des conditions de travail rationalisées et impersonnelles à l’ensemble des États-Unis. L’on peut aussi avancer que la transformation de la communauté nationale des esclaves en travailleurs salariés mobilisables, nominalement libres, formait une étape indispensable du processus de rationalisation des conditions de travail.
[…] L’esclavagisme peut être pensé comme un maillon du processus de rationalisation progressive d’un ordre de souveraineté totale qui atteignit son apogée avec les camps nazis. De même qu’il y a continuité historique entre l’esclavagisme du continent nord-américain et ses prédécesseurs, il y a continuité entre le régime nazi et ensemble les premières sociétés esclavagistes et l’utilisation impersonnelle du travail « libre » dans une économie de marché. De plus, il est significatif que la version la plus systématique et méthodique de l’esclavage fut instaurée dans le continent nord-américain protestant et capitaliste, et que la forme d’exploitation la plus déshumanisée et savamment organisée du travail « libre » fut établie par les « self-made men parvenus », protestants, dissidents et capitalistes, de Manchester en Angleterre. Il y a là aussi continuité avec les camps d’esclavage et de la mort. […]
[…] L’esclavage en Amérique est une preuve de plus que les camps de la mort résultent d’un très long développement culturel et politique impliquant les principales nations occidentales, bien plus que d’une haine particulière et extraordinaire des Allemands envers les Juifs. Tout au contraire, les actes des Britanniques, Portugais, Hollandais, Français et Espagnols, en Afrique, Asie, et dans les deux Amériques sont dans l’ensemble quantitativement aussi meurtriers que ceux des Allemands. […]
Mais dans le continent nord-américain les esclaves constituaient une part importante du capital des maîtres. L’on sait que la valeur du capital tend à fluctuer, cela s’appliquait aux esclaves. Vers 1850, un des problèmes majeurs auquel devaient faire face les propriétaires dans les plus anciens états esclavagistes, telle la Virginie, était un surplus d’esclaves croissant. Alors que les esclaves devaient être nourris, habillés, logés, en maints lieux ils dépassaient en nombre ce que demandait le travail à fournir. Eugène Genovese a soutenu la thèse selon laquelle l’une des raisons pour laquelle le Sud avait intérêt à voir s’ouvrir à l’ouest de nouveaux territoires esclavagistes, était que s’offrait là un débouché pour la vente des surplus d’esclaves. Il existait un seuil au-delà duquel la possession d’esclaves cessait d’être rentable. […] Dans la plupart des états esclavagistes, la loi assimilait plus ou moins la vente et possession d’esclaves à celles du bétail ; mais les maîtres n’avaient pas la possibilité de se défaire de leur surplus d’esclaves comme on se débarrasse d’un excès ruineux de bétail. Il a fallu le vingtième siècle pour atteindre ce perfectionnement du marché du travail. […]
[…] Le système des camps de la mort ne devint une société de domination totale qu’à partir du moment où les détenus répondant à des critères de santé furent gardés en vie et esclavagés au lieu d’être exécutés immédiatement sans procès. Je le répète : aussi longtemps que les camps furent des lieux d’exécution sommaire uniquement, l’on peut parler de tuerie de masse mais non d’un nouveau type de société. Les ouvrages consacrés aux camps ont pour la plupart restreint la fonction des camps à un lieu de mise a mort. Il est regrettable que fort peu de spécialistes d’éthique et de penseurs religieux aient prêté une faible attention au fait politique hautement significatif que les camps étaient en réalité une forme nouvelle de société.
C’est seulement lorsque les détenus voués à la mort furent conservés vivants quelque temps que se développa ce nouveau type de société. Le système d’extermination le plus efficace fut mis en place à Auschwitz, combinant les chambres à gaz Ziklon B et les crémations immédiates. C’est aussi à Auschwitz que fut instaurée la société la plus achevée de domination totale que l’histoire ait connue. On a beaucoup écrit au sujet de l’abominable docteur Joseph Mengele, qui, à Auschwitz, rassemblait les nouveaux arrivants et séparaient ceux qui étaient immédiatement exécutés de ceux qui allaient devoir travailler comme esclaves jusqu’à ce que mort s’ensuive. Une telle sélection n’avait pas lieu à Treblinka parce que c’était uniquement un centre de mise à mort. À Auschwitz, le camp poursuivait deux objectifs apparemment contradictoires : l’exploitation du travail forcé et l’extermination des détenus. En fait, il n’y avait aucune contradiction. Selon la nature de l’esclavage pratiqué par les Allemands, seuls les esclaves condamnés à mort pouvaient être effectivement traités comme des choses ou des biens plutôt que comme des êtres humains. […]
Extrait de La Perfidie de l’Histoire, par Richard L. Rubenstein, traduction par Ghislain Chaufour, © Les provinciales