Le divin remplit toujours le temps tout entier, le remplit complètement, mais à la manière du temps. Et la manière du temps est l’histoire. Dieu est agissant à l’instant. Tel est d’abord le point de rencontre authentique entre l’éternité et le temps et seul le dogme en rend compte. La vérité éternelle ne se révèle à l’homme qu’au cours de l’histoire, lentement ou soudain… Le dogme est toujours jusqu’à la fin lié à un temps précis dans l’histoire… La différence entre le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob et celui des philosophes et des savants est, entre autres, essentiellement historique. Le philosophe, le métaphysicien préférerait plutôt ne pas être dans le temps et dans l’histoire. Il en va tout autrement avec Moïse et les prophètes ; liés à un temps déterminé, tout à fait déterminé, choisi, élu, marqué par Dieu lui-même, lié à ce temps et donc à l’histoire, ne pouvant en être séparés… On ne peut reprocher au métaphysicien et au philosophe de ne pas comprendre son « temps », mais on pourra blâmer l’adorateur du Dieu Vivant de ne pas reconnaître les « signes des temps », car Dieu agit sur l’histoire et dans l’histoire… Qu’il y ait l’histoire, c’est pour la métaphysique un mystère presque plus grand que le fait que l’être soit… La foi appartient à l’histoire. Elle s’arrête avec elle. La créature veut entrer dans l’intemporalité mais elle ne l’atteint pas en fuyant hors du temps d’une manière métaphysique, à la façon de Hegel, mais uniquement à la travers la dégustation douloureuse du temps – l’occasion ne manque pas de nos jours – et ce jusqu’à la lie… « Peut-on construire son salut éternel sur un fait historique ? » Cette question de Lessing, que Kierkegaard a reprise avec tant de passion et à laquelle il a répondu par le désespoir du paradoxe « absolu », a été la dernière formulation historique de l’antagonisme entre métaphysique et histoire, entre pensée grecque et pensée juive, dont l’harmonisation ne réussit toujours qu’à titre exceptionnel ; en règle générale le juste rapport est ébranlé aux dépens de l’un ou de l’autre, il semble même souvent que l’un exclue l’autre. Cela est grave et a des conséquences fatales… Ce monde est éphémère, pour de bon, de sorte que rien, absolument rien, de ce qui se passe dans ce monde et se passera, n’est plus sûr que ceci : précisément sa disparition…
Theodor Haecker, Le chrétien et l’histoire, traduit de l’allemand par Jacqueline et Cécile Rastoin, © Les provinciales, 2006.